Résumés
Résumé
L’unité de la philosophie ricoeurienne peut être reconstituée au fil conducteur de la question de l’imaginaire. Le propre de Ricoeur est d’envisager l’imagination non comme une faculté psychologique, mais comme un pouvoir sémantique : la métaphore et le récit permettent de percevoir le réel autrement qu’il n’est, donc de l’imaginer. L’image n’est pas moins que la perception et moins que le concept, elle est l’instrument qui permet leur articulation. Cette promotion de l’imaginaire au rang de dimension pratique se vérifie dans la théorie ricoeurienne de l’idéologie et de l’utopie.
Abstract
The unity of Paul Ricoeur’s philosophy can be restated using the question of the imagination as a guideline. Ricoeur’s goal was to envisage the imagination not as a psychological faculty but as a semantic power. Metaphor and narrative allow us to see the real in a different way, hence to imagine it. The image has less to do with perception and concepts. It is the instrument that allows them to be articulated. This shift of the imaginary to the practical dimension is confirmed in Ricoeur’s theory of ideology and utopia.
Corps de l’article
À de multiples reprises, Paul Ricoeur a nommé le but et l’unité de son entreprise philosophique avec l’expression de « poétique de la volonté ». On sait qu’après avoir étudié la finitude du vouloir et le mal qui traverse l’usage humain de la liberté, le philosophe projetait de consacrer un volume à part à la capacité créatrice de la conscience agissante. Abordé au sein d’une « poétique », cette création devait mettre en scène la fonction de l’imagination comme pouvoir pratique d’innover, et non comme faculté psychologique de reproduire des perceptions. Cet accomplissement de la philosophie de la volonté dans une poétique ne verra jamais le jour en tant que tel, inscrivant la pensée de Ricoeur dans une sorte d’inachèvement. Probablement parce qu’il a jugé préférable d’approfondir les médiations qui séparent le sujet de son origine et de ses puissances, Ricoeur n’a jamais consacré un ouvrage à l’imaginaire pratique. En lieu et place d’une poétique de la volonté paraîtra le livre sur Freud consacré aux contraintes que la découverte de l’inconscient fait peser sur le concept d’interprétation[1].
Faut-il en conclure que le projet d’une « poétique de la volonté » a été purement et simplement abandonné ? À vrai dire, Ricoeur n’a jamais cessé d’interroger le rapport entre l’imaginaire symbolique et l’action humaine. S’il n’est plus guère question de la volonté dans son oeuvre, c’est sans doute en raison d’une méfiance croissante à l’égard d’un thème qui relève autant de la psychologie que de la métaphysique. Mais de nombreux indices textuels attestent que Ricoeur a continué à aborder ensemble l’action et l’imaginaire. Pour n’en citer qu’un seul, l’article de 1976 intitulé « L’imagination dans le discours et dans l’action » reprend explicitement le fil d’une investigation à laquelle il avait été donné naguère le « nom ambitieux de poétique de la volonté[2] ». Comme son titre l’indique, ce texte étudie le passage d’une théorie de l’imagination productrice de la sphère du discours à celle de l’action. Un tel élargissement de la sémantique à la pratique est présenté désormais comme le préalable d’une poétique de l’agir envisagée sur la base d’une redéfinition des puissances de l’imaginaire. Si Ricoeur a réinvesti son projet initial, c’est donc en transformant profondément son sens. Cette transformation constitue un indice probant de son évolution d’une théorie de la conscience vers une herméneutique des capacités.
Cette évolution, revendiquée par son auteur, répond à des ressorts internes à l’oeuvre qu’il ne nous appartient pas d’exposer ici. Nous préférons dégager les enjeux liés à une problématique qui envisage l’action depuis les pouvoirs de l’imaginaire. En effet, l’originalité de l’approche ricoeurienne consiste à inscrire l’imagination au coeur d’une anthropologie pratique attentive aux capacités de l’individu. La thèse fondamentale et constante de Ricoeur est qu’il n’existe pas d’agir « pur » dont il serait possible de rendre compte indépendamment du langage dans lequel il s’exprime et des modalités concrètes de son effectuation. L’anthropologie de Ricoeur est une anthropologie des capacités, c’est-à-dire de l’action, non seulement comme virtualité subjective, mais comme puissance effective. Cette phénoménologie de l’homme capable s’inspire librement des analyses esquissées par Merleau-Ponty dans sa réécriture pratique du cogito : « la conscience est originairement non pas un “je pense que”, mais un “je peux”[3] ». En abordant d’un même geste l’action et l’imagination, Ricoeur demeure fidèle au principe méthodologique de la phénoménologie qui privilégie la description du possible sur celle de l’effectif. Comme faculté de produire des fictions, l’imagination acquiert une fonction heuristique fondamentale : elle n’est pas seulement ce qui oriente l’action, mais aussi ce qui la rend intelligible pour la philosophie.
