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Depuis les cinquante dernières années, le Québec a été le lieu d’une véritable démocratisation de la philosophie. Le rapport Parent et la création des collèges d’enseignement général et professionnel qui s’est ensuivie sont évidemment les causes principales de cette démocratisation. Depuis, le rôle et le statut de la philosophie au collégial ont été en constante évolution, résultat d’un débat permanent entre les acteurs du milieu philosophique et ceux des divers ordres institutionnels et de la société civile. C’est l’histoire de cette évolution que propose L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats. Cet ouvrage collectif, sous la direction de Pierre Després, regroupe différents textes qui rappellent chronologiquement l’histoire de l’enseignement de la philosophie au collégial. Son objectif principal est de transmettre aux générations futures les connaissances institutionnelles et l’expérience pratique des auteurs, qui sont pour la plupart professeurs de philosophie au collégial. Mais ce livre propose aussi diverses voies normatives pour tenter d’informer sur les problèmes actuels concernant aussi bien la didactique de la philosophie que son rôle fondamental au sein de l’État démocratique. En ce sens, il se veut « un ouvrage tourné vers l’avenir[1] ».
Rares sont les philosophes de formation au sein de l’administration des cégeps ; c’est toutefois le cas de Paul Inchauspé, ancien directeur général du collège d’Ahuntsic, qui signe ici une préface éclairante. Pour mettre en évidence le perpétuel combat que doit mener la philosophie pour son existence dans les cégeps, il brosse un portrait succinct d’une des plus vieilles questions de la philosophie de l’éducation : l’éducation doit-elle favoriser la voie humaniste, celle de la liberté et de l’autonomie de l’individu, ou doit-elle s’engager sur la voie utilitaire et donner à l’individu la compétence de faire ce qui est utile au bon fonctionnement de la société ? Inchauspé constate que, même si le Québec semble avoir choisi la voie humaniste, toutes les attaques que cet enseignement subit encore montrent que la lutte contre la voie purement utilitaire est loin d’être terminée. D’autant plus que ces attaques viennent du système lui-même : les responsables des programmes d’études, l’autorité des Facultés des sciences de l’éducation et les responsables politiques.
Le véritable tournant de la philosophie au Québec est le rapport Parent. Pierre Després tente de retracer l’influence qu’a eue ce document en commentant plusieurs passages du rapport. Avant celui-ci, la philosophie des collèges classiques est une philosophie « catholique », servante de l’Église. Mais cette orientation rencontre une certaine résistance qui trouvera sa voix dans le rapport Parent. Démocratisation de l’enseignement de la philosophie, programme non confessionnel et ouvert à la philosophie contemporaine et au pluralisme, enseignement dispensé dans le but avoué de former des citoyens éclairés en favorisant l’autonomie et l’esprit critique sont les principaux renversements que proposent les commissaires. Després fait la démonstration qu’il est toujours pertinent d’aller puiser dans ce rapport pour éclairer les débats actuels.
Dans le deuxième chapitre, Jean-Claude Simard s’intéresse aux premières années suivant la création des cégeps (1968-1978), et identifie les principales critiques que reçoit déjà l’enseignement de la philosophie, alors en quête de son identité. Quels sont son rôle et son statut ? En ce qui a trait à l’enseignement dans les cégeps, y a-t-il une spécificité québécoise de la philosophie ? Plus particulièrement, qu’en est-il de « sa pratique critique en matière sociale et politique[2] » ? Comme le recommandait le rapport Parent, le pluralisme philosophique s’installe dans le réseau collégial. La naissance de la Coordination provinciale de la philosophie (CEEP) en 1972 est l’expression d’une volonté profonde de la part des enseignantes et enseignants de se regrouper pour défendre la philosophie et réduire la diversité excessive des pratiques, en assurant une cohérence provinciale minimale. Mais ce nouveau pluralisme sera de courte durée, car un nouveau dogmatisme apparaît ; un marxisme unidimensionnel devient l’orientation dominante des cours de philosophie, quand ce n’est pas une sacralisation de la critique, coupée de toute recherche positive de sens. Ce contexte est propice à plusieurs attaques, dont celle du tout nouveau Conseil du patronat qui recommande en 1974 que la formation dans les cégeps se concentre sur l’essentiel : la formation de travailleurs adaptés aux besoins des entreprises.
