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L’ouvrage Philosophy from an Empirical Standpoint : Essays on Carl Stumpf, publié par Denis Fisette et Riccardo Martinelli, réunit des articles rédigés en anglais et en allemand sur la philosophie de Carl Stumpf par des chercheurs spécialistes de Stumpf, de l’École de Brentano et plus généralement de la philosophie austro-allemande. Comme le suggère son titre, le but de l’ouvrage est de mettre en lumière les contributions de Stumpf à la philosophie en évaluant certains aspects de son oeuvre (p. 9). Cette étude d’une figure centrale du courant phénoménologique et de l’histoire de la psychologie s’organise autour de quatre sections qui traitent successivement des sources historiques de la pensée de Stumpf (p. 55-143), les thèmes centraux de sa philosophie (p. 145-313) et son influence à l’orée du vingtième siècle (p. 315-421). L’ouvrage se clôt sur des manuscrits non publiés dans lesquels Stumpf traite de certaines questions de psychologie, de théorie de la connaissance et de métaphysique (p. 423-471). Ces archives révèlent également un aspect inconnu de la vie de Stumpf, celui de la relation à son maître Brentano à la fin de sa vie (p. 473-541).
L’introduction de l’ouvrage ainsi que la première section se présentent sous la forme d’une biographie intellectuelle qui tente de rassembler les morceaux du puzzle historique des influences de la philosophie de Stumpf.
Dans son introduction, Denis Fisette analyse la réception de la pensée de Stumpf au tournant du xxe siècle en soulignant l’actualité de certains aspects de sa philosophie. En tant qu‘étudiant de Franz Brentano et d’Hermann Lotze, correspondant de Gottlob Frege et de William James, Stumpf est d’abord et avant tout un philosophe de formation. Pourtant, il est également reconnu pour ses travaux empiriques et ses recherches expérimentales en psychologie ainsi que pour avoir contribué de manière significative à l’histoire de cette discipline (Ash 1985, Sprung, 2000-2001). Incontestablement, Stumpf est un des principaux promoteurs de cette « nouvelle psychologie » qui voit le jour au début du vingtième siècle. Il est considéré comme le fondateur de l’Institut de psychologie à Berlin, qui est à l’origine de la psychologie de la forme. Parmi les étudiants qui ont reçu leur formation dans cet institut, on retrouve les figures centrales de la Gestalt telles que Kurt Koffka, Wolfgang Köhler, Kurt Lewin, ou encore un écrivain de renom tel que Robert Musil, l’auteur du célèbre roman L’Homme sans qualités. D’une manière générale, on doit à Stumpf plusieurs études importantes dans le champ de la musicologie et, en particulier, dans l’histoire de la musique, de l’acoustique et surtout de l’ethnomusicologie dont il fut le précurseur. Dès lors, comment concilier son inclination pour la science et les recherches empiriques avec sa formation philosophique ? Est-il principalement un philosophe, ou un homme de science ? Cette question est délicate et tend à diviser les commentateurs et les historiens qui s’accordent néanmoins unanimement à penser que la contribution et l’influence philosophique de Stumpf ne s’étendent pas seulement à la phénoménologie de Husserl, mais à la philosophie allemande en général (p. 16). S’appuyant sur sa classification des sciences et sa distinction entre phénomènes (qualités sensorielles) et fonctions psychiques (états intentionnels), Fisette soutient que les recherches empiriques et les travaux — de nature interdisciplinaire — de Stumpf sont menés à l’intérieur d’un programme philosophique unitaire (p. 11-12). Cette hypothèse d’une unité entre projet philosophique et recherches empiriques guide l’ensemble de l’ouvrage et semble trouver une confirmation dans les propos de Stumpf lui-même selon lesquels la philosophie est toujours restée « maître dans la maison » (Stumpf, 1906).
Sur la base de manuscrits non publiés et donc difficilement accessibles, Wilhelm Baumgartner fournit une reconstruction historique minutieuse et détaillée du jeune Stumpf étudiant à Würzburg et Göttingen, puis Privatdozent et, enfin, professeur titulaire à cette même université de Würzburg, en tant que successeur de Brentano. Baumgartner montre les rôles de mentor de Brentano et de Lotze qui exercèrent une influence déterminante sur l’itinéraire intellectuel de Stumpf, en particulier l’idée que la philosophie devait se pratiquer dans l’esprit des sciences naturelles (ce qui renvoie à la fameuse quatrième thèse de Brentano défendue lors de son habilitation selon laquelle la véritable méthode de la philosophie n’est pas autre chose que celle des sciences naturelles). Après le déclin des grands systèmes idéalistes (ce que Stumpf après Brentano décrit comme l’âge sombre de la philosophie), cette nouvelle orientation théorique est à l’origine d’une renaissance de la philosophie (Stumpf, 1907). Stumpf restera fidèle à cette ligne de pensée en approfondissant cette pratique de la philosophie tout au long de sa vie.