Le parcours de Ricoeur sur cette question se déploie d’une définition de l’imaginaire comme faculté de connaître vers une approche de l’imagination comme faculté pratique éclairant les capacités humaines. Notre hypothèse est que, sur ce trajet, Ricoeur rencontre un obstacle qu’il lui faut surmonter, et que cet obstacle reçoit, dans l’histoire de la philosophie, le nom de Kant. Kant est justement reconnu, y compris du reste par Ricoeur, comme le philosophe classique qui a procédé à la réhabilitation la plus aboutie de l’imagination, cet « art mystérieux enfoui dans la nature humaine », du point de vue de la connaissance théorique. Dans le célèbre chapitre sur le schématisme de la Critique de la raison pure, l’imagination cesse d’être envisagée comme le pouvoir de l’irréel (et, a fortiori, de l’illusoire) et se voit assigner le rôle de « donner une image à un concept », c’est-à-dire de conférer une objectivité à nos représentations. Le schématisme, si important pour Ricoeur dans sa théorie de l’innovation sémantique à l’oeuvre dans la métaphore et le récit, constitue donc un point d’appui inappréciable pour les tentatives philosophiques de réhabilitation de l’imaginaire. Celui-ci y est clairement abordé comme une puissance du réel, une capacité subjective qui fait paraître un monde (celui du « texte » dans la terminologie ricoeurienne) possédant une tout autre consistance que celle du songe.
Il reste que Kant, à l’inverse de Ricoeur, a explicitement interdit l’élévation du pouvoir théorique de l’imagination au statut de pouvoir pratique. La deuxième Critique procède à l’exclusion de l’idée de schématisme moral dans le chapitre consacré à la « Typique de la raison pratique ». Ce texte nous intéresse dans la mesure où l’on peut caractériser la démarche de Ricoeur comme une réplique à cette exclusion de l’imaginaire de la sphère de l’action morale. Pour le dire rapidement, Kant entend montrer que le rôle de l’imagination jouait dans le domaine théorique (conférer aux catégories de l’entendement un domaine d’application légitime dans la sphère sensible) n’a pas d’équivalent dans le domaine pratique. Ici, le sujet est tenu de savoir si une action dans le monde est, oui ou non, le cas soumis à la loi morale. Mais cette dernière, en tant qu’elle est purement rationnelle, ne peut pas se réaliser pleinement dans la nature : la liberté pratique, en tant qu’elle est transcendantale, demeure par principe extérieure aux déterminismes naturels (ou sociaux). De ce fait, l’imagination, qui demeure une faculté sensible liée à l’empirique, ne peut selon Kant être une médiation pratique opératoire : « le bien moral est quelque chose de suprasensible, ce qui fait qu’on ne peut trouver pour lui, dans aucune intuition sensible, quelque chose qui lui corresponde[4] ».
La conséquence d’une telle irréductibilité au sensible de la législation morale du point de vue de l’imagination ne tarde pas à venir : « il n’y a, pour la loi morale, aucune autre faculté de connaître qui puisse servir de médiation pour l’appliquer à des objets de la nature que l’entendement (non l’imagination)[5] ». Du fait du caractère formel de ses lois, l’entendement prend la place qu’occupait l’imagination dans le schématisme de la connaissance : le sujet moral peut se représenter son devoir comme s’il produisait une sorte de nature dont la légalité serait définie par la seule loi morale. Il n’existe donc pas, selon Kant, de schème pratique au sens strict, mais seulement un « type » qui emprunte à l’entendement la forme de l’universalité. L’imagination semble ne jouer aucun rôle éthique, il faut même se défier de ses prétentions dans ce domaine : on connaît la critique kantienne de la rhétorique morale et du statut de l’exemple dans la sphère de l’action[6]. Déléguer à l’imagination le soin de schématiser la loi, ce serait prendre le risque d’objectiver la perfection morale et d’élever une dimension sensible au rang de modèle d’action.
