Quand on sait le soin que Jocelyn Benoist prend à toute chose, on ne peut pas ne pas prendre au sérieux la couverture de son dernier ouvrage, un tableau de Paul Klee datant de 1922 et qui a pour titre Betroffener Ort, littéralement : « Lieu visé ». La flèche de l’intentionalité s’y trouve brisée, ou plutôt déviée, réfractée lors de son passage dans un contexte qui prend la forme d’une strate de milieux homogènes aux teintes de plus en plus sombres à mesure qu’on approche du monde sublunaire dont le sol, lui, est tout à fait opaque. Ce que cette flèche brisée vise, en outre, n’est pas un objet, mais un lieu, le « lieu visé » précisément, ou plutôt le lieu atteint après déviation, le but requalifié. Ce lieu concret et non abstrait (ce n’est pas l’espace de la géométrie) consiste en un ensemble de relations ou d’états de chose qui lient moins des objets que des formes, des êtres en mouvement et mêmes des intentions (figurées par des flèches qui supportent quelque chose comme des portées musicales sur lesquelles sont placées, en guise de notes, des spirales, équivalents de la représentation de la parole dans l’iconographie médiévale). Comme toute thèse révolutionnaire en philosophie, la thèse du « réalisme intentionnel » identifie le socle théorique commun aux deux doctrines en affrontement permanent, l’accord implicite que recouvre le désaccord explicite, et elle propose une échappée. Ce socle commun, quel est-il ? D’abord, une élimination du contexte, c’est-à-dire de l’extériorité nécessaire à la qualification de l’acte comme intentionnel (soit par dissolution de l’intentionalité elle-même au profit d’une extériorité radicale, soit par dilution du contexte dans un faisceau de visée). En effet, pour que l’acte puisse être qualifié d’intentionnel, il doit être orienté vers quelque chose d’extérieur à l’acte lui-même. Mais si cette extériorité ne désigne que ce sur quoi on a prise, elle n’a aucune prégnance. En revanche, si tout est extériorité, comme le veut le béhavioriste radical, c’est la nature de l’acte qui se perd puisque celui-ci devient lui-même effet. Une extériorité sans frontière est alors tout aussi dépourvue de sens. Autre propriété de ce socle : un recentrement des ontologies qui supportent la description des actes, supprimant ou mobilisant l’intentionalité, sur la catégorie de l’objet. Ces deux arguments, qui composent aussi les deux axes de ce repère commun, peuvent être articulés si l’on estime, avec Jocelyn Benoist, que l’une et l’autre perspectives font bel et bien litière de quelque chose qu’on appelle le réel. Plus exactement, les béhavioristes comme les intentionnalistes ravalent le réel à la catégorie de la res, de la chose matérielle, et se privent alors de la possibilité de rendre compte de la manière dont on compose avec lui sans se dissoudre en lui ou sans le dissoudre lui-même. Aussi la première thèse forte défendue par Jocelyn Benoist est-elle nécessairement une thèse pascalienne : l’intentionalité est bornée de toute part par du non-intentionnel. Ce qui qualifie le réel alors n’est pas seulement son indifférence à l’acte, c’est dans une certaine mesure sa résistance, c’est-à-dire aussi sa capacité à requalifier l’acte lui-même (à dévier la flèche), voire à l’annuler (la briser). Mais déployer une telle efficacité, le réel ne doit pas être simplement composé de choses matérielles, si possible inertes, réductible comme chez Descartes à l’étendue, ni d’objet, c’est-à-dire de choses sur lesquelles on a prise. La seconde thèse qui s’en déduit, en quelque sorte, est la suivante : un acte intentionnel est non seulement un acte borné, mais aussi et surtout un acte normé. Une catégorie d’acte a effectivement …
La flèche brisée[Notice]
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Ronan de Calan
IHPST, Paris I