Disputatio

Commentaire sur Emmanuel Barot : Lautman[Notice]

  • Pierre Cassou-Noguès

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  • Pierre Cassou-Noguès
    CNRS et Université Lille III

Les noms des philosophes de cette génération semblent aller, dans notre imaginaire, par paire : Sartre et Merleau-Ponty, ou Cavaillès et Lautman. Cependant, alors que les oeuvres de Sartre et de Merleau-Ponty font chacune l’objet d’études indépendantes, il reste difficile de parler de Lautman sans évoquer Cavaillès. De quelques années son cadet — Cavaillès est né en 1903, Lautman en 1908 —, élève de Cavaillès à l’ENS — la même année que Merleau-Ponty —, se plongeant à la suite de Cavaillès dans les mathématiques contemporaines, résistant pendant la guerre, fusillé quelques mois après Cavaillès, Lautman est par ce cheminement comme par l’amitié qui les liait, très proche de Cavaillès. Leurs oeuvres partagent aussi une référence aux mathématiques de leur temps et un fort héritage brunschvicgien. Cela dit, il faut bien reconnaître que le travail de Lautman ouvre une autre perspective, qui est différente de celle de Cavaillès ou n’en est pas, comme on voudrait parfois le croire, un double à la fois un peu pâle et un peu obscur. Or, malgré le volume édité par F. Zalamea en 2006, l’oeuvre de Lautman reste méconnue. L’ouvrage d’Emmanuel Barot est la première monographie qui lui soit consacrée. Et il faut saluer l’excellente analyse, aussi instructive que stimulante, que donne E. Barot. On y trouve une présentation claire des principales sources de Lautman, y compris des grandes notions mathématiques qu’utilise Lautman, et un examen précis des problèmes que Lautman a rencontrés et sur lequel il a sans doute buté jusqu’à la fin de cette oeuvre interrompue par une mort prématurée. Le premier chapitre discute des trois « cadres » de la pensée de Lautman : le développement des mathématiques au xixe siècle jusqu’à la controverse sur le problème des fondements dans les années vingt ; la métamathématique de Hilbert, que E. Barot isole en raison de l’importance que lui donne Lautman et de l’interprétation singulière qu’il en propose ; la tradition épistémologique en France, de Brunschvicg, Bachelard ou Cavaillès, dans laquelle s’inscrit également Lautman. Le deuxième chapitre, « Du réel en mathématique », retrace dans ses grandes lignes l’épistémologie des mathématiques de Lautman à partir de la distinction entre le niveau proprement mathématique, le niveau des théories mathématiques, et le niveau idéal, le niveau des Idées qui animent les théories mathématiques et leur donnent leur objectivité. Il serait inutile, dans ce volume consacré tout entier à la pensée de Lautman, de tenter d’esquisser en quelques lignes son épistémologie des mathématiques. Il faut souligner cependant que E. Barot en profite pour introduire de façon très pédagogique aux notions mathématiques auxquelles se réfère Lautman dans ses principaux exemples. Le troisième chapitre, « La différence ontologique face à l’histoire », est consacré au grand problème de la pensée de Lautman, celui du rapport entre les Idées et les théories mathématiques. Comment penser le rapport entre ses deux niveaux, l’un qui est historique, celui des théories mathématiques, et l’autre, celui des idées, qui n’a pas à proprement parler d’histoire ? Comment penser la « procession », l’incarnation pour ainsi dire des Idées dans les théories mathématiques ? E. Barot distingue trois modèles, montrant à chaque fois leur inadéquation à la pensée de Lautman ou la façon dont Lautman déforme ces modèles antérieurs pour tenter de fixer ce rapport des Idées aux mathématiques. Le premier modèle est platonicien. Le deuxième modèle, qui s’appuie sur quelques références de Lautman au philosophe allemand, est heideggerien. Le troisième modèle, que propose E. Barot, est hegelien. Il faut dire que Lautman lui-même ne se réfère jamais à Hegel. Mais le point de départ d’E. Barot — qui s’inscrit dans une thèse …