Résumés
Résumé
Pour projeter de la lumière dans de nombreux coins et recoins obscurs de la logique pure de Husserl et dans les rapports entre sa logique formelle et sa logique transcendantale, et combler des lacunes empêchant qu’on arrive à une appréciation juste de sa Mannigfaltigkeitslehre, ou théorie de multiplicités, on examine comment, en prônant une théorie des systèmes déductifs, ou systèmes d’axiomes, comme tâche suprême de la logique pure, Husserl cherchait à résoudre certains problèmes épineux auxquels il s’était heurté en écrivant Philosophie de l’arithmétique. Ces problèmes sont décrits. Ensuite, on rassemble les éléments nécessaires pour caractériser ce que Husserl, à travers les textes présentement disponibles, voulait dire des Mannigfaltigkeiten. Pour conclure, il est indiqué comment Husserl pouvait considérer que sa théorie représentait une solution aux problèmes qui avaient conduit à son élaboration.
Abstract
To shed light on the numerous dark areas surrounding Husserl’s ideas about pure logic and the relationship between his formal logic and his transcendental logic, and so provide an accurate characterisation of his Mannigfaltigkeitslehre, a close look is taken at how, by advocating a theory of deductive systems, or axiomatic systems as the highest task of pure logic, Husserl sought to resolve certain thorny problems he encountered when writing the Philosophy of Arithmetic. Those problems are described. Then, his ideas about axiomatization and manifolds are drawn together from the various sources now available to provide a more complete picture of his Mannigfaltigkeitslehre. In conclusion, it is shown how Husserl considered his theory to be a solution to the problems leading to its development.
Corps de l’article
Dès les Prolégomènes à la logique pure, le premier volume des Recherches logiques écrit durant les années 1890, Edmund Husserl accorde un rôle prééminent à sa Mannigfaltigkeitslehre, ou théorie des multiplicités, qu’il qualifie de tâche suprême de la logique pure[1]. Dans Logique formelle et logique transcendantale, publié vers la fin de sa carrière, il reprend intégralement la description de cette théorie précisément comme il l’avait élaborée pour la première fois plus de trente ans auparavant. Il souligne que les origines de cette théorie remontent au début des années 1890[2].
Avec cette Mannigfaltigkeitslehre, nous nous trouvons alors devant une théorie importante et originale que Husserl a soutenue d’un bout de sa carrière à l’autre. Afin de projeter de la lumière dans de nombreux coins et recoins obscurs de la logique pure de Husserl et dans les rapports entre sa logique formelle et sa logique transcendantale, et ainsi de combler des lacunes qui empêchent toujours qu’on arrive à une appréciation juste de cette théorie, je me propose ici de regarder de plus près comment, en prônant une théorie des systèmes déductifs, ou systèmes d’axiomes, comme étant la tâche suprême de la logique pure, Husserl cherchait à résoudre certains problèmes épineux auxquels il s’était heurté en écrivant Philosophie de l’arithmétique.
En premier lieu, je décris les problèmes qui ont conduit Husserl à élaborer sa théorie de Mannigfaltigkeiten. Ensuite, je rassemble les éléments nécessaires pour caractériser pleinement ce que Husserl, à travers ses différents écrits, a voulu dire des Mannigfaltigkeiten. Car, en effet, Husserl n’a pas toujours élaboré ses théories aussi systématiquement et explicitement qu’on pourrait le souhaiter. Ici comme ailleurs, les éléments nécessaires à une appréciation correcte de ses théories se trouvent parsemés à travers toute son oeuvre. Le commentateur consciencieux se trouve alors obligé d’aller à leur recherche, afin de pouvoir rassembler les éléments indispensables à l’élucidation de textes qui, pris isolément, sont parfois énigmatiques. Pour conclure, j’indique comment Husserl a pu considérer que sa théorie représentait une solution aux problèmