Dans Husserl (2007), David Woodruff Smith sculpte Husserl, avec Aristote et Kant, sur le mont Rushmore de la philosophie occidentale. C’est effectivement le cas, car tous les trois étaient des philosophes systématiques qui, par leurs systèmes, ont radicalement changé et amélioré les anciens systèmes (5). Smith affirme : « En intégrant des théories de la logique, de l’ontologie, de la phénoménologie, de l’épistémologie et des théories socio-éthiques — d’une manière qui, dans son ensemble, n’est pas encore comprise — Husserl a développé un système large et complexe de la philosophie » (2). La phénoménologie, qui a fait la renommée de Husserl, est, selon Smith, seulement une partie de sa philosophie systématique, bien que cette partie « joue un rôle particulier » (1). Ce rôle dérive du fait que c’est l’étude de l’intentionnalité et qu’elle fournit ainsi « la fondation adéquate pour la connaissance » (12 : voir aussi 77). Mais Smith dit que ce n’est pas suffisant pour assurer le caractère fondamental de la phénoménologie de Husserl. Il suggère parfois que la phénoménologie est primus inter pares, fondationnelle d’une manière particulière au sein de parties fondatrices : Comme on peut le détecter à partir de la dernière phrase citée, Smith reconnaît avec réticence la priorité donnée par Husserl à la phénoménologie sur les autres sciences philosophiques : « la pièce maîtresse avouée et la fondation proclamée » (je souligne). Comme il le fait dans cette citation, Smith insiste continuellement sur la fondation réciproque des sciences philosophiques de base comme la logique, l’ontologie, la phénoménologie et l’épistémologie, et la phénoménologie demeure ultimement une seule partie de la philosophie systématique de Husserl. Je crois que la façon dont Smith comprend la relation de la phénoménologie à l’ontologie est erronée et que cela mène à une interprétation systématique des intuitions phénoménologiques centrales de Husserl qui est fausse. Dans ce qui suit, je vais suggérer : 1) que Husserl réinscrit l’ontologie à l’intérieur de la phénoménologie ; et 2) que « ontologiser » le noème ne fait que distordre la théorie de l’intentionnalité de Husserl. Smith propose deux arguments pour soutenir sa conception de la relation entre ontologie et phénoménologie : a) l’argument de la continuité, qui sous-tend la thèse selon laquelle la phénoménologie fait partie d’un tout philosophique plus large ; et b) l’argument de la présupposition, qui sous-tend la thèse selon laquelle l’ontologie fonde (en partie) la phénoménologie. Je vais remettre les deux arguments en question. Selon Smith, les Recherches logiques de 1900-1901 exposent les différentes parties interconnectées de la philosophie systématique unifiée de Husserl (66). Ainsi, Smith est d’avis que, dans la première Recherche, Husserl se penche sur la logique, et spécifiquement sur la théorie de la signification. Il se tournerait ensuite dans la deuxième et troisième Recherche vers les questions ontologiques, en décrivant d’abord une théorie des universaux (les espèces) et ensuite une théorie des touts et des parties. Dans la quatrième Recherche, Husserl revient à la logique, en employant la théorie des touts et des parties pour développer une théorie de la grammaire logique pure. La cinquième Recherche se tourne vers la « phénoménologie », c’est-à-dire la théorie de l’intentionnalité, et la sixième s’attaque à l’épistémologie. En combinant cette conception de l’unité des Recherches avec la thèse de la continuité, c’est-à-dire avec la thèse que rien dans le développement intellectuel de Husserl n’implique un tournant radical et que celui-ci a plutôt suivi une seule trajectoire, élargissant constamment la profondeur d’analyse de son système philosophique (33-35), Smith conclut que la philosophie de la maturité de Husserl est similaire à la réalisation systématique d’une unité de sous-disciplines philosophiques. Cette conception …
Parties annexes
Bibliographie
- Brough, John B. « Consciousness Is not a Bag : Immanence, Transcendence, and Constitution in the Idea of Phenomenology », Husserl Studies 24, 2008, 177-191.
