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Ce premier d’une série de quatre tomes consacrée à la traduction française des oeuvres de Dietrich de Freiberg est plus que bienvenu, tant il est vrai que nous sommes en présence de l’une des figures les plus singulières de la pensée médiévale. Ce dominicain allemand, qui fut maître en théologie à Paris en 1296-1297, est demeuré jusqu’à maintenant relativement inconnu du lectorat philosophique francophone, alors que l’édition critique de ses oeuvres complètes, sous la direction de Kurt Flasch, qui signe l’introduction au présent volume, a été achevée au mitan des années 1980. Le temps est donc venu de prendre la mesure de sa contribution aux spéculations fondamentales qui animent l’histoire de la philosophie, notamment en ontologie, domaine dont relèvent les deux traités complémentaires que traduit ici Catherine König-Pralong (avec la collaboration de Ruedi Imbach) et qui portent respectivement sur les concepts d’accident et de quidité (les traducteurs ont tenu à demeurer fidèle à la graphie médiévale latine (quiditas), plutôt que de s’en tenir à l’orthographe usuelle du terme : « quiddité »).
La question de fond qui traverse les deux opuscules du maître allemand est celle de la séparabilité de l’accident au regard de la substance ; elle consiste à se demander si un accident peut exister ou être maintenu dans l’être sans sujet, c’est-à-dire sans être inhérent à une substance. Répondre à cette question exige d’opérer un travail de clarification conceptuelle à l’endroit des notions corrélatives de substance et d’accident, un labeur auquel Dietrich s’emploie et qui le conduit à repenser de manière radicale les catégories traditionnelles de l’ontologie péripatéticienne, à l’encontre d’une certaine manière commune de présenter les choses que les théoriciens du xiiie siècle avaient imposée — de Bonaventure à Henri de Gand, en passant par Thomas d’Aquin et Gilles de Rome. Afin d’offrir un soubassement ontologique au dogme de la transsubstantiation, ceux-ci avaient unanimement soutenu qu’en vertu de la puissance divine surnaturelle, les accidents des espèces eucharistiques subsistent alors même que leurs substances, à savoir le pain et le vin, n’existent plus, ceux-ci ayant été transsubstantiés en corps et sang du Christ. Dietrich ne fait jamais explicitement référence à l’eucharistie, mais son propos, quoique substantiellement ontologique, est clairement marqué du sceau de cet enjeu de nature théologique.
S’inscrivant en faux contre la position commune en faveur de laquelle ont argumenté les théologiens susmentionnés, Dietrich répond par la négative à la question posée : à son avis, aucune puissance, fût-elle surnaturelle, ne peut faire en sorte qu’un accident existe sans sujet. Cette réponse découle de la conception très précise que Dietrich se fait de la substance et de l’accident (je me contente ici de dégager le motif central d’une trame discursive très complexe) : la première est l’étant qui, en vertu de la quidité qu’il possède, existe par soi, détient une véritable unité et peut être défini ; le second est l’étant qui ne possède pas une telle quidité et qui, par conséquent, ne peut exister qu’en vertu de la substance qui lui procure son essentialité ; un tel étant, l’accident, n’a donc pas d’unité véritable, ni de définition propre, mais tire son être et sa définition de la substance dont il est une disposition. En usant du lexique qu’emploie Dietrich, il convient de dire que la substance se « quidifie » elle-même, c’est-à-dire qu’elle comporte en elle-même son propre principe essentiel d’existence par soi, tandis que l’accident est « quidifié » par la substance, c’est-à-dire qu’il n’a d’être que par l’essence que lui procure la substance. Le Traité des quidités des étants donne à Dietrich l’occasion d’approfondir la notion de quidité. S’appuyant essentiellement sur la lecture averroïste du livre VII de la Métaphysique d’Aristote, Dietrich identifie la quidité avec la forme substantielle, autrement dit le principe intrinsèque d’existence en acte d’une substance, prenant le contre-pied de la lecture avicennienne du même livre, à laquelle Thomas d’Aquin, entre autres, avait souscrit, selon laquelle, dans le cas de la substance composée, la quidité embrasse à la fois la forme et la matière commune.