Paul Ricoeur a constamment remis en cause le modèle kantien d’une rationalité pratique pure que l’on peut interpréter à partir de cette substitution de l’entendement à l’imagination[7]. À tort ou à raison, il repère chez Kant la prémisse d’une conception scientiste de l’action qui trouvera son apogée spéculative chez Hegel puis chez Marx, c’est-à-dire dans l’idée d’une science de l’action qui réconcilie liberté et nécessité. Or la critique d’une telle objectivation de l’agir passe par une réhabilitation de l’imaginaire défini comme ce sans quoi le monde demeurerait impraticable pour l’action. Selon Ricoeur, Aristote a montré par avance contre Kant qu’il n’y a pas lieu d’opposer l’ordre des motifs raisonnables de l’action à celui des mobiles sensibles puisqu’il s’agit dans les deux cas d’énoncer ce qui est désirable. Motifs et mobiles sont des « raisons d’agir » qui permettent à un agent d’assumer et de revendiquer les événements dont il est la source. Le point capital est que, au titre de ces « raisons d’agir », il y a les images que le sujet se fait de son environnement et de lui-même. L’imagination intervient donc de manière centrale dans la configuration de l’agir, c’est-à-dire dans sa schématisation. C’est par cette fonction configuratrice qu’il nous faut débuter notre examen.
L’imagination et l’action au carrefour de la sémantique
C’est le thème de l’« innovation sémantique » qui permet à Ricoeur d’articuler l’action et l’imagination. Ce concept est introduit pour définir l’effet de la métaphore dans le discours poétique : il désigne l’acte qui amène l’image au sens[8]. En rapprochant deux termes empruntés à des domaines sémantiques hétérogènes, la métaphore provoque un « choc » qui prend l’aspect d’un événement dans l’univers du langage. Si l’on peut parler d’innovation, c’est parce que l’information fournie par la métaphore est inédite : que la « vieillesse » ressemble au « soir de la vie » ne relève d’aucun savoir objectif qu’il serait possible d’acquérir par d’autres moyens que ceux du langage poétique. Selon Ricoeur, l’imagination désigne la faculté d’opérer de tels rapprochements sémantiques, ce qui explique pourquoi cette faculté ne doit pas être comprise dans un cadre étroitement psychologique. Imaginer ne consiste pas à faire paraître ce qui est absent de la perception, mais à édifier un sens autonome. Dans l’ordre du discours, l’imagination introduit la nouveauté en donnant une consistance sensible à ce qui doit être décrit (dans notre exemple : la vieillesse). Jusque là, Ricoeur procède à un élargissement de la thématique kantienne du schématisme au discours poétique.
Ce qui se nomme « innovation » au niveau sémantique reçoit le titre d’« initiative » dans une théorie de l’action. Une initiative est un acte qui ne se laisse pas prédire, c’est-à-dire un événement qui ne se réduit pas à une simple occurrence[9]. L’objectif de Ricoeur est de reconquérir le sens de l’initiative, mais sur la base d’une analyse sémantique de l’action. Comme toujours, l’herméneute privilégie la « voie longue » de l’interprétation sur la « voie courte » d’une phénoménologie qui décrirait l’action comme rupture et se donnerait d’emblée ce dont il faut rendre compte : la possibilité pour l’homme d’introduire du nouveau dans le monde. Il faut donc commencer par interroger l’action en amont de toute problématique de la liberté, pour retrouver seulement ensuite ce qui la distingue d’un simple « faire ».
Imagination et action se situent sur le plan d’analyse commun de la sémantique : de même que l’imaginaire est constitutif du sens, il existe un sens propre de l’agir. Précisément, la sémantique de l’action proposée par Ricoeur a pour objectif d’aborder l’action non comme un fait répétable du monde (c’est-à-dire au seul moyen du concept de cause), mais comme un faire articulé à une série de représentations. Parmi celles-ci, les représentations imaginaires jouent un rôle de premier plan.
