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Les PUL poursuivent la publication des Oeuvres de Charles De Koninck, une entreprise intellectuelle qui a apposé sa marque sur l’évolution philosophique du xxe siècle québécois. Le T. I-1 était consacré à la Philosophie de la nature et des sciences (PUL, 2010[1]), tandis que le T. II-1 (Tout homme est mon prochain, PUL, 2009) inaugurait le volet sociopolitique, auquel fait suite aujourd’hui le T. II-2 sur La primauté du bien commun. Le schéma général adopté pour ce vaste projet éditorial apparaît maintenant clairement : chaque ouvrage est précédé d’un bref avant-propos de Thomas De Koninck, fils de Charles, et orchestré par un maître d’oeuvre différent. Le présent volume a été préparé par Sylvain Luquet, qui en signe la remarquable introduction, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.
De la primauté du bien commun, à cause de la violente controverse qui l’a entouré, est sans contredit l’ouvrage le plus connu de Charles De Koninck. Aussi l’histoire des textes inclus dans ce volume est-elle plutôt complexe. Pour débrouiller cet écheveau et guider le lecteur à travers les pièces du dossier, un petit rappel chronologique s’impose.
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Philadelphie, 1940 : De Koninck présente, au Congrès de l’American Catholic Philosophical Association, une conférence en anglais intitulée « Le principe de l’ordre nouveau ».
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Montréal, 1940 : Maritain donne une série de conférences au Québec, dont l’une, « L’éminente valeur de la personne humaine » (21-02), affirme la supériorité de la personne sur la société, en vertu de sa fin surnaturelle. On reconnaît là l’une des thèses de base du personnalisme.
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Mai 1942 : parution d’un ouvrage collectif, Devant la crise mondiale. Manifeste des catholiques européens séjournant en Amérique (New York, Éd. de la Maison française). Y figurent les noms de plusieurs universitaires connus dont, au premier chef, celui de Maritain. De Koninck devait y participer, mais il décide finalement de retirer, pour cause de désaccord avec ce dernier.
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Automne 1942 : quelques mois après ce malentendu, De Koninck prononce, à l’Académie canadienne Saint-Thomas-d’Aquin, une conférence intitulée « De la primauté du bien commun ». Elle est publiée intégralement peu après, dans la Semaine religieuse de Québec.
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1943 : le dominicain allemand Ignatius Theodore Eschmann, rattaché à l’Institut d’études médiévales de Toronto, publie, dans Mediaeval Studies (vol. 5, p. 123-165), une étude fouillée : « A Thomistic Glossary on the Principle of the Preeminence of the Common Good ». Rappelons qu’à titre de spécialiste de la pensée sociale et politique de Thomas d’Aquin, le R. P. Eschmann avait fait partie de la première cohorte d’enseignants de l’École des sciences sociales de l’Université Laval, fondée en 1932 par Georges-Henri Lévesque, O. P.
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Printemps 1943 : parution de l’ouvrage De la primauté du bien commun contre les personnalistes (Québec, PUL∕Montréal, Fides ; dorénavant PBC), lequel inclut une version largement remaniée et augmentée de 4 (première partie de l’ouvrage), à laquelle s’ajoute, en deuxième partie, le texte amendé de 1 complété par cinq appendices, destinés à préciser certains points doctrinaux. De Koninck assure la transition entre les deux sections de l’ouvrage par un bref essai intitulé « Personnalisme et totalitarisme ». Aucun des adversaires visés par cette vigoureuse attaque contre le personnalisme n’est clairement identifié dans l’ouvrage, ce qui suscitera bien des interrogations et soulèvera une vive polémique.
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Janvier 1945 : Jules Baisnée, P. S. S., fait paraître une recension de 6 (The Modern Schoolman, St. Louis). Étant donné que Maritain présentait sa philosophie comme un personnalisme thomiste et qu’il avait en outre publié un ouvrage célèbre intitulé Primauté du spirituel (1927), le Père Baisnée assume que la charge contre le personnalisme du pamphlet 6 vise directement les travaux de Maritain. (Avait-il raison ? Chez les spécialistes, la question est encore débattue ; pour notre part, nous croyons que De Koninck visait d’abord, mais pas exclusivement, Maritain…)
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Mai 1945 : indigné par la parution du pamphlet, et convaincu par 7 de la justesse du lien à Maritain, le Père Eschmann décide de réagir. Comme il croit en outre que De Koninck, tout en prétendant appuyer sur saint Thomas sa doctrine du bien commun, en trahit plutôt l’esprit authentique, il publie, toujours dans The Modern Schoolman (mai 1945, vol. XXII, no 4, p. 183-208), un factum cinglant : « In Defense of Jacques Maritain ».
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Novembre 1945 : De Koninck réplique par un texte publié en anglais dans le Laval théologique et philosophique (vol. 1, no 2, p. 9-109) : « In Defense of Saint Thomas, A reply to Father Eschmann’s Attack on the Primacy of the Common Good » (dorénavant DST).
