Corps de l’article
[T]ous les visages de Platon ont leur vérité
sur chacun des miroirs de la tradition.
Il se peut que le plus fidèle de ces miroirs
ait été celui de Plotin […].
Léon Robin, Platon, 1935, p. 239
En nous donnant un premier livre sur un sujet fascinant, mais ô combien ardu, car à la fois techniquement exigeant et philosophiquement sous-déterminé, un livre qui combine si heureusement clarté, érudition et pénétration, il ne fait nul doute qu’Emmanuel Barot a rendu un service considérable à celles et ceux qui s’intéressent à Albert Lautman. Il ne sera enfin plus nécessaire de chaque fois s’épuiser en explications ab origine avant de dire ou d’écrire quelque chose de neuf sur Lautman : il suffira désormais de renvoyer au Barot pour une première initiation ! Pour son beau travail, amorce d’« approfondissements collectifs » qui prendront, il faut le souhaiter, une tournure interdisciplinaire, Emmanuel Barot doit être félicité et remercié.
Les quelques remarques qui suivent auraient pu s’intituler « Questions d’un mathématicien à un philosophe », et j’espère que cette indication suffira à en excuser la naïveté. Mon attention se portera principalement sur quelques-unes des nombreuses affinités avec le néoplatonisme que je crois déceler chez Lautman, et la question en forme de critique que j’adresse à Barot est un peu la suivante : ce qu’il pourrait y avoir d’hégélien chez Lautman — et que Barot, en pionnier, a cherché à mettre en évidence — ne se réduit-il pas, en définitive, à ce qu’il pourrait y avoir de néoplatonicien chez Hegel[1] ?
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Si certains parmi les premiers commentateurs de Lautman l’ont qualifié de « néoplatonicien », c’était parfois sans même préciser s’il s’agissait là d’une référence au néoplatonisme historique, ou simplement de l’énonciation d’une évidence, à savoir que la pensée de Lautman se présente comme un « nouveau platonisme[2] ». L’usage relativement fréquent par notre philosophe du vocabulaire néoplatonicien de la procession ou de l’émanation suggère en effet cette lecture, et je tenterai de montrer plus bas qu’il ne s’agit pas d’un simple emprunt terminologique.
On pourrait objecter à ce point de vue qu’il n’y a pas de référence directe au néoplatonisme dans les écrits d’Albert Lautman (de même qu’on y cherchera en vain un quelconque renvoi à Hegel), et qu’il paraît assez improbable que Lautman ait été un lecteur secret de Plotin ou de Proclus[3]. Il existe cependant une très simple explication à la présence d’éléments néoplatoniciens dans ses travaux. Comme le note Barot, la lecture de Platon par Lautman se déroule sous l’influence de l’interprétation de Léon Robin. Or cette interprétation, avec son insistance sur le rôle central de la doctrine non écrite, flirte quelque peu avec certaines formulations néoplatoniciennes. Ce fait est bien connu des platonisants, et Robin lui-même l’a d’emblée reconnu[4]. Toutefois, il me semble que ce sont les textes qui importent, et ceux de Lautman — on le constatera — sont assez clairs à cet égard. Ne pourrait-on pas tout simplement envisager la possibilité que Lautman ait « redécouvert » certains éléments d’un mode atemporel du penser ?
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Le rapprochement entre Lautman et le néoplatonisme s’opère en au moins trois points distincts : la doctrine plotinienne des deux actes, la dialectique perfection-production et l’« incomplétude » des Idées.
La doctrine des deux actes. La distinction entre un acte intérieur d’une essence (ou substance), activité de l’essence, et d’un acte extérieur, activité à partir de l’essence, joue un rôle considérable dans les Ennéades de Plotin[5], qu’elle s’applique à une unique essence, ou qu’elle ait pour fonction d’expliquer le rapport entre deux hypostases « consécutives ». C’est à ce deuxième cas qu’est associé le schéma classique procession-conversion. D’après Plotin « en chaque chose, il y a un acte qui appartient à la réalité et un acte qui provient de la réalité ; l’acte qui appartient à la réalité est la chose elle-même, et l’acte qui provient de la réalité doit à tous égards en être la conséquence nécessaire, tout en étant différent de la chose même[6] ». Comme l’ont noté plusieurs commentateurs, l’acte intérieur chez Plotin se traduit souvent en un morcellement ou une division de la réalité (par exemple, en genre et espèces). L’acte extérieur, par contre, est production nécessaire d’un autre, avec imitation (partielle) du producteur. Or, dans les passages lautmaniens de l’essence à l’existence, on observe exactement les mêmes moments : distinction entre la structure interne d’un être mathématique, qui est bien souvent division en classes, découpage structural de nature topologique, etc., et création ou émanation d’un autre être, rendue possible par ce morcellement du domaine de base : « Le passage de l’essence à l’existence devient ainsi une liaison entre la décomposition structurale d’un être et l’existence d’autres êtres que cette décomposition fait naître[7]. » Et Lautman ajoute que dans certains cas, des « relations d’imitation […] peuvent exister entre la structure de cet abstrait [le produit] et celle du concret de base [le producteur][8] ». Un examen plus approfondi des exemples mathématiques de Lautman révèle un remarquable parallélisme entre ses descriptions et la structure procession-conversion du néoplatonisme[9].