Dans son article particulièrement riche et technique, Robin Rollinger développe la conception de la logique de Stumpf dans ses lectures à Halle en 1887, à partir des notes de Husserl. Dans la tradition brentanienne à laquelle Stumpf appartient, la logique est conçue comme Kunstlehre, c’est-à-dire comme une épistémologie pratique qui nous apprend à juger correctement. Pour les brentaniens, la logique dépend en partie de la psychologie, c’est pourquoi Stumpf examine la relation entre jugements et présentations (p. 78-79). En effet, la logique se manifeste dans nos jugements, qui, en tant que phénomènes psychiques, reposent sur des présentations, et dont la fonction est d’accepter ou de rejeter l’existence de ce qui est contenu dans la présentation. Plus intéressant encore, Stumpf évoque la possibilité d’abstracta individuels, des entités que nous décrivons aujourd’hui sous le terme de « tropes » (les tropes sont définis comme des accidents individuels ou des propriétés particulières et sont considérés comme les constituants des objets du monde. Ils s’opposent aux universaux, des propriétés ou des relations que plusieurs choses peuvent en principe partager). Comme le montre Rollinger, on ne trouve rien de tel dans les écrits de Brentano, ce qui explique pourquoi Husserl se réfère davantage à Stumpf qu’à Brentano lorsqu’il introduit dans sa propre terminologie la notion de « moments figuraux » à l’intérieur de sa méréologie (p. 89).
Dans « Carl Stumpf’s Debt to Hermann Lotze », Nikolay Milkov analyse en profondeur la dette de Stumpf à l’égard de Lotze qui supervisa sa thèse doctorale sur l’idée de Bien chez Platon à l’Université de Göttingen (Stumpf, 1869). Stumpf vit en Lotze un « père spirituel » dont il loua la conception et la pratique de la philosophie au plus proche de l’observation et des sciences empiriques, même s’il s’étonna de sa connaissance limitée de la philosophie antique et médiévale comme en témoigne sa correspondance avec Brentano (lettre de Brentano à Stumpf du 3 novembre 1867). S’appuyant sur l’influence de Lotze sur Stumpf, Milkov soumet l’hypothèse originale qui consiste à détacher Stumpf des autres brentaniens pour en faire un philosophe autonome (p. 101). Pour étayer son interprétation, Milkov montre que l’image véhiculée d’un Stumpf brentanien est largement instrumentale et vise à le sortir d’un certain oubli. Plus significatif encore, il subsiste des différences notables entre le programme philosophique de Brentano et celui de Stumpf (p. 107-110). En effet, si Brentano a toujours plaidé énergiquement en faveur d’une conception et d’une pratique « empiriste » de la philosophie, il n’a jamais cultivé le goût pour l’expérimentation, contrairement à Stumpf qui a travaillé une partie de sa vie en laboratoire (p. 109). De plus, Stumpf n’a jamais adhéré à l’idée dogmatique d’une philosophie qui fasse « école », privilégiant une pratique de la philosophie en coopération (p. 113).
Enfin, dans son essai, « Stumpf und die Monadologie der Herbartianer », Stefano Poggi examine l’étendue de l’héritage de la philosophie herbartienne. D’une manière indirecte, Herbart a considérablement influencé non pas seulement Stumpf, mais aussi d’autres psychologues de son temps tels que Lotze, Brentano, Fechner, Lange et Wundt. Sans surprise, Stumpf discute la psychologie de Herbart quand il introduit son concept de fusion et ses thèses métaphysiques de l’âme comme monade (Stumpf, 1873).
La deuxième section explore des thèmes stumpfiens tels que les mathématiques, la notion d’état de choses, les catégories, l’a priori et la perception sensible, l’abstraction et l’esthétique.
Carlo Ierna s’intéresse à la philosophie des mathématiques de Stumpf à partir de sa thèse d’habilitation de 1870 sur les axiomes mathématiques et de certaines lectures non publiées, sur la logique et la psychologie, données par le philosophe viennois dans les années 1880. La plupart des considérations de Stumpf sur la question du fondement des mathématiques restent conformes à l’approche de Brentano dont l’hypothèse centrale réside dans l’affirmation que les mathématiques ne sont ni inductives (Mill) ni synthétiques (Kant), mais une discipline essentiellement déductive, analytique et a priori (p. 151).
Dans « Carl Stumpf über Sachverhalte », Arkadiusz Chrudzimski revisite la notion moderne d’« état de choses », dont on attribue la paternité à Stumpf. À partir de la position de Brentano sur les entités propositionnelles, Chrudzimski discute un passage de Phénomènes et fonctions psychiques, où Stumpf conçoit ces entités simplement comme des objets immanents (p. 183). Selon l’interprétation de Chrudzimski, Stumpf oscille entre l’aristotélisme et le conceptualisme, et finit par adopter une position proche du premier Brentano.
Relisant le premier volume de l’Erkenntnislehre, Riccardo Martinelli examine la doctrine des catégories de Stumpf, essentielle à la compréhension de sa philosophie. Dans cet ouvrage majeur, Stumpf donne une explication empirique des catégories, lesquelles consistent en des concepts fondamentaux et généraux. Stumpf prend bien soin de distinguer l’origine des concepts de l’origine de la connaissance. La première question relève d’une psychologie empirique tandis que la seconde est épistémologique. Les concepts sont des représentations mentales ; la connaissance consiste en des jugements qui relient les concepts entre eux. La première partie d’Erkenntnislehre explique l’origine des catégories à travers une analyse holiste et méréologique de la perception en termes de contenus absolus et relatifs (p. 209). Dans ce contexte, Martinelli montre les principales divergences de Stumpf avec Brentano (le privilège cartésien de l’évidence indubitable de la perception interne, qu’il rejette), soulignant l’originalité de la pensée de Stumpf.
Dans « The Autonomy of the Sensible and the Desubjectivisation of the a priori by Stumpf », Dominique Pradelle commence son enquête par une question herméneutique : Stumpf sert-il simplement un intérêt historique en tant que témoin par son interaction avec d’autres penseurs de son temps tels que Brentano, Husserl et d’autres, ou bien suscite-t-il un intérêt en tant que philosophe ? (p. 229-230) Se ralliant à la seconde option, Pradelle discute de la tentative de Stumpf de rendre compte de la genèse de la perception de l’espace dans les termes aristotéliciens d’aistheton koidon (les sensibles communs) et d’aistheta idia (différents types de sensation). Pradelle en conclut que la position néo-aristotélicienne de Stumpf anticipe la constitution du temps dans la phénoménologie transcendantale de Husserl.
De son côté, Guillaume Fréchette se livre à une enquête, dans la tradition brentanienne, dont le fil directeur est la critique que le jeune Husserl des Recherches logiques a faite des théories empiricistes de l’abstraction de Locke, Brentano et Stumpf, coupable d’une « hypostase du psychologique en général ». D’après cette critique, la psychologie descriptive de l’École de Brentano conduit à une forme de psychologisme si l’on n’accepte pas l’existence des objets platoniciens idéaux. Selon le diagnostic de Fréchette, la critique de Husserl manque sa cible en attribuant indirectement à Stumpf une position qu’il n’a jamais défendue (p. 267). Distinguant trois théories de l’abstraction en tant que fonction psychologique (moniste, ennoétiste et dualiste faible), Fréchette suggère que, cinq ans avant la publication des Recherches logiques, Stumpf a jeté les bases d’une théorie de l’abstraction en tant que généralisation qui est à la fois compatible avec la conception husserlienne des espèces et offre une solution de rechange viable à l’empirisme et au platonisme.
Enfin, Christian G. von Allesch considère un aspect spécifique de la pensée de Stumpf, à savoir son esthétique « implicite » qui occupe une partie de sa philosophie pratique et obéit à un paradigme normatif.
À la troisième section, il s’interroge sur l’influence de Stumpf sur ses contemporains, qui sont Husserl, Marty, Schlick et Musil.
