Disputatio

Et si l’on ne faisait rien de Carl Schmitt ?[Notice]

  • Olivier Jouanjan

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  • Olivier Jouanjan
    Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg
    Professeur honoraire à l’Université de Fribourg-en-Brisgau
    olivier.jouanjan@unistra.fr

Jean-François Kervégan pose la question « Que faire de Carl Schmitt ? », même si son ouvrage aurait dû préférablement s’intituler : « Que faire avec — et contre — Carl Schmitt ? » puisque la seconde partie de son livre est une « tentative pour “penser avec et contre Carl Schmitt” ». Christian Nadeau nous invite à la disputatio, manière ancienne, scolastique mais surtout magnifique de philosopher ou, simplement, de penser nos objets. Je dis « nos » objets parce que Schmitt est aussi pour moi un objet de réflexion et d’interrogation et donc, par là-même, un objet de dispute. Dans les conditions modernes, une disputatio impose que les sujets en controverse parlent à la première personne du singulier. C’est d’ailleurs la façon dont Kervégan nous parle dans sa défense, non pas de Carl Schmitt, mais de sa relation à Carl Schmitt, une relation d’ailleurs évolutive et, de ce point de vue, toujours plus distanciée à l’égard de Schmitt. On me permettra donc d’entrer en dispute avec Jean-François Kervégan, moi aussi à la première personne. Je dois dire d’emblée que l’objet de la dispute n’est absolument pas dans l’ordre du reproche : reprocher d’avoir lu Carl Schmitt, ni même et surtout, reprocher d’avoir voulu penser quelque chose (je laisse ce quelque chose indéterminé) à partir de (sinon avec) Carl Schmitt. Il faut lire Schmitt et penser Schmitt (laissons ouverte la question d’un penser avec — même si c’est finalement contre — Schmitt). Avec son livre, Kervégan marque sa distance d’avec Schmitt, et la question est seulement de savoir jusqu’à quel point ce regard distancié est encore redevable de quoi que ce soit à Schmitt dans la considération qu’il prend de ses objets. Je n’ai pas la compétence universelle qui me permettrait de répondre à Jean-François Kervégan sur l’ensemble des problèmes et des questions que soulève son livre. Ce sont des questions profondes. Je m’autorise donc à parler seulement du point de vue qui est le mien, à savoir la science du droit et la théorie du droit. De ce seul point de vue, je voudrais essayer de dire en peu de mots qu’il n’y a pas grand-chose à penser ni avec ni contre Schmitt. Pour ce faire je me servirai d’un auteur évoqué en passant dans le livre de Kervégan, Hermann Heller. Sans doute s’attend-on à lire le nom de Hans Kelsen, l’ennemi théorique apparemment le plus radical de Schmitt, le « normativiste » en lutte contre le « décisionniste » Schmitt. Mais rappeler le débat Schmitt/Kelsen, si bien connu, me semblerait manquer une position somme toute plus radicale encore que celle de Kelsen contre Schmitt. Je voudrais donc montrer que Hermann Heller détruit beaucoup plus radicalement encore que Kelsen la posture théorique de Schmitt sur le droit, que Kervégan sent bien, dans son livre, que l’alternative Schmitt/Kelsen réduit, appauvrit et, en fin de compte, émascule le débat théorique sur le droit, mais que, malheureusement, il n’a pas apprécié à sa juste mesure cette voie hellérienne qui nous conduit jusqu’à ce point où l’on peut penser que, du point de vue de la théorie du droit à tout le moins, il n’y a pas grand-chose à faire de Carl Schmitt. Kervégan cite Heller parmi les juristes de gauche ayant pris intérêt, sous Weimar, à l’oeuvre de Carl Schmitt. Cela me paraît trop vite dit. Certes, Heller s’est intéressé à Schmitt, mais comme on peut s’intéresser à son ennemi principal et, plus précisément encore à son ennemi politique principal. En effet, d’une part, ce que l’on pourrait considérer comme théorie du droit chez Schmitt apparaît à Heller …

Parties annexes