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La dialectique perfection-production. Dans son commentaire du traité 7 de Plotin, Jean-François Pradeau qualifie l’énoncé suivant de véritable « axiome plotinien » : « Or, dès que n’importe laquelle des autres choses atteint sa perfection, nous constatons qu’elle engendre, c’est-à-dire qu’elle ne supporte plus de rester en elle, mais qu’elle produit une chose différente[10]. »
Comment ne pas rapprocher un tel « axiome » de cette affirmation de Lautman : « [I]l se trouve que certaines de ces définitions artificielles aient pour conséquence d’amener un ensemble ou une surface à un tel état d’achèvement ou de perfection que cette perfection interne s’épanouisse en affirmation d’existence de nouvelles fonctions définies sur cet ensemble[11]. » Et il me semble que Plotin aurait bien pu lui-même soutenir que « l’achèvement interne d’un être s’affirme dans son pouvoir créateur[12] ».
L’atteinte de la perfection interne, chez nos deux platoniciens, se manifeste toujours par la production d’un autre, par émanation ou procession. Une partie importante de la thèse principale de Lautman est de fait tout entière consacrée, écrit-il, « à l’étude de la procession des êtres mathématiques les uns à partir des autres et, comme nous le verrons, poursuit Lautman, ce mouvement n’est possible que si la structure de l’être dont procèdent d’autres êtres a été amenée au préalable à un certain état de perfection[13] ».
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L’« incomplétude » des Idées. Barot soutient que « Hegel et Lautman défendent tous deux une dialectique de l’Universel dans laquelle celui-ci ne se concrétise dans toutes ses potentialités que par son passage dans le multiple[14] ». J’abonde tout à fait dans ce sens, mais je note que la référence à Hegel est inutile, puisque cette antique vérité appartient originairement au néoplatonisme. C’est Gadamer qui attribue à ce courant de pensée l’intuition qu’un seul et même sens (disons une « Idée ») se réalise diversement dans l’histoire, se donnant par cette concrétisation une sorte de « surcroît d’être ». Utilisant comme Lautman le langage de l’émanation, Gadamer écrit dans Vérité et Méthode, en faisant référence à l’« émané », que ce dont il émane n’en est pas diminué. Le développement de cette idée dans la philosophie néo-platonicienne […] fonde le rang ontologique positif de l’image. Car du moment que l’Un originel ne s’appauvrit pas en laissant s’épancher hors de lui-même le multiple, cela signifie bien croissance d’être[15].
Gadamer replace ainsi dans un contexte néoplatonicien deux idées-forces de Lautman, justement mises en relief par Barot : si les Idées dialectiques trouvent une sorte de complétion du fait de leurs réalisations (mathématiques ou autres), elles n’en restent pas moins « intactes », non amoindries, conservant ainsi toute leur problématique puissance. Les Idées-Problèmes de Lautman demeurent, pour employer l’idiome des mathématiciens, des « problèmes ouverts ». Et si Lautman a pu écrire que les Idées sont pour les théories mathématiques « la raison de leur structure et la cause de leur existence, leur principe et leur origine[16] », c’est qu’il a dû penser qu’« il n’est pas nécessaire que ce qui donne possède ce qu’il donne[17] ».
Après ces rapprochements, qui ne forment qu’un simple échantillon, il faut dire quelque chose des divergences, car il serait ridicule de faire de Lautman un néoplatonicien orthodoxe ! Je ne mentionne que la principale. Elle réside à l’évidence dans la cooriginarité des principes de l’Un et de la dyade indéfinie dans le platonisme reconstitué par Robin, qui tranche nettement avec la procession néoplatonicienne des hypostases à partir d’un principe solitaire, l’Un. Mais comme le reconnaît Barot, ce fait constitue également une obstruction à tout rapprochement avec Hegel. Il me semble toutefois que ce cette cooriginarité ne joue pas un grand rôle pour Lautman — ses remarques sur l’Un et la dyade sont vagues, difficiles à comprendre, et relèvent peut-être plus du commentaire que de la présentation de son propre point de vue. Il est donc malaisé d’en tirer une position bien dessinée quant au rôle que joue la cooriginarité des principes dans sa pensée.