Dans l’optique ontologique qui est celle de notre maître, l’impossibilité qu’un accident existe indépendamment d’une substance est donc fondée sur le principe de non-contradiction. En effet, il est contradictoire de penser que peut exister par soi, de manière indépendante, ce qui est intrinsèquement dépourvu du principe essentiel en vertu duquel un étant existe par soi, de manière indépendante. Et puisque, selon Dietrich (et bien d’autres penseurs médiévaux), il est impossible, même pour Dieu, de réaliser le contradictoire, l’accident ne peut absolument pas exister sans sujet.
Le dominicain allemand pense que si ses adversaires ont pu défendre une telle possibilité, c’est qu’ils ont dénaturé l’accident, qu’ils l’ont « chosifié », qu’ils l’ont pourvu d’une essence de plein droit, abolissant ainsi la différence ontologique qui sépare la substance de l’accident. Selon Dietrich, un tel effacement de la ligne de partage entre substance et accident conduit à la ruine de l’étude philosophique et scientifique des choses de la nature. À propos de ce dernier aspect, le Dominicain dénonce avec vigueur les intrusions indues de la religion dans les matières proprement philosophiques : il juge qu’il est illégitime et néfaste, à la fois pour la théologie et la philosophie, d’ériger une opinion théologique en article de foi, comme le font, selon lui, ses adversaires, alors que ni les textes sacrés, ni ce qui en découle logiquement, ni un jugement de l’autorité pontificale, ne viennent appuyer une telle « sacralisation » de ladite opinion. Sur le plan proprement épistémologique, c’est bien là l’erreur que commettent les tenants de la position commune, qui étayent la thèse de la séparabilité de l’accident par un argumentaire composite où l’invocation du miracle vient prendre le relai des raisons philosophiques lorsque ces dernières s’avèrent impuissantes à contrer les objections qui leur sont adressées.
Ce sont là, en un résumé sans doute trop sommaire, eu égard à la richesse de la pensée de Dietrich de Freiberg, les principaux éléments doctrinaux que contiennent les deux traités dont on nous offre la traduction française.
L’introduction que Kurt Flasch a rédigée contient tout ce que doit contenir un bon exposé qui entend introduire à des oeuvres relevant de la scolastique médiévale : des informations de nature historique ; une présentation synthétique des idées clefs qui composent les textes traduits ; l’identification des enjeux théoriques que ceux-ci véhiculent (en l’occurrence, le débat entourant l’ontologie de la transsubstantiation) ; la mise au jour des textes-sources qui forment l’arrière-plan herméneutique des oeuvres traduites (en l’occurrence, un complexe textuel principalement constitué des Seconds Analytiques I, 4 et des livres IV et VII de la Métaphysique d’Aristote). On regrette toutefois que l’auteur ait d’emblée brouillé la distinction entre propriété et accident, alors qu’une partie importante du Traité des accidents consiste précisément à distinguer entre, d’une part, les propriétés et « passions » par soi d’une chose (par exemple, la capacité de rire pour l’homme ou le fait d’être pair ou impair pour le nombre) et, d’autre part, les accidents proprement dits, qui sont les dispositions des choses naturelles (par exemple, telle quantité ou telle qualité qui caractérise une substance).
Quant à la traduction qu’ont réalisée Catherine König-Pralong et Ruedi Imbach (en nous procurant le texte latin en vis-à-vis, ce qui est une excellente idée), elle se signale par sa clarté, sa précision et sa cohérence. En outre, on apprécie que les traducteurs aient fourni en notes de bas de page les références complètes des oeuvres des auteurs du passé que cite Dietrich et de celles des interlocuteurs scolastiques qu’il prend à partie. En revanche, étant donné la densité et la difficulté qui caractérisent la conceptualité du maître allemand (a fortiori pour un lectorat qui n’est pas spécialiste de philosophie médiévale), on aurait souhaité que cette traduction soit munie d’un appareil de notes explicatives qui auraient donné aux lecteurs quelques clefs pour mieux comprendre les principaux concepts et formules théoriques à l’aide desquels Dietrich articule sa pensée.
Cela étant dit, l’essentiel demeure : mettre à la disposition des lecteurs francophones des textes hautement importants pour quiconque s’intéresse à l’ontologie fondamentale. On ne peut qu’être reconnaissant pour la rigueur avec laquelle les traducteurs ont accompli cette tâche. C’est avec impatience que nous attendons les trois prochains volumes de traduction en langue française d’oeuvres choisies de Dietrich de Freiberg.