L’ouvrage que Jean-François Kervégan a publié l’an passé sous le titre Que faire de Carl Schmitt ? est une réussite rare, dans la mesure où peuvent en tirer profit aussi bien des lecteurs curieux, qui n’auraient jusqu’à présent rien lu de cet auteur, que des spécialistes, philosophes, politistes ou juristes, qui connaissent déjà tout ou partie de son oeuvre et l’ont utilisée, commentée ou discutée dans leurs propres travaux. Cet exploit tient à trois qualités, qui caractérisent tous les travaux de Jean-François Kervégan : la pédagogie, la densité de la pensée et de l’expression, et une remarquable érudition. À quoi il faut encore ajouter une honnêteté scrupuleuse, laquelle lui permet d’adopter, par rapport aux controverses qu’ont suscitées, en France et ailleurs, les réceptions de l’oeuvre de Schmitt, une attitude dont on se convainc, à le lire, qu’elle est la seule qui puisse justifier de s’intéresser à cette oeuvre, à savoir : reconnaître un statut authentiquement théorique aux écrits de Carl Schmitt (du moins, à la plus grande partie de ses écrits), sans rien taire de son engagement politique au service du régime nazi, et sans craindre non plus de montrer les liens qui existent entre cet engagement et certaines de ses positions théoriques. Le titre de l’ouvrage exprime bien la question centrale qui commande la présentation que Jean-François Kervégan fait de l’oeuvre de Schmitt : « que faire de Carl Schmitt ? », c’est-à-dire d’abord, cela va de soi, peut-on encore en faire quelque chose, et quoi ? Mais plus précisément : il ne s’agit pas seulement d’établir que l’oeuvre de Schmitt mérite d’être traitée comme une oeuvre de théorie (et non comme un simple document qui n’aurait d’intérêt que pour les historiens de l’idéologie nazie), mais aussi et surtout de dégager dans cette oeuvre des concepts et des thématiques, s’ils existent, qui peuvent nous aider à penser notre actualité. Ce que Jean-François fait dans la seconde partie de son ouvrage, en sélectionnant cinq thèmes : la théologie, la normativité, la légitimité, le politique et le monde. Les remarques qui suivent portent avant tout sur les deux derniers thèmes. Par delà les évolutions et les tournants apparents des intérêts de Schmitt, Jean-François Kervégan repère quelques thématiques constantes, parmi lesquelles sont tout particulièrement soulignées : 1) la critique de l’argumentation morale ou humanitaire en politique, et 2) une interrogation sur le concept de politique, depuis l’époque où l’État en déterminait essentiellement le contenu jusqu’à la « péremption de la Staatlichkeit (étatité) » que Schmitt diagnostiquait en son temps. Cette critique et cette interrogation rencontrent une résonance certaine dans notre actualité, et avec elles les réflexions schmittiennes sur l’histoire du concept de la « guerre juste », sur les formes d’hégémonie qui utilisent à leur profit les organisations internationales, et sur la rhétorique humaniste qui habillent souvent ces usages et mésusages. Il est salutaire d’interpréter dans cette perspective la fameuse « définition » (ce n’était en vérité qu’un critère d’identification) schmittienne du politique par la distinction ami/ennemi, plutôt que de lui opposer doctement un concept de la politique-philia dont les capacités analytiques sont en raison inverse des mérites moraux. La première thématique (la critique de l’argumentation morale en politique) m’inspire la remarque qui suit. Le point d’articulation entre morale et politique réside dans le droit, et toute la question est ici de savoir si nous saisissons mieux ce qu’il en est de la réalité du droit en privilégiant son rapport à la morale ou bien à la politique. Kervégan souligne que l’un des principaux intérêts de la pensée schmittienne est de nous inciter à prendre en considération ce qu’il …
Contribution à la disputatio de Jean-François Kervégan : Que faire de Carl Schmitt ?[Notice]
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Catherine Colliot-Thélène
Université de Rennes-1
catherine.colliot@univ-rennes1.fr