La philosophie de Lautman penche-t-elle vraiment vers une sorte de « nouveau néoplatonisme » ? Plus que le rapprochement avec Hegel, cette mise en regard me semble conforme à l’inspiration profonde qui traverse son oeuvre en entier, depuis ses premières remarques sur le caractère « bienfaisant » de la référence à Platon[18] jusqu’à l’étonnant essai de « physique platonicienne[19] » que constituent les textes posthumes. À l’instar de Lautman, les néoplatoniciens accordèrent une grande valeur au témoignage d’Aristote sur l’enseignement oral de Platon. Dans un article sur Gadamer, le philosophe américain Robert Sokolowski posait la question du sens à donner à la doctrine non écrite dans l’univers intellectuel contemporain : « How is the truth in Plato’s esoteric teaching to be stated now[20] ? » L’oeuvre d’Albert Lautman présente une réponse fragmentaire, discutable, mais extrêmement brillante à cette intrigante question.
Parties annexes
Notes
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[1]
La préférence bien connue de Hegel, dans la sphère de la philosophie ancienne, pour le néoplatonisme est fondée, écrit H. J. Krämer, sur « an actual affinity of content » (voir H. J. Krämer, Plato and the Foundations of Metaphysics, SUNY Press, 1990, p. 157). Paul Bernays a le premier suggéré un rapprochement entre Hegel et Lautman dans sa recension des deux thèses de Lautman (voir The Journal of Symbolic Logic, vol. 5, no 1 [mars 1940], p. 20).
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[2]
Par contre, Catherine Chevalley soutient que « le véritable sens platonicien » dont se réclame Lautman est en réalité tiré par celui-ci « vers une perspective plotinienne ». Voir son « Lautman et le souci logique », Revue d’histoire des sciences, XL (1) 1987, p. 61. Barot lui-même reconnaît le caractère plotinien de certaines formules de Lautman. Cf. E. Barot, Lautman, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 134.
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[3]
Plotin ne constituait certes pas une référence évidente pour un penseur rationaliste. On lira avec profit les remarques de Brunschvicg sur Plotin, dans un chapitre portant sur le « mysticisme alexandrin » (L. Brunschvicg, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, Paris, P.U.F., 1953, p. 80-94), ou encore l’importante monographie de Bréhier, parue pour la première fois en 1928 (E. Bréhier, Plotin, Paris, Vrin, 1998). Le cas de Proclus mériterait également considération, ainsi du reste que celui de Leibniz. Ce dernier constitue peut-être l’une des sources du néoplatonisme diffus de Lautman.
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[4]
Jean Trouillard soutient que « de bons platonisants modernes comme Léon Robin estimaient que Platon s’orientait [dans ses grands dialogues métaphysiques] vers une procession intégrale du réel » (voir l’article « Néo-platonisme » de l’Encyclopaedia Universalis). Au terme de son grand travail de 1908, Léon Robin écrivait en effet que « ce qui se dégagerait de ces considérations, c’est, si je ne craignais d’employer prématurément ce terme de la langue néoplatonicienne, l’Idée d’une « procession » de l’Être », et plus loin « Aristote nous a mis sur la voie d’une interprétation néoplatonicienne de la philosophie de son maître ». Cf. La théorie platonicienne des idées et des nombres d’après Aristote. Étude historique et critique, Georg Olms Verlag, 1984, p. 598-600. Je dois préciser que Lautman ne cite pas cet ouvrage, mais plutôt l’ouvrage-synthèse de 1935, L. Robin, Platon, Paris, P.U.F., 1935.
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[5]
Ma référence pour cette doctrine est J.-M. Narbonne, La métaphysique de Plotin, Paris, Vrin 2001, p. 61.
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[6]
Traité 7, 25-35. Voir Plotin, Traités 7-21, trad. fr. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, GF 2003, p. 22.
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[7]
Albert Lautman, Les mathématiques, les idées et le réel physique, Paris, Vrin, 2006, p. 190.
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[8]
Ibid., p. 195.
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[9]
Il y a par exemple une place pour un analogue de la « matière intelligible » de Plotin dans la pensée de Lautman. On sait que cette dernière forme en quelque sorte le premier « moment » de la procession et peut être identifiée à la Dyade indéfinie de la doctrine non écrite.
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[10]
Traité 7, 1, 25-30.
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[11]
Voir J. Cavaillès, Oeuvres complètes de philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994, p. 630.
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[12]
Lautman, 2006, p. 186.
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[13]
Ibid., p. 171.
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[14]
E. Barot, Lautman, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 146.
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[15]
H.G. Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 158 [145] (je souligne).
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[16]
Lautman, 2006, p. 255.
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[17]
Traité 38, 17, 1-5. Voir Plotin, Traités 38-41, trad. fr. L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, GF, 2007, p. 69.
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[18]
Lautman, 2006, p. 64.
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[19]
C’est ainsi que Philip Merlan qualifie la philosophie de la physique de Lautman. Voir P. Merlan, From Platonism to Neoplatonism, The Hague, Martinus Nijhoff, 1960, p. 64.
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[20]
Cf. The Philosophy of Hans-Georg Gadamer, The Library of Living Philosophers, Vol. XXIV, Chicago and La Salle, Illinois, Open Court, 1997, p. 232 (je souligne).