- Dreyfus, Hubert L. « Husserl’s Perceptual Noema ». In Husserl, Intentionality, and Cognitive Science, H. L. Dreyfus (dir.), Cambridge, Mass., The MIT Press, 1984.
- Drummond, John J. « Husserl’s Reformation of Philosophy : Premodern, Modern, Postmodern ? » American Catholic Philosophical Quarterly 66, 1992, 135-154.
- Drummond, John J. « Pure Logical Grammar : Anticipatory Categoriality and Articulated Categoriality ». International Journal of Philosophical Studies 11, 2003, 125-139.
- Drummond, John J. « Self, Other, and Moral Obligation ». Philosophy Today 49 (supplément), 2005, 39-47.
- Drummond, John J. « Pure Logical Grammar : Identity amidst Linguistic Differences », in Husserl’s Logical Investigations in the New Century : Western and Chinese Perspectives, K. Lau et J. J. Drummond (dir.), Dordrecht, Springer, 2007, 53-66.
- Drummond, John J. « The Transcendental and the Psychological », Husserl Studies 24, 2008, 193-204.
- Heidegger, Martin. 1927. Sein und Zeit, 11e éd., Tübingen, Max Niemeyer, 1967.
- Husserl, Edmund. 1900-1913. Logische Untersuchungen. Erster Band : Prolegomena zur reinen Logik. E. Holenstein (dir.), Husserliana 18, La Haye, Martinus Nijhoff, 1975.
- Husserl, Edmund. 1901-1913. Logische Untersuchungen. Zweiter Band. Erster Teil : Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis. U. Panzer (dir.), Husserliana 19/1, La Haye, Martinus Nijhoff, 1984.
- Husserl, Edmund. 1907. Die Idee der Phänomenologie. W. Biemel (dir.), Husserliana 2, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973.
- Husserl, Edmund. 1908. Vorlesungen über Bedeutungslehre, Sommersemester 1908. U. Panzer (dir.), Husserliana 26, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1987.
- Husserl, Edmund. 1913. Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Erstes Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie. K. Schuhmann (dir.), Husserliana 3/1–2, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976.
- Husserl, Edmund. 1929. Formale und transzendentale Logik : Versuch einer Kritik der logischen Vernunft, P. Janssen (dir.), Husserliana 17, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974.
- Husserl, Edmund. Formal and Transcendental Logic. Traduction D. Cairns, La Haye, Martinus Nijhoff, 1969.
- Husserl, Edmund. Logical Investigations. Traduction. J. N. Findlay, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1970, 233.
- Husserl, Edmund. Ideas Pertaining to a Pure Phenomenology and to a Phenomenological Philosophy. First Book : General Introduction to a Pure Phenomenology. Traduction F. Kersten, Husserliana Collected Works 2, La Haye, Martinus Nijhoff, 1983.
- Husserl, Edmund. The Idea of Phenomenology. Traduction L. Hardy, Husserliana Collected Works 8, Dordrecht, Kluwer Academic, 1999.
- Smith, David Woodruff. « What is “Logical” in Husserl’s Logical Investigations ? » In One Hundred Years of Phenomenology : Husserl’s Logical Investigations Revisited, D. Zahavi et F Stjernfelt (dir.), Dordrecht, Kluwer, 2002, 51-65.
- Smith, David Woodruff. The Unity of Husserl’s Logical Investigations : then and now. In Husserl’s Logical Investigations Reconsidered, D. Fisette (dir.), Dordrecht, Kluwer, 2003, 21-34.
- Smith, David Woodruff. Husserl, Londres et New York, Routledge, 2007.
- Sokolowski, Robert. 1984. « Quotation », in Pictures, Quotations, and Distinctions : Fourteen Essays in Phenomenology, Notre Dame, Ind., University of Notre Dame Press, 1992, 27-51.