Au chapitre VII, « Couleurs », Mulligan se livre à une analyse pénétrante des convergences (massives) et divergences (non moins massives, du moins à première vue) entre les théories des couleurs de Wittgenstein et de Meinong. Une part du chapitre porte sur la question de savoir s’il existe ou non des couleurs composées. En d’autres termes, deux couleurs différentes peuvent-elles apparaître en même temps au même endroit, par exemple le rouge et le bleu dans une surface violette ? Mulligan décèle chez Meinong, dans ses Bemerkungen über den Farbenkörper und das Mischungsgesetz de 1903, ce qui a tout l’air d’une rétractation sur cette question. Meinong, comme le Tractatus, commence par déclarer que « voir ou s’imaginer du rouge et du bleu exactement au même endroit et exactement au même moment, cela est aussi impossible qu’un carré rond ». Mais il semble ensuite faire volte-face : « Je reconnais maintenant (nun) un point de vue d’où moi aussi, en un certain sens, je peux concevoir et même faire mienne l’idée d’un violet fait de rouge et de bleu et donc, si on peut dire, mélangé. » Bref, Meinong semble tour à tour endosser et rejeter la thèse de l’impossibilité des couleurs composées. L’explication la plus simple, celle de Mulligan (164) si je le comprends bien, est naturellement d’évoquer une rétractation. Le passage des Bemerkungen atteste indiscutablement que quelque chose a changé dans le point de vue de Meinong. Mais la question de savoir ce qui a changé au juste est peut-être moins simple que ne le suggère Mulligan. Pour ma part, je pense plutôt que Meinong n’y abandonne nullement la thèse de l’impossibilité des couleurs composées, mais qu’il la conserve tout en reconnaissant à sa négation un sens acceptable. En réalité, pour lui comme pour Brentano, les deux positions correctement comprises ne se contredisent tout simplement pas et elles peuvent être défendues simultanément. Un point important, sur lequel je reviendrai plus longuement dans la suite, est que le problème des couleurs composées est un cas particulier du problème de l’analyse psychologique largement étudié par Meinong et d’autres brentaniens, à l’exception notable de Husserl. La question est celle-ci : à supposer qu’un donné phénoménal A est analysé en ses parties a, b et c, ces parties sont-elles déjà données dans A ou bien sont-elles produites par l’analyse ? S’il y a problème, c’est parce que les deux options semblent irrecevables. Si a, b et c sont déjà présents dans A, alors l’analyse n’est pas informative ; si elles sont au contraire produites par l’analyse, alors celle-ci ajoute quelque chose à A et donc l’analysans n’est plus identique à l’analysandum ! Comme beaucoup d’autres brentaniens, Meinong a choisi la première option avec un aménagement (Beiträge zur Theorie der psychischen Analyse, 1894). Sommairement : les parties sont déjà présentes dans A, l’analyse ne modifie pas réellement A, mais elle le modifie néanmoins en un certain sens, pour autant qu’elle focalise l’attention sur ses parties. Ce qui a conduit Meinong (Beiträge zur Theorie der psychischen Analyse, p. 351) et d’autres comme Stumpf (Tonpsychologie, I, 1883, p. 32 suiv.) à émettre l’hypothèse paradoxale qu’il existe des contenus sensoriels imperceptibles, c’est-à-dire non remarqués. Cette manière de voir a d’importantes conséquences sur la question des couleurs composées. Car si toute analyse consiste à dégager des parties déjà présentes dans le tout à analyser, alors l’absence des parties dans le tout à analyser rend l’analyse simplement impossible. Or, dit Meinong, « le violet ne nous …
Les couleurs, la phénoménologie et la grammaire[Notice]
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Denis Seron
Université de Liège