Pour saisir les spécificités de l’initiative sans céder au mythe d’une liberté absolue du sujet, Ricoeur procède à une dépsychologisation commune de l’action et de l’imagination. En droit, ces deux activités ne procèdent pas d’une conscience qui serait libre d’imaginer et d’agir en dehors de tout contexte. Il existe même un hiatus entre l’intention consciente du sujet et le sens de son action qui, bien souvent, lui échappe. Un tel écart se trouve au centre d’une sociologie comme celle de Pierre Bourdieu pour qui « c’est parce que les sujets ne savent pas, à proprement parler, ce qu’ils font, que ce qu’ils font a plus de sens qu’ils ne le savent[10] ». Mais, plutôt que de conclure de la différence entre la subjectivité de la conscience et l’objectivité des actes à une théorie de la domination, Ricoeur convoque le modèle du « texte » pour approfondir l’écart entre ce que les agents savent et ce qu’ils font. Qu’est-ce qu’une « action sensée » ? Celle-ci ne devient un objet de science (par exemple pour la sociologie) que sous la condition de son objectivation sociale qui est analogue à la fixation de la parole dans l’écriture. « De la même manière que l’interlocution subit une transformation par l’écriture, l’interaction subit une transformation analogue dans les innombrables situations où l’action se laisse traiter comme un texte fixé[11]. » Cette analogie entre le texte et l’action rend compte du fait que l’on n’a jamais affaire à un agir pur, mais seulement à sa traduction symbolique. Partant, l’imaginaire se trouve déjà investi dans les procédures destinées à interpréter l’action.
Mais le sens de cette analogie avec le texte n’est pas seulement méthodologique. Pour Ricoeur, elle permet de comprendre que « l’action est un phénomène social, non seulement parce qu’elle est l’oeuvre de plusieurs agents […], mais aussi parce que nos actes nous échappent et ont des effets que nous n’avons pas visés[12] ». Comme l’avait déjà montré Max Weber, une action sociale n’est pas seulement intersubjective : elle porte avec elle une dimension d’objectivité qui la rend susceptible d’une explication en termes de causalités multiples. En ce sens, l’action sociale doit être considérée à la manière d’un « document » qui présente des traces ou même des débris des visées initialement poursuivies par les agents.
Le rapport entre l’action individuelle et l’institution se trouve déjà engagé à ce niveau. Ricoeur insiste beaucoup, et de manière de plus en plus appuyée au cours de son itinéraire philosophique, sur l’existence d’une temporalité spécifiquement sociale de l’action. Celle-ci privilégie les effets durables qui inscrivent chacun de nos actes dans un monde plus vieux que nous et destiné à nous survivre. Les actions deviennent des institutions dans la mesure exacte où elles ne coïncident jamais pleinement avec nos intentions premières. Elles sont bien plutôt prises dans un réseau de croyances axiologiques, de règles préétablies, d’habitus ou d’imaginaires sociaux qui agissent sur leur sens. Celui-ci « dépend du système de conventions qui assigne une portée à chaque geste[13] » : il existe donc une configuration de l’action par les normes, c’est-à-dire aussi bien par les représentations qui se trouvent investies par les agents sans qu’ils en maîtrisent ni l’origine ni les effets.
Il reste que l’analogie entre le texte et l’action, en dépit des gains en intelligibilité qu’elle permet, tend à privilégier l’institué comme système clos de régularités. On peut, en effet, reprocher à cette analogie d’aborder l’action comme déjà faite, et non pas en tant qu’elle est en train de se faire. Plus radicalement encore, on peut se demander dans quelle mesure un tel rapprochement ne tombe pas sous le coup de la critique, menée par Hannah Arendt, de la confusion entre l’agir et le faire qui tend à envisager la sphère entière de la pratique sur le modèle de l’oeuvre, au détriment de ce qui, dans l’action humaine, relève d’une initiative irréductible à tout modèle (et par conséquent à toute textualité)[14]. De ce point de vue, Ricoeur est vraisemblablement tributaire de son choix en faveur de l’histoire comme science humaine paradigmatique : les actions comme « traces », « documents », « archives », etc., correspondent aux actions du passé tel que les historiens essaient d’en reconstituer a posteriori la logique. L’historien a bien affaire à un ensemble de textes déjà écrits, et dont le sens peut en droit être pleinement reconstitué. Mais n’y a-t-il pas là un privilège indu accordé à l’institué sur l’instituant, à l’action déjà inscrite dans l’objectivité sur la dynamique qui la porte ? Ne peut-on reprocher à Ricoeur d’occulter l’imaginaire en tant qu’origine dissimulée de toutes les créations sociales au sens où Castoriadis parlait d’une « institution imaginaire de la société[15] » ?
