Dans ce nouvel ouvrage, Emmanuel Renault expose le parcours tortueux de Marx dans son rapport à la philosophie. À l’exception de trois chapitres et de la conclusion, le livre reprend pour l’essentiel des interprétations déjà développées par l’auteur dans des articles publiés entre 1999 et 2012. Elles sont ici présentées sous une forme plus développée, et intégrées à un tout cohérent divisé selon trois axes. Dans la première partie, l’auteur interroge les grands concepts qui ont divisé les héritiers de Marx quant au statut de sa philosophie. La deuxième partie se propose d’exposer le moment ouvertement philosophique de la pensée de Marx, soit sa période de jeunesse. En dernier lieu, l’auteur présente le fruit de la critique marxienne de la philosophie, c’est-à-dire sa traduction en une critique de l’économie politique, en tentant d’y relever la permanence des enjeux philosophiques. Rares sont les ouvrages des études marxiennes comme celui-ci, qui allient à la fois rigueur et clarté d’exposition, mise en perspective des débats précédents ayant animé marxistes et marxiens de langues française, allemande et anglaise, et maintien d’une interprétation riche et complexe de la pensée de Marx, au-delà des lectures parfois sélectives et unilatérales qui frisent l’apologie. Marx était-il philosophe ou théoricien des sciences sociales ? Cette question introductive paraît insoluble sans clarifier la conception invoquée de la philosophie, mais plus encore sans préciser de quels moments de la pensée de Marx il est question. Au-delà des lectures « continuiste » (Engels, Plékhanov, Michel Henry, etc.) ou « discontinuiste » (Althusser), qui, ou bien sous-estiment l’originalité des textes de maturité, ou bien négligent la prégnance des thèses de jeunesse dans les oeuvres postérieures, Renault s’attarde à restituer le contexte à partir duquel Marx a développé sa compréhension de la philosophie pour mieux livrer le sens de son projet de « sortie de la philosophie ». Le résultat serait davantage une nouvelle pratique de la philosophie qu’une nouvelle philosophie elle-même. À la thèse défendue par Étienne Balibar selon laquelle il y aurait plusieurs philosophies de Marx, il ajoute que ces diverses philosophies peuvent se comprendre à la lumière d’une évolution exploratoire procédant chaque fois par autocritique du moment antérieur. Ultimement, la critique de la philosophie aboutirait, non à un rejet total de celle-ci, mais plutôt à une conception déflationniste de la philosophie : abandonnant une position maximaliste (dont le point culminant serait les Manuscrits de 1844), Marx récuserait l’autonomie de la philosophie pour ne retenir d’elle qu’une série d’instruments fondamentaux (autoréflexion, synthèse, analyse critique) devant être associés aux sciences positives (économie politique, sociologie, histoire, etc.), et à la pratique sociale. Selon Emmanuel Renault, la pratique contemporaine de la philosophie aurait tout à gagner de cette leçon marxienne de relativisation : cela lui permettrait de continuer à valoir comme forme de discours rationnel sans se bercer d’illusions sur sa supériorité relativement aux autres formes de rationalités différenciées ; elle ne s’envisagerait plus comme un cadre théorique fixe, mais plutôt comme une démarche d’autoréflexion sur des savoirs et pratiques sociales en transformation permanente ; elle renoncerait à prétendre pouvoir connaître le monde social uniquement par ses propres moyens ; enfin, elle éviterait les écueils possibles d’une défense d’un devoir-être complètement abstrait des luttes sociales existantes. Notons cependant que la raison pour laquelle il faudrait absolument se tenir dans la dichotomie entre nouvelle pratique de la philosophie et nouvelle philosophie n’apparaît pas suffisamment claire. Cette nouvelle pratique marxienne nous semble être le résultat de thèses proprement philosophiques (par exemple, celle de la non-autonomie de la philosophie), de même que cette pratique continue, par sa mise en oeuvre, à perpétuer et à défendre une …
Emmanuel Renault, Marx et la philosophie, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2014, 207 p.[Notice]
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Arnaud Theurillat-Cloutier
Professeur de philosophie au collégial