L’objet de ce livre est double : il s’agit d’une part de défendre une position épistémique et ontologique sur la race ; d’autre part, d’en tirer une position normative sur ce que nous devrions faire avec la race. Il importe de préciser d’emblée que mon horizon philosophique normatif est celui de l’égalitarisme : c’est un idéal d’égalité qui motive la réflexion menée ici. Ma conviction est que dans une société idéale il n’y aurait pas d’inégalité ni de domination pour des motifs raciaux, et donc, que les races n’auraient pas lieu d’être, ni d’être pensées. Cependant, je suis également convaincue que la philosophie politique ne peut s’offrir le luxe de tirer ses principes normatifs d’une situation idéale élaborée avec des agents abstraits, ou d’une situation de pensée fictive, mais qu’elle doit partir de la formulation et de l’élaboration d’un problème dans notre monde non idéal, et produire des normes qui proviennent du problème et tâchent de le résoudre. Les normes en ce sens ne sont pas des principes, mais des instruments permettant de construire une théorie de la justice ou de la démocratie qui s’élaborerait non pas directement et positivement, mais secondairement à partir d’une théorie des difficultés ou des pathologies de la justice et de la démocratie. Dans cette perspective, la première tâche de la philosophie politique porte sur le diagnostic précis du problème, sur l’identification, à partir de l’observation et de l’interprétation des symptômes, de la pathologie à laquelle il s’agit de trouver un remède. Dans ce travail préalable d’identification, la philosophie normative est nécessairement l’alliée des sciences sociales, en un sens large qui comprend non seulement la sociologie, la psychologie et l’anthropologie, mais également le droit et l’histoire, et dans la mesure où toutes ces sciences fournissent du donné ainsi que des discours interprétatifs, parfois contradictoires, de ce donné. La seconde tâche de la philosophie politique est d’élaborer la norme — le remède — et d’en tester l’efficacité dans la pratique, visant l’amélioration de l’état général, ce qui implique deux choses : d’une part que la norme soit contextuelle, et toujours susceptible d’être modifiée ; d’autre part que nous ayons une vision préalable de ce qu’est un « mieux », sinon une vision parfaite, complète et déterminée de ce qu’est le juste ou le bien. C’est la raison pour laquelle, si la philosophie politique doit bien avoir une visée pratique, il est fondamental de reconnaître qu’il nous est impossible d’éviter le recours à certains idéaux (l’égalité, la non-domination…) et qu’il est donc aussi de notre ressort de nous intéresser à la manière dont nous rencontrons, choisissons et spécifions ces idéaux. Nous pourrons ainsi éviter de formuler des idéaux qui renforcent ou perpétuent les oppressions existantes, et favoriser ceux qui suggèrent des modèles alternatifs. Le problème dont ce livre tâche de proposer un diagnostic est celui de la persistance, y compris dans des sociétés qui, comme la France, s’interdisent de reconnaître les races, des lignes de fractures sociales, liées tant à des comportements et attitudes individuels qu’à des structures collectives de redistribution et de représentation, pour motifs raciaux. Formuler ce problème exige que l’on s’autorise à parler de races, ou de groupes racialisés, soit à faire usage d’un vocabulaire qui, quoique parfaitement admis dans d’autres contextes nationaux (publics et académiques), est viscéralement tabou en France. Je prétends que l’égalitarisme n’a rien à perdre et tout à gagner à s’emparer de la question : mon livre constitue une tentative de susciter en français une discussion informée et actualisée sur la question raciale. Paradoxalement, s’il remplit sa fonction, ce qu’il soutient devrait apparaître partiellement absurde ou dépassé à plus ou …
Précis de Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques[Notice]
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Magali Bessone
UFR de philosophie, Université de Rennes 1
magali.bessone-luquet@univ-rennes1.fr