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Novembre 1945 : Maritain précise sa pensée sur ces questions dans une conférence donnée à l’Académie pontificale de saint Thomas (Rome), « Personne et individu », avant d’ajouter des précisions supplémentaires dans son article « La personne et le Bien commun » (Revue thomiste, vol. 46, 1946, p. 237-279), lequel sera ensuite développé dans un ouvrage du même titre (Paris, Desclée de Brouwer, 1947).
L’actuel volume des Oeuvres complètes inclut, dans l’ordre, 6[2] (p. 105-225) et 9 (p. 227-403), suivis, en annexe, de 8 (p. 407-437). Le tout est précédé de l’habituel avant-propos (p. XI-XII), ainsi que de l’introduction de Luquet (p. 1-104), qui a aussi traduit certains textes de l’anglais ou du latin. Un index rerum et nominum détaillé complète l’ouvrage.
De la primauté du bien commun appartient à un contexte intellectuel révolu, l’orthodoxie. Il mobilise en outre un style et un vocabulaire philosophiques, ceux de la scolastique et du thomisme, qui semblent aujourd’hui bien anachroniques. A-t-on raison, comme le croit Eschmann évoquant la perfection des créatures, d’opposer le bonum in essendo au bonum in causando ? Est-il exact, comme le pense De Koninck, qu’on ne puisse aimer Dieu en Lui-même, en dehors d’une communicabilité qui ne découlerait d’ailleurs pas directement de Son infinie bonté ? De telles discussions sur l’interprétation exacte des textes du Docteur angélique ou la compréhension fine de la nature divine en régime chrétien, ne déchaîneront certes pas les passions en 2011, tant leur caractère précritique saute aux yeux. Dans son introduction développée, aussi informée qu’instructive, Luquet, après avoir exposé le contexte du débat, en explique brillamment les tenants et aboutissants, et suit ensuite patiemment le fil des divers argumentaires dans leurs nuances théologiques, parfois très subtiles. Pour les raisons susmentionnées, nous ferons ici l’économie de ces raffinements, pour aller directement à l’essentiel. En effet, si l’on accepte d’enjamber les trois obstacles psychologiques que constituent une orthodoxie révolue, la veine thomiste et le rébarbatif vocabulaire scolastique, et que l’on examine attentivement les textes de ce volume ainsi que la controverse acerbe qu’ils ont générée, on constate qu’ils soulèvent nombre de questions éminemment actuelles. En voici quelques-unes, bien entendu liées : y a-t-il une différence fondamentale entre individu et personne ? Qu’est-ce que le bien commun ? Quel lien doit établir la philosophie sociale et politique entre personne et communauté ? Comment articuler les rapports entre individu et société civile ? Et la plus difficile de toutes, sans doute, quelle est donc la nature exacte du totalitarisme, cette plaie béante qui a défiguré le dernier siècle ?
Discuter ces questions à la fois vastes et complexes dans le cadre d’une simple recension est évidemment exclu ; tout au plus pourrons-nous donner ici un aperçu des positions de Charles De Koninck ainsi que des raisons de son opposition résolue au personnalisme. La préoccupation centrale, celle autour de laquelle gravite l’ensemble du débat, a évidemment trait au statut de la personne et à son rapport au bien commun. Qu’on évoque le personnalisme thomiste de Maritain, le personnalisme chrétien de Mounier, ou, au Québec, celui du franc-tireur Hertel, bref les principaux représentants de ce courant chrétien non conformiste, la question polarise alors l’opinion. En effet, dans ce débat entre Maritain et De Koninck, ce « sont […] deux conceptions du bien commun qui s’affrontent, […] deux façons de considérer Dieu et le rôle de la personne dans l’économie du salut » (Luquet, p. 80-81). Étant donné le magistère incontestable dont jouissait ici Maritain, l’ouvrage publié par De Koninck suscita alors une onde de choc dont les répercussions se firent sentir bien après sa parution. Pourquoi ? On le sait, Maritain enracine ses thèses dans une réinterprétation de la métaphysique thomiste. En ramenant les choses à leur plus simple expression, on peut affirmer qu’il identifie primauté du spirituel et primauté de la personne, car elle seule peut prétendre à la félicité céleste, bien ultime de l’être humain. En effet, si la personne est ordonnée à la béatitude, elle prévaudra sur toute forme de communauté politique, voire sur le bien commun intrinsèque de l’univers. En d’autres termes, si l’individu doit s’incliner devant la société, il n’en va pas de même de la personne : au contraire, tant la société que l’univers lui sont assujettis, et non l’inverse. C’est ce personnalisme sans concession que rejette De Koninck. Citant saint Thomas, il considère erronée la vision d’une société conçue comme « tout accidentel » (PBC, p. 141-143). Il ajoute que c’est dévaluer l’univers que de subordonner ainsi « le bien commun créé […] à la personne singulière » (PBC, p. 144). Il croit enfin et surtout que Dieu est le « bien commun de toutes choses » (DST, p. 315). À ce titre, la personne est ordonnée à une félicité qui n’est pas son bien propre.