Ce reproche n’est que partiellement fondé, et c’est précisément l’analogie avec le texte qui le montre le mieux. En effet, à l’instar du texte, l’action demeure une oeuvre ouverte qui laisse place à une pluralité de lectures. La signification sociale d’une action n’est jamais donnée : elle échappe donc par principe au regard objectivant d’une sociologie de la nécessité. Mais il est vrai que l’on ne peut en rester à la comparaison entre l’action et le texte, car celle-ci méconnaît les caractéristiques sémantiques de l’agir en ne retenant que l’action telle qu’elle se livre à des interprétations venant après coup. C’est précisément le recours à l’imaginaire et à ses puissances qui va permettre de sortir de cette difficulté.
Imagination et évaluation du possible : le statut de l’idéologie
Il y a une aporie de la notion de « texte » : un texte configure et décrit un monde qui lui est propre mais qui n’a de pertinence qu’à être confronté au monde du lecteur. Il faut donc penser, toute la troisième partie de Temps et récit s’y emploiera, la confrontation entre le monde du texte et le monde du lecteur, ce que Ricoeur propose de faire à l’aide du concept de « refiguration ». Nous voudrions montrer que cette aporie se retrouve au niveau de l’action, et que le recours à l’imaginaire permet de la dénouer. L’action tend à se fixer dans des objets, certes, mais elle peut être reprise à neuf, ce que dit précisément le mot « initiative ». Comment agir dans un monde qui sédimente tant d’actions passées ? Cette question doit être abordée à partir du jeu de l’imagination.
Selon Ricoeur, la fiction joue un rôle décisif dans l’expérimentation du pouvoir faire. Le sujet, qu’il soit individuel ou collectif, mobilise des schèmes qui lui permettent de mettre ses capacités à l’épreuve du monde. Il y a, ainsi, une liberté de l’imagination qui anticipe sur l’imagination de la liberté que Kant avait voulu exclure de sa philosophe morale. Si ces schèmes ne contreviennent pas à la liberté, c’est parce que les mobiles imaginés, les forces qui inclinent ou les lois qui obligent sont tout autre chose que des causes nécessitantes. L’imagination est « la fonction générale du possible pratique » dans la mesure où elle dessine un espace du praticable sans lequel « agir » ne se distinguerait pas d’« avoir un souhait ».
Le texte intitulé « L’imagination dans le discours et dans l’action » insiste sur le fait que c’est dans l’imaginaire d’une société donnée que le sujet met à l’épreuve ses motifs, joue avec les possibles et, finalement, prend la mesure du « je peux » par lequel il exprime sa capacité d’agir. Ce lien entre l’imagination du possible et l’action indique à quel point les images introduisent le conditionnel dans la grammaire de la pratique humaine ou encore de l’irréel dans la clôture du texte.
Ricoeur illustre cette thèse dans son interprétation de l’agir social. Bien sûr, cette insistance sur le conditionnel est particulièrement à l’oeuvre dans l’utopie, mais on la trouve déjà dans la description du phénomène de l’idéologie. Celle-ci désigne une représentation sociale qui creuse l’écart entre la praxis et la représentation que les sujets agissant en ont. De fait, Ricoeur retient de Marx que l’individu est pris dans des circonstances historiquement déterminées qu’il ne maîtrise pas et qui semblent dessiner par avance l’horizon de son action[16]. Toutefois, le coup de maître de l’interprétation consiste à intégrer au nombre de ces « circonstances » (qui, selon Marx, sont avant tout objectives puisqu’elles désignent les rapports sociaux de production) le symbolique en un sens large, c’est-à-dire l’ordre des représentations imaginaires qui inclut l’idéologie elle-même. Si, chez Marx, l’idéologie était ce qui sépare l’agir de ses circonstances historiques, elle appartient, pour Ricoeur, à ces circonstances et contribue par là même à conférer un sens à l’action.
En un premier sens, l’idéologie ne désigne donc pas l’expression abstraite et inversée de la pratique objective (selon la fameuse image marxienne de la camera obscura), mais une dimension constituante de l’action sociale. Cette thèse se situe à bonne distance aussi bien de l’approche scientiste d’Althusser[17] que d’une phénoménologie de l’agir originaire du style de celle de Michel Henry. On le sait, Henry a cherché chez Marx la trace d’un phénomène de l’agir pur, parfaitement immanent et donc excessif par rapport à l’intentionnalité de la conscience. Bref, d’un agir sans image et sans représentation qui s’identifie finalement à la praxis comme « vie ». En montrant que les rapports et les formes de production trouvent leur origine dans l’agir (et le souffrir) des individus réels vivants, Marx aurait, suivant cette lecture, frappé de nullité les concepts d’« histoire », de « classe » ou même de « société ». Ce seraient là autant de notions secondes dérivées à partir du sol préobjectif de la vie immanente. Saisie phénoménologiquement, la pensée de Marx serait « la vision de l’être dont la structure interne est […] irréductible à la théorie, est praxis[18] ».