Le chapitre III, également l’oeuvre de Simard, poursuit l’historique de la fin des années 1970 jusqu’en 1993. Simard y souligne l’animosité tenace du Conseil supérieur de l’éducation (CSE) en ce qui concerne l’enseignement de la philosophie au collégial. En effet, en 1978 paraît le Livre blanc sur l’éducation dans les cégeps, qui est largement inspiré des travaux du CSE et demande une réduction du temps d’enseignement de la philosophie. La qualité de l’enseignement de la philosophie est remise en cause. Les années 1980 connaîtront une tentative de concilier la liberté académique avec l’affirmation d’un minimum de contenus communs. Paradoxalement, les enseignantes et enseignants seront souvent écartés de cette recherche de conciliation. Simard rappelle la réaction concertée du milieu philosophique pour participer à ces échanges qui aboutiront à l’amélioration des devis et de la cohérence provinciale. Cette période se conclura tout de même en 1993 par l’abolition d’un cours de philosophie.
L’épineux problème de l’approche par compétences au centre du renouveau pédagogique imposé par la réforme Robillard de 1993 mérite un chapitre complet, rédigé par Jean-Guy Lacroix. Cette période débute par une nouvelle charge contre la philosophie, provenant d’un nouveau rapport qui conseille de réduire de moitié le nombre de cours de philosophie. La défense du CEEP est alors de valoriser la philosophie en focalisant sur les habiletés intellectuelles qu’elle permet de développer : raisonnement, analyse et synthèse. Cette position créera une importante division au sein des enseignants, certains y voyant une instrumentalisation de la philosophie. De plus, il faudra adopter la réforme elle-même et les deux nouveaux paradigmes qu’elle voudra imposer : « l’approche programme » et surtout « l’approche par compétences ». Lacroix résume ensuite toute la controverse et la confusion qui a suivi l’imposition de ce concept mal défini, et le tour de force des enseignants de l’époque : réussir à intégrer les compétences dans un nouveau devis qui fera une part égale aux habiletés intellectuelles et à l’histoire de la philosophie.
En 2001, un autre rapport bouscule l’ordre que les nouveaux devis avaient momentanément créé. La Commission d’évaluation de l’enseignement collégial vient porter un jugement sur l’enseignement de la philosophie, ce que relatent Pierre Després et Murielle Villeneuve dans le cinquième chapitre. Cette nouvelle commission a pour mandat d’obliger les collèges et les départements à une reddition de comptes minutieuse. La formation générale est explicitement visée. Selon la Commission, les nouveaux devis en philosophie avaient réussi à assurer une certaine cohérence provinciale. Toutefois, elle recommande d’introduire une approche thématique pour le premier cours et suggère les thèmes de la démocratie et de la citoyenneté. Elle souligne aussi la nécessité d’instaurer une pédagogie plus active en favorisant le perfectionnement didactique des professeurs de philosophie. Indirectement, le milieu philosophique répond à cette demande en instaurant une formation universitaire spécifique à l’enseignement de la philosophie.
Le chapitre VI, rédigé par Katerine Deslauriers et Jean-Guy Lacroix, est dédié aux années 2004-2005. La description des auteurs fait une part importante à la nouvelle génération de jeunes professeurs qui viennent revitaliser l’enseignement collégial de la philosophie et son rôle dans la cité. Une nouvelle organisation naîtra de cet élan : la Nouvelle alliance pour la philosophie au collège (NAPAC). Insatisfaits pour diverses raisons du statut du CEEP et de son rôle de représentation, ces professeurs voulaient se donner une voix indépendante pour promouvoir la défense de la philosophie et participer activement à la parole publique. Cette prise de parole publique se concrétisera entre autres dans la formule des cafés philosophiques, dans l’organisation de nombreux colloques disciplinaires et dans une quantité impressionnante d’articles de qualité dans différents journaux et revues québécois.
Benoit Mercier s’attaque ensuite au programme Éthique et culture religieuse (ECR), dispensé au primaire et au secondaire depuis 2008. Ce chapitre détonne avec le reste de l’ouvrage. En effet, nous assistons ici moins à une description historique qu’à un véritable examen des devis de ce cours. L’analyse s’intéresse au difficile arrimage entre le cours ECR et les cours de philosophie. Après avoir loué les principes de laïcité et d’ouverture au pluralisme qui chapeaute le cours ECR, Mercier démontre efficacement la proximité bien réelle entre les devis de ce cours et ceux des cours de philosophie. Il propose que le cours ECR se décentre d’une approche par problèmes pour laisser plus de place à l’examen approfondi du sens des valeurs et des normes. L’auteur regrette aussi que le cours ne laisse pas plus de place aux conceptions séculières du monde et de l’être humain, et finalement, il souligne l’intérêt pour les enseignants du collégial de mieux connaître le programme ECR afin peut-être de tabler sur un langage commun. En raison de leur pertinence, ces pistes de réflexion devront être considérées dans l’éventuelle réforme que nécessite ce programme.