Rappelons que cette polémique philosophique s’inscrit alors dans un cadre précis, celui de la Deuxième Guerre mondiale, et qu’un tel contexte implique une lutte de tous les instants contre le totalitarisme. D’ailleurs, l’expression « L’ordre nouveau », autour de laquelle s’articule la seconde partie de La primauté du bien commun (p. 153-174), ne pouvait que frapper les esprits. C’était certes l’étendard d’une frange importante de la gauche française et chrétienne des années 1930, mais c’était aussi un principe du fascisme mussolinien, comme ce fut, quelques années plus tard, la devise de l’ordre nazi imposé à l’Europe. Or De Koninck veut bien évidemment combattre les dérives théoriques liées à l’attrait potentiel du fascisme, mais aussi celles, plus insidieuses, issues d’un individualisme excessif. C’est pourquoi, dans un mouvement aussi audacieux qu’insolite, il ose associer les deux en faisant du totalitarisme une forme pervertie de personnalisme ! Selon lui, puisque tous deux accordent la primauté absolue à la personne, au « pur moi » (PBC, p. 170), ils renient l’autorité divine et bouleversent en conséquence la hiérarchie naturelle de la communauté humaine. En s’élevant ainsi contre l’ordre normal des choses, en divinisant l’homme (PBC, p. 187), ces révoltes volontaristes prétendent instituer un ordre immanent, fondé sur la seule dignité individuelle, une sorte de « totalitarisme du moi » (PBC, p. 149)[3]. Cet « humanisme absolu » (Luquet, p. 34) constitue un dévoiement de la liberté humaine et une perversion du bien commun (PBC, p. 118), qui devient alors un simple instrument au service des régimes fascistes. « En fait, le personnalisme fait sienne la notion totalitaire de l’État » (PBC, p. 150), affirme sans sourciller De Koninck. De prime abord étonnante, voire blessante (PBC, p. 118), une telle connivence s’éclaire, selon lui, par sa généalogie : en effet, sous des dehors opposés, le personnalisme et le totalitarisme s’abreuveraient à une source commune, le marxisme (PBC, p. 149-152).
On comprend qu’une telle identification, outre qu’elle ne laissait pas d’étonner par son caractère très approximatif, ait pu heurter profondément Maritain et les personnalistes de tous horizons. Il ne faut pas oublier, en effet, que le christianisme militant de Mounier s’inspirait des travaux de Maritain, qui, lors des fameuses soirées de Meudon, avait été en quelque sorte son mentor. On s’en doute, un passage aussi controversé, dont le retentissement fut considérable, contribua énormément à la notoriété de l’ouvrage.
Aujourd’hui, cet ouvrage et la polémique qu’il a engendrée peuvent sembler caducs, mais le croire serait céder à une dangereuse illusion, car le passé revient parfois hanter le présent de manière inattendue. En fait, le Québec et le Canada actuels doivent beaucoup au maritainisme, et plus encore sans doute à la philosophie de son disciple dissident Mounier, prise à partie par De Koninck. En effet, des études récentes, par exemple Meunier et Warren (Sortir de la grande noirceur. L’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, 2002), ont montré le rôle souvent occulté du personnalisme chrétien dans la naissance de la Révolution tranquille. Quant au Canada, la filiation est plus directe encore. On sait que Pierre Elliott Trudeau a fait inscrire dans la constitution du pays une Charte des droits accordant préséance à la personne. Or tous les biographes de Trudeau ont insisté sur le personnalisme qui imprégnait Cité libre, le moule dans lequel s’est formée sa pensée, pavant ainsi la voie à son individualisme juridique ultérieur. De Koninck utilise le vieux style thomiste et le vocabulaire rébarbatif de la scolastique ? Sans doute. Sa pensée fait montre d’une orthodoxie souvent pénible ? Soit. Il a lourdement erré en rapprochant personnalisme et totalitarisme ? Certes. Mais il a vu juste sur un point essentiel : sans garde-fous collectifs, une primauté absolue accordée à la personne mène à des déséquilibres périlleux. Aussi, comme le fait La primauté du bien commun, faut-il rappeler périodiquement que l’homme est un animal communautaire, un zoon politikon. Ne serait-ce qu’à ce titre, il vaut la peine de revisiter cet ouvrage et de réfléchir aux aléas de cette célèbre controverse, qui a marqué l’histoire de la pensée au Québec.
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir notre recension dans Philosophiques, vol. 38, no 1 (print. 2011), p. 365-372.
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[2]
Mais sans la préface de l’édition originale, rédigée par le cardinal Villeneuve.
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[3]
Il est difficile de ne pas voir, dans de tels passages, des allusions à l’ouvrage le plus célèbre de Maritain, Humanisme intégral (1936).