Ricoeur ne conteste pas cette inscription de l’agir dans l’immanence de la vie et reconnaît, avec Henry, qu’agir n’est ni « voir » ni « savoir ». Il refuse, en revanche, l’abolition d’une démarche phénoménologique dans une ontologie de la vie qui ne laisse aucune place au phénomène de l’action tel qu’il désigne l’objet des sciences sociales. Certes, l’action est irréductible à une relation cognitive à l’objet, sauf lorsqu’elle est confondue avec la technique et qu’agir devient synonyme de « faire ». Mais, faut-il conclure de ce hiatus entre action et savoir à l’extériorité radicale de toute représentation à l’action ? Quelque chose comme un agir absolument non intentionnel se laisse-t-il seulement penser ?
En réalité, on ne rencontre nulle part un agir libéré de l’image : il n’existe pas plus d’expression pure, non idéologique, de la praxis que de pensée absolument non symbolique. Mieux vaut reconnaître que « la praxis <est> depuis toujours articulée par des représentations, des normes, des symboles[19] » : ce « toujours déjà » est ce qui rend inévitable, même dans la philosophie pratique, la voie longue de l’interprétation. Comme l’action est d’emblée d’ordre « sémantique », il est nécessaire de sortir de l’alternative posée d’abord par Marx entre les individus tels qu’ils « apparaissent dans leurs représentations » et les individus « tels qu’ils sont ». Car d’où saurions-nous ce qu’ils « sont » sinon de ce qu’ils disent être, à savoir de l’analyse de leurs représentations ?
Quelles sont les conséquences de cette thèse sur le concept d’idéologie ? La question soulevée par Ricoeur est plus épistémologique que politique : elle engage les conditions de possibilité des discours de la légitimation. L’idéologie, entendue comme l’ensemble des représentations imaginaires qui justifient socialement une pratique, désigne une forme de l’irréel qui, même pour le dissimuler, se réfère au réel. On ne comprendrait pas cette référence s’il devait exister une solution de continuité radicale entre le constitué et le constituant, entre l’idéologie et la science matérialiste ou encore entre l’idéologie et la praxis immanente. En d’autres termes, Ricoeur considère que l’on ne peut séparer complètement l’imaginaire dans lequel nous agissons de celui qui nous fait agir. Si, comme le veut Marx, la vie (i.e. la praxis sociale) peut « déterminer » la conscience, c’est parce qu’elle entretient avec elle un rapport et qu’elle est donc d’emblée traversée par des représentations symboliques. « On ne saurait parler d’une activité réelle pré-idéologique ou non idéologique. On ne comprendrait même pas comment une représentation inversée de la réalité pourrait servir les intérêts d’une classe dominante, si le rapport entre domination et idéologie n’était pas plus primitif que l’analyse en termes de classes sociales[20]. » Il faudrait, sinon, conclure qu’il y a plus dans l’effet (l’idéologie) que dans sa cause (la pratique réelle des individus vivants) ce qui rendrait tout bonnement incompréhensible la genèse d’un discours, même déformant, sur la pratique.
Si les phénomènes idéologiques sont possibles, c’est donc parce que l’action n’est pas hétérogène à toute représentation : voilà la présupposition d’une herméneutique du social. Il ne faudrait en conclure à une forme d’intellectualisme que si ces représentations étaient des connaissances, ce qui n’est le cas que dans les pratiques strictement instrumentales. Le plus souvent, les représentations sociales sont imaginaires, que leur nature soit culturelle, politique ou religieuse. C’est pourquoi Ricoeur assume le caractère nécessairement inachevé des interprétations du social : « la généalogie nous reconduit sans fin de formations symboliques en formations symboliques, sans jamais nous mettre en face d’un agir nu, pré-symbolique[21] ». Ce refus de considérer l’originaire comme une forme de l’ineffable est une constante chez Ricoeur. On en revient alors, par un autre biais, à des questions rencontrées plus haut : faut-il en conclure à un enfermement dans le symbolique ? Comment, dans ce cadre, penser une authentique « initiative » ?