À la suite de cette parenthèse, Pierre Després termine l’aperçu historique par les années 2005 à 2013. L’évaluation de la formation générale, en 2001, a fait prendre conscience aux représentants des différentes disciplines qui la composent de la solidarité de leurs objectifs. Cela mènera à l’inscription des différentes disciplines dans un projet commun : élaborer un profil de la formation générale identifiant les visées de formation du programme, afin de rendre cette formation plus signifiante pour les étudiants en identifiant clairement la valeur éducative de l’ensemble. Le Ministère, qui endossait initialement le projet, sembla finalement inquiet d’attribuer une identité à la formation générale dans les cégeps. Ce profil eut donc peu d’écho, et, en coulisse, on affirma que l’objection principale provenait des directions d’études du réseau collégial : advenant une unité trop précise de la formation générale, il serait par trop difficile de la façonner localement et de la rendre plus malléable aux désirs des directions locales et des étudiants. Le récent rapport Demers confirme ce désir paradoxal d’une formation générale « au libre choix » de l’étudiant.
En conclusion, les auteurs proposent « une analyse approfondie du projet philosophique et de son enseignement[3] ». Ils invitent les enseignants à adopter une réactualisation du sens de l’humanisme, tout en valorisant l’apprentissage de la méthode philosophique et des habiletés qui la permettent. Tout en se distanciant fermement de l’approche par compétences, ils reconnaissent malgré tout une pertinence à cette imposition en évoquant une approche moins magistrale et une standardisation des épreuves finales, favorisant l’équité des évaluations. Les auteurs vont jusqu’à suggérer l’élaboration d’évaluations communes décidées en département, et l’évaluation des enseignements par les pairs. La proposition la plus discutable est celle qui concerne la diversification de l’offre de cours. Bien qu’il refuse le modèle des humanities où l’étudiant a le libre choix de sa formation, le collectif propose de réfléchir au déploiement d’une plus grande diversité de contenus, au sein des cours obligatoires. De manière plus consensuelle, ils affirment le rôle politique d’éducation à la citoyenneté que joue et doit jouer la philosophie au collégial comme ailleurs. En ce sens, ils proposent un arrimage plus serré avec l’enseignement primaire et secondaire quant à l’éducation à la citoyenneté en proposant une redéfinition des devis de la philosophie.
Dans une postface digne d’intérêt, Georges Leroux définit la philosophie comme étant la discipline par excellence pour promouvoir les principales vertus démocratiques : pluralisme, tolérance et rationalité. Selon Leroux, aucune des nombreuses critiques adressées à la philosophie ne remet en doute ce constat ; elles concernent surtout des éléments bureaucratiques inspirés du marché du travail. Il souligne que le récent rapport Demers en est un exemple probant. Dans la lignée des auteurs du collectif, il invite à proposer de nouveaux arguments pour défendre la philosophie en modifiant les devis actuels. L’arrimage des cours de philosophie et de l’ECR, l’orientation vers une éducation citoyenne, l’engagement vers des enjeux pédagogiques concrets, permettraient selon lui d’ancrer la philosophie dans un sol démocratique, ce qui la rendrait plus attrayante pour les étudiants. Il propose lui aussi de diversifier l’offre et les modèles des cours de philosophie. Tout en conservant l’idéal d’égalité démocratique de la présence de la philosophie, comment réussir à proposer des cours diversifiés, modulés aux différents domaines d’études ? En s’inspirant notamment de Martha C. Nussbaum, il croit qu’une réconciliation entre l’universalité des problèmes philosophiques et la particularité des contenus de formation est possible. Cette recherche des fondements d’une politique pluraliste de la philosophie québécoise pose les bonnes questions. Aux enseignantes et enseignants maintenant d’y répondre.
Finalement, cet ouvrage d’une nature inédite dans le paysage philosophique québécois est pertinent pour quiconque s’intéresse à l’enseignement de la philosophie. Très bien documenté, et citant plusieurs textes importants, il joue un rôle de transmission indéniable pour les jeunes enseignants afin que ne soient pas oubliées les nombreuses luttes qu’ont menées leurs prédécesseurs et la source historique des enjeux contemporains. En ce sens, la mission est accomplie, mais cette importante rétrospective laisse trop peu de place à une argumentation détaillée des propositions normatives. Les deux pôles de l’ouvrage (histoire et débats) n’ont pas le même poids, et il aurait peut-être fallu choisir entre les deux. Si l’histoire des débats est présentée de manière efficace, bien que l’on ressente parfois certaines coupures entre les différents chapitres, on regrette que les débats actuels ne trouvent pas de véritable lieu de confrontation. Les propositions quant à l’avenir de la philosophie au collégial sont d’intéressantes pistes de réflexion mais méritent certainement un examen plus approfondi. On doit reconnaître que ce livre a quand même l’intérêt d’ouvrir le débat et d’en rendre la poursuite nécessaire.