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C’est un honneur et un plaisir que de répondre à des commentaires éclairants ainsi qu’aux défis posés par trois philosophes que j’admire pour leur compréhension du corpus husserlien et pour leur perception des problèmes philosophiques en jeu.
Mon livre, Husserl (2007), dans la collection Philosophers de Routledge, développe une exposition unifiée du système général de la philosophie de Husserl, discutant ses résultats en logique, en ontologie, en phénoménologie, en épistémologie et en éthique. À chacune de ces parties du système husserlien sont consacrés des chapitres individuels (deux chapitres sur la phénoménologie), précédés par un chapitre qui esquisse le système comme un tout. Le premier chapitre introduit à la vie et à l’oeuvre de Husserl, et le chapitre final traite de son héritage. On y trouve également un glossaire des nombreux termes techniques de Husserl en plus d’une bibliographie (qui met l’accent sur les livres aidant les lecteurs à entrer dans le monde de Husserl). Un des motifs directeurs du livre est la thèse selon laquelle Husserl fait partie, avec Aristote et Kant, de la courte liste des grands philosophes systématiques véritables.
Edmund Husserl (1859-1938) était à l’origine un mathématicien austro-tchéquo-allemand qui est devenu philosophe. Il est célèbre à juste titre pour avoir développé la « nouvelle science » de la phénoménologie, la « science des essences de la conscience ». Habituellement, et non sans raison, la phénoménologie de Husserl est comprise comme le trait caractéristique de sa philosophie transcendantale en général, dans laquelle sont fondés tous ses autres principes de logique, d’ontologie, d’épistémologie, et même de théorie des valeurs. Dans la lignée des objectifs poursuivis par la collection de l’éditeur, j’ai rédigé ce livre pour introduire Husserl à tous les lecteurs, comme un « premier arrêt » à la porte de Husserl. Un livre plus court se serait concentré seulement ou surtout sur sa phénoménologie transcendantale (comme le font d’ailleurs certaines introductions récentes à Husserl). Mais, alors que je rédigeais le livre, j’ai senti le besoin croissant de raconter la longue histoire sur le lien de la phénoménologie « pure » de Husserl avec ses théories minutieuses en logique cum mathématiques, en ontologie, en épistémologie et en éthique cum théorie des valeurs et théorie sociale. J’ai voulu résister à la tendance réductive de considérer l’ensemble de la philosophie de la maturité de Husserl, celle qui suit son « tournant transcendantal », comme un idéalisme fondé dans la « réduction » phénoménologique — qui n’est pas une réduction ontologique (tout être consiste en la conscience-de-X), mais une heuristique méthodologique (qui réfléchit sur les structures de l’expérience en « mettant entre parenthèses » la question de l’ultime existence des choses dont nous sommes conscients, et particulièrement de leur place dans le monde de la nature).
Si la phénoménologie est effectivement une nouvelle discipline ou une « science » sur la toile de la philosophie, comment les différentes disciplines philosophiques sont-elles alors reliées entre elles ? Doivent-elles procéder indépendamment l’une de l’autre, en isolation, ou sont-elles profondément interdépendantes ? Ayant étudié le système général de la philosophie de Husserl, je soutiens qu’aux mains de Husserl les disciplines pivotales ou les registres théoriques de la philosophie sont des domaines théoriques explicitement interdépendants. Husserl va même jusqu’à offrir une théorie des théories et même une théorie de la dépendance ! Je pense que ces deux théories impliquent un modèle de l’interdépendance de la phénoménologie avec d’autres domaines de la philosophie. Et malgré le fait que l’écriture prodigieuse de Husserl couvre l’ensemble du territoire, et malgré les nombreuses « introductions » à la phénoménologie qu’il a publiées, il demeure difficile de voir la forêt derrière les arbres. Comment donc pouvons-nous introduire Husserl à des lecteurs de tout horizon ?