Les expériences imaginaires de la capacité
Si l’action d’un individu trouve au moins partiellement son sens hors de lui-même (dans le texte de l’institution ou dans les systèmes de normes et de représentations sociales sédimentées qui le précèdent), comment la critique du monde social et des idéologies qui le traversent est-elle possible ? Avec cette question, nous retrouvons le motif pour lequel Kant excluait l’imagination de sa philosophie pratique. Cette faculté apparaît incapable de fonder la différence de l’être et du devoir être, précisément parce que les images sensibles se constituent sur la base de ce qui est déjà. Le refus du schématisme pratique et les doutes à l’égard de l’idée d’exemplarité morale se présentent comme une garantie contre l’acceptation pure et simple d’un présent à peine modifié par les pouvoirs limités de l’imagination.
L’originalité de Ricoeur consiste à déplacer les termes du problème en montrant que, si l’action est d’emblée investie par un imaginaire qui la légitime, elle est aussi susceptible d’être orientée par un imaginaire qui la conteste. Plutôt que d’opposer la raison (pratique) au réel empirique, il convient de mettre en scène les conflits entre des imaginaires concurrents pour faire de cette conflictualité le ressort d’une critique du présent.
Cette hypothèse passe par la mise en tension de deux formes de l’imaginaire social : l’idéologie, destinée à stabiliser l’ordre des conduites sociales, et l’utopie, qui inquiète ce même ordre. L’idéologie légitime, et parfois dissimule, les injustices. D’elle, on peut dire qu’elle transforme l’indicatif présent en impératif intemporel : cela doit continuer à être parce que cela a toujours été. Nous avons vu pourquoi Ricoeur ne pense pas qu’il soit possible d’opposer à l’opération idéologique le discours de la science, ni même la mise au jour phénoménologique d’un agir pur de toute dimension symbolique. En conséquence, une neutralisation des impératifs idéologiques ne peut s’opérer qu’à partir du conditionnel de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’utopie elle-même. Seule la capacité utopique des groupes et des individus nourrit leur aptitude à prendre une distance avec les idéologies : la réplique aux discours de la légitimation sociale émane d’un autre usage de l’imaginaire social et pas d’une instance « pure » de la raison[22].
L’utopie restitue au monde et aux rapports sociaux qui le constituent la contingence que l’idéologie semblait leur refuser. La fonction utopique analysée par Ricoeur consiste, en effet, à faire paraître un autre régime de l’intersubjectivité sociale qui affaiblit inévitablement les tentatives de justification de ce qui est. Or cette fonction utopique est le propre de l’imaginaire défini comme faculté d’irréalisation, de modification et, par là, de remise en cause du monde social existant avec ses hiérarchies. Les utopies se présentent comme autant de récits alternatifs qui interrogent le présent depuis un hors lieu : « de “nulle part” jaillit la plus formidable contestation de ce qui est[23] ».
Insistons sur cette dimension de contingence restituée par l’utopie. On sait depuis Aristote que la contingence du monde (« sublunaire ») est une condition ontologique de l’action libre, avec ce que cette dernière implique de procédures délibératives. Selon Ricoeur, cette contingence n’est pas dans les choses, mais dans les jugements et les appréciations qui portent sur elles. Les utopies sont donc comme autant de « variations imaginaires » sur le pouvoir : comme chez Husserl, l’imagination procède à la neutralisation de toute position d’existence. Mais Ricoeur subvertit la fonction des variations imaginaires qui, dans la méthode husserlienne, avaient pour objectif de faire paraître des essences. On ne comprendrait pas le rôle dévolu à l’imaginaire utopique si l’on en restait à une phénoménologie éidétique aimantée par le thème de l’intuition[24]. Plutôt que l’accès aux essences, l’imagination ouvre un horizon au possible pratique : elle désigne l’instrument du « projet » qui affecte le monde ambiant d’un coefficient de facticité. Le récit utopique — mais l’on peut se demander si ce n’est pas la fonction de tout récit — ouvre sur un monde où le « je » projette ses possibles propres. Il ouvre donc une scène qui semblait close parce que saturée par les discours idéologiques de la légitimation.
