Kulturkritik et philosophie thérapeutique chez le jeune Nietzsche de Martine Béland est une oeuvre importante en histoire de la philosophie. Une étude scrupuleuse des textes écrits par Nietzsche entre 1869 et 1876 (publiés et inédits ou inachevés, publics comme privés), ce livre présente de façon structurée et quasiment exhaustive le projet philosophique du jeune professeur de philologie à l’Université de Bâle, soit une philosophie thérapeutique visant la guérison de la civilisation allemande au tournant des années 1870. On y retrouve Nietzsche, jeune helléniste wagnérien « médecin de la civilisation », qui tout d’abord dresse, à l’aune d’une civilisation grecque antique glorifiée (à tort ou à raison), une symptomatologie des maux sociaux et culturels affligeant l’Allemagne bismarckienne — symptômes politiques (p. 125-152), pédagogiques (p. 153-170) et littéraires (p. 171-200) ; qui établit un diagnostic clair — le nihilisme latent issu d’une civilisation alexandrine, ou théorique, si mûre qu’elle en vient à se putréfier (p. 200-212) ; et qui prescrit un programme thérapeutique sur les fronts philologiques (p. 215-237), musicaux (p. 239-276) et pédagogiques (p. 277-306). Le but de notre philosophe : une nouvelle renaissance allemande alimentée par un classicisme visionnaire qui permettrait à la civilisation européenne de retrouver un équilibre entre passion et raison, art et science, sagesse et savoir, tout en la purgeant des vices sociaux issus de la modernité (l’homogénéisation et la démocratisation de la culture et de l’éducation, la technocratisation du politique, la marchandisation de l’art, l’instrumentalisation du savoir, le consumérisme et l’hédonisme vulgaire, etc.) (p. 306-310). Dans les derniers chapitres de son oeuvre, Béland se prête à l’examen attentif des réflexions et expériences qui menèrent le jeune Nietzsche à quitter son poste de professeur pour devenir « astre errant » plutôt qu’« étoile fixe » (p. 347) ainsi qu’à l’étude de certaines des « continuations, des radicalisations ou encore des réorientations philosophiques opérées par Nietzsche après sa retraite professionnelle » (p. 370-371). Au-delà de son intérêt historique intrinsèque, ce livre se montrera donc utile à quiconque s’intéresserait aussi à la pensée du Nietzsche dit « mature ». Comme tout ouvrage, celui de Béland détient plusieurs forces, mais n’en souffre pas moins de certaines faiblesses. Nous nous appliquerons d’abord à examiner les premières, ce qui nous permettra ensuite de mieux comprendre les secondes. Sur le plan méthodologique, notons que l’approche qu’emploie Béland — où sont combinées biographie, historiographie et exégèse textuelle — est la seule qui puisse vraiment faire justice à l’oeuvre de Nietzsche, puisqu’elle l’étudie selon ses propres standards herméneutiques. N’oublions pas qu’il s’agit d’un philosophe qui, tout au cours de son parcours intellectuel, n’a cessé de vivement décrier la bifurcation irréfléchie et souvent malhonnête entre le penseur et l’homme, ses textes et sa vie, son esprit et son corps, ses discours supposément désintéressés, ou « purement » descriptifs, et ses volontés (parfois subconscientes). Ainsi, une oeuvre philosophique n’est jamais selon Nietzsche qu’un exercice théorique — contre toute apparence, elle relèvera toujours d’un engagement dans le monde et articulera immanquablement certaines des aspirations de son auteur. En conjuguant biographie, historiographie et exégèse afin de mettre l’accent sur la qualité pratique, ou thérapeutique, du projet philosophique du jeune Nietzsche, Béland cherche à comprendre Nietzsche comme il aurait voulu qu’on le comprenne. Les résultats sont plus que satisfaisants : en examinant le jeune Nietzsche comme homme et non seulement comme penseur/auteur, Béland opère la synthèse d’innombrables écrits sans cohérence évidente pour reconstituer une pensée structurée par certains objectifs, un projet …
Martine Béland, Kulturkritik et philosophie thérapeutique chez le jeune Nietzsche, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2012, 410 p.[Notice]
…plus d’informations
Antoine Panaioti
Université de Montréal