Dans « A Phenomenology without Phenomena ? Carl Stumpf’s Critical Remarks On Husserl’s Phenomenology », Denis Fisette analyse en profondeur la relation Husserl/Stumpf dont l’enjeu n’est rien de moins que la signification même du terme de « phénoménologie ». Qu’est-ce que la phénoménologie ? Stumpf restreint la phénoménologie à l’étude des phénomènes sensibles, ce que Husserl, à la suite de Brentano, appelle les phénomènes physiques (p. 325). De son côté, Husserl définit la phénoménologie comme une description de l’expérience consciente, ce qui l’amène à identifier phénoménologie et psychologie descriptive. Si Stumpf valide en grande partie la critique de Husserl de la psychologie de son maître, Brentano, il lui reproche de confondre deux domaines d’études, celui des phénomènes et celui des fonctions psychiques. Plus tard, dans sa version idéaliste et transcendantale, la phénoménologie devient la science des structures de l’Ego constituant. À l’instar d’autres étudiants de Brentano, Stumpf rejettera cette nouvelle version de la phénoménologie, en particulier le caractère chimérique et contradictoire de la réduction transcendantale qui vide la phénoménologie de son domaine d’investigation, d’où la critique d’une phénoménologie sans phénomènes (Stumpf, 1939-1940). Stumpf livre également une interprétation spinoziste critique du parallélisme noético-noématique (acte-contenu) en montrant que la phénoménologie pure de Husserl n’arrive pas, malgré ses efforts, à s’éloigner suffisamment de la psychologie. Dans cette critique de la phénoménologie transcendantale, Stumpf distingue deux formes de parallélisme, l’un transcendant (acte-objet) et l’autre immanent (acte-contenu). Sans surprise, il rejette le premier au nom d’un interactionnisme plus cohérent avec son réalisme critique et sa conception panthéiste du monde (p. 354).
Laurent Cesalli examine l’influence de Stumpf sur la philosophie du langage (la Sprachphilosophie) de Marty. Il existe peu d’études sur le rapport entre ces deux philosophes qui se rencontrés en 1866 durant les lectures de Brentano. S’appuyant essentiellement sur la recension de Stumpf, de 1876, du premier ouvrage de Marty, Uber den Ursprung der Sprache, Cesalli montre comment Stumpf a influencé les derniers choix de Marty dans sa théorie du langage (passage d’une théorie des origines du langage à une théorie de la signification). On ne demande qu’à croire à cette influence mais le dossier est mince, comme le reconnaît Cesalli lui-même (p. 380).
Fiorenza Toccafondi s’intéresse au rôle joué par la doctrine des catégories de Stumpf dans l’Allgemeine Erkenntnislehre de Schlick. Pour ce qui est de la connaissance, Schlick ne reconnaît que très peu d’intérêt à la psychologie. Pourtant, Toccafondi montre que la plupart des questions psychologiques de son temps, y compris les thèses de Stumpf, lui étaient familières. À partir de là, les travaux de Schlick peuvent être interprétés comme une étape importante dans la réception critique des idées de Stumpf. Il semble que Schlick considérait Stumpf comme un représentant de la théorie brentanienne de l’évidence de la perception interne. De manière significative, Schlick partageait certaines objections des Gestaltistes dirigées contre la doctrine de Stumpf.
Dans « Love, Emotions and Passion in Musil’s Novellas, “Unions’’ in the Light of Stumpf’s Theory of Feelings », Silvia Bonacchi attire l’attention sur l’influence qu’a eu Stumpf sur l’écrivain autrichien Robert Musil, lequel a étudié la philosophie et la psychologie à l’Université de Berlin entre 1903 et 1908. Avant de s’engager dans la littérature, Musil a rédigé une thèse de doctorat sur le phénoménalisme de Mach, sous la supervision de Stumpf. Bonacchi montre qu’à partir de cette formation académique la théorie des feelings de Stumpf a eu de l’influence dans deux des principaux écrits de Musil que sont L’Homme sans qualités et Unions.
L’ouvrage s’achève sur une section consacrée aux archives stumpfiennes, des manuscrits et notes de lecture non publiés dans lesquels Stumpf aborde des questions de psychologie, de logique, de théorie de la connaissance et de métaphysique. Ces archives nous apprennent, par exemple, qu’aux yeux de Stumpf la question la plus difficile de toutes est celle de l’origine et de la signification du mal, qu’il traite en lien avec la théodicée de Leibniz (p. 440). Elles révèlent également un épisode inconnu de la vie de Stumpf, celui de la dégradation de ses relations avec son maître Brentano.
Bien plus qu’une hypothétique reconstruction synthétique de l’oeuvre de Stumpf, Philosophy from an Empirical Standpoint : Essays on Carl Stumpf offre au lecteur un approfondissement des thèmes centraux de sa philosophie qui permet de penser la place de cette figure emblématique dans la philosophie allemande du xxe siècle.