Si l’idéologie correspond à la condition d’appartenance de l’homme au social, l’utopie symbolise ses capacités de retrait. Dans un langage emprunté à Koselleck, on dira que l’utopie est une négation de l’« espace d’expérience » au nom du caractère indéterminé de l’« horizon d’attente ». Il faut donc bien comprendre que, selon Ricoeur, la conscience est située et qu’elle est en même temps une conscience de « nulle part ». Mais le point fondamental pour nous est que la faculté d’agir s’expérimente elle-même au travers de ces exercices imaginaires, ce qui implique aussi que nous n’avons pas d’accès direct à notre propre liberté. « C’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du “je peux”[25]. » La conscience pratique est conscience de pouvoir agir plus que conscience d’une activité. Si l’auteur de la Phénoménologie de la perception associait cette expérimentation du « je peux » à la motricité du corps propre, Ricoeur fonde la primauté de la puissance d’agir par rapport au « je pense » sur l’imaginaire lui-même. À l’instar de la perception chez Merleau-Ponty, l’imagination devient donc le principe d’une co-implication du théorique et du pratique : voir, c’est « voir comme » ; prévoir, c’est se projeter dans des images. L’imaginaire est donc investi dans la perception comme il l’est dans l’action[26].
Dans ce cadre, Ricoeur retrouve un vocabulaire kantien en notant que l’imagination « schématise l’agir humain ». Cela implique que la fiction joue un rôle de premier plan dans la manière dont l’action devient possible pour les hommes. En effet, c’est elle qui assure la médiation (« schématisation ») entre la logique pure des possibles pratiques et les circonstances empiriques de l’action concrète. Mais l’imaginaire qui organise l’action est aussi, selon son usage utopique, ce qui permet de la réorienter. La fonction subversive de l’imaginaire entre donc inévitablement en concurrence avec son rôle d’intégration. C’est dans cette tension entre deux usages de l’imagination pratique, et non dans la contradiction abstraite entre la raison et les faits qu’une herméneutique de l’action nous apprend à lire les traces de la liberté humaine.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Paul Ricoeur, De l’interprétation, Essai sur Freud, Paris, Éditions du Seuil, 1965.
-
[2]
Paul Ricoeur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », Du texte à l’action, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 213-236.
-
[3]
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1944, p. 160.
-
[4]
Kant, Critique de la raison pratique, Ak V, 68, trad. J.-P. Fussler, GF-Flammarion, 2003, p. 175.
-
[5]
Ibid., Ak V, 69, op. cit., p. 176-177.
-
[6]
Sur le statut de l’exemple chez Kant, voir Michèle Cohen Halimi, Entendre raison, Essai sur la philosophie pratique de Kant, Paris, Vrin, 2004, p. 269-293 et passim.
-
[7]
Le texte le plus net est « La raison pratique », Du texte à l’action, op. cit., p. 237-260.
-
[8]
Sur l’innovation sémantique comme opération de schématisation, voir La métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975.
-
[9]
Voir « L’initiative », Du texte à l’action, op. cit., p. 261-277.
-
[10]
P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, rééd. Éditions du Seuil, 2000, p. 273.
-
[11]
P. Ricoeur, « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », Du texte à l’action, op. cit., p. 190.
-
[12]
Ibid., p. 193.
-
[13]
P. Ricoeur, « La raison pratique », op. cit., p. 244.
-
[14]
Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Agora-Pocket, p. 282-294.
-
[15]
Voir C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, 1975.
-
[16]
Voir Paul Ricoeur, Idéologie et utopie, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 103-147.
-
[17]
Sur Althusser, voir ibid., p. 149-213.
-
[18]
M. Henry, Marx, Paris, Gallimard, rééd. 2009, cité par Ricoeur dans « Le Marx de Michel Henry », Lectures 2, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 268.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
P. Ricoeur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », Du texte à l’action, op. cit., p. 231.
-
[21]
P. Ricoeur, « Le Marx de Michel Henry », op. cit., p. 290.
-
[22]
Voir P. Ricoeur, « L’imagination dans le texte et dans l’action », op. cit., p. 231-236.
-
[23]
Voir P. Ricoeur, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », Du texte à l’action, op. cit., p. 279-392.
-
[24]
La critique de l’intuitionnisme husserlien est une constante de l’herméneutique de Ricoeur. Voir, par exemple, « La critique herméneutique de l’idéalisme husserlien », Du texte à l’action, op. cit., p. 40-55.
-
[25]
P. Ricoeur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », op. cit., p. 225.
-
[26]
La présence de l’imagination dans la perception sensible est un thème majeur de La métaphore vive où elle est saisie à partir du concept de « resdescription » (op. cit., p. 384-398).