Dans le livre, ma stratégie consiste à suivre une feuille de route esquissée par Husserl dans les Recherches logiques (1900-1901, révisées en 1913 et 1920). Dans ce traité de mille pages, Husserl va explicitement de la logique (déduction, signification, théorie comme système de propositions) par le biais d’une théorie du langage (expression de la signification idéale) vers une ontologie (les particuliers et les espèces), puis ensuite vers une théorie des touts et des parties (la méréologie comme partie spécialisée de l’ontologie), et ensuite vers une « grammaire » (la théorie des touts et des parties appliquée au langage, et ainsi à la logique et à l’ontologie de la signification), pour aller ensuite vers la phénoménologie (conscience, intentionnalité, contenu ou signification), et finalement vers l’épistémologie (connaissance, évidence, « intuition », fondement de la théorie). En nous déplaçant dans ces parties du système de Husserl, nous pouvons voir que chaque partie (théorie partielle) dépend, ou présuppose des principes dans chacune des autres parties du système (la théorie comme tout). À mon avis, Husserl est un penseur holographique, et les Recherches logiques sont elles-mêmes un réseau logique de principes interdépendants. À l’intérieur du holisme structuré de ce réseau, la phénoménologie prend sa place richement méritée comme « science » philosophique distincte, mais elle dépend d’autres registres théoriques de la philosophie.
Une autre façon d’approcher Husserl, que j’ai souvent employée dans mon enseignement, consiste à décortiquer le premier livre des Idées (1913), beaucoup plus court, dans lequel la phénoménologie transcendantale est développée dans son cadre complet. Plusieurs lecteurs voient un changement marqué entre les Recherches et les Idées à la suite du « tournant transcendantal » de Husserl aux environs de 1907. Pour cette raison, on peut préférer les Idées comme feuille de route de la philosophie de la maturité de Husserl. Cependant, comme je l’indique tout au long du parcours de mon livre, les Idées suivent en fait exactement la même trajectoire que celle des Recherches. Husserl inaugure les Idées avec un aperçu mieux organisé de son ontologie, et particulièrement sa conception largement améliorée des catégories ontologiques, comprenant son nouveau schème de catégories « formelles » (individu, propriété, état de choses, nombre, multiplicité, etc.) qui gouvernent les catégories « matérielles » ou les « régions » (nature, conscience, Geist ou Culture). Il introduit ensuite sa méthode phénoménologique de la « mise entre parenthèses », qui n’avait pas encore été formulée dans la première édition des Recherches. Présupposant les principes de son ontologie (des structures d’« objets » au sens le plus large) et de sa logique (des structures de signification), Husserl développe ensuite avec beaucoup de détails sa phénoménologie en tant que telle, sa théorie des « essences de la conscience », et particulièrement l’intentionnalité : la conscience est une conscience « de » quelque chose, étant dirigée, par le biais des significations idéales, vers différents objets du monde environnant, ou Umwelt. Enfin, Husserl se penche sur les fondements de la connaissance, en mettant l’accent sur l’« intuition » (Anschauung) et la raison. Dans chaque domaine, la connaissance des objets — des choses de la nature, de la conscience, ou de la culture, mais aussi des essences idéales, des structures mathématiques idéales, des significations idéales — est fondée dans une forme appropriée d’intuition, non pas nécessairement (par empirisme) dans l’intuition sensible ou la perception. Le flux des Idées est ainsi une variation sur le flux des Recherches, comprimé à certains endroits (la logique et le langage) mais augmenté à d’autres (la mise entre parenthèses, les motifs transcendantaux). Je fais un usage intensif de l’ontologie structurant la phénoménologie dans les Idées, et j’expose (en deux chapitres) les structures saillantes de la conscience examinée dans la phénoménologie « pure », particulièrement la conception husserlienne de l’intentionnalité, de la signification, de l’horizon et de la « constitution ».
Comme je l’ai souligné dans mon texte, je perçois dans les écrits de Husserl, qui s’étendent sur un demi-siècle, le programme largement continu, et augmentant constamment, d’une théorie et d’une méthode. Ces écrits ne sont pas constitués, comme on le pense souvent, par une série de trois ou quatre périodes d’écriture précisément découpées, chacune rejetant, au moyen d’un « tournant » radical, ce qui avait été soutenu auparavant. Husserl a souvent été lu comme un philosophe qui se déplace de manière discontinue du psychologisme en référence à l’arithmétique, à l’antipsychologisme en référence à la logique, la signification, l’intentionnalité et la connaissance, et ensuite vers la phénoménologie transcendantale en référence à l’intentionnalité, etc., pour finalement aller vers la phénoménologie de la Lebenswelt. Notez cependant que la continuité et la systématicité de l’oeuvre de Husserl aide à voir comment il a rattaché sa conception de la phénoménologie aux principes détaillés d’autres domaines de la philosophie aussi bien que des mathématiques, de la science, et des réflexions sur l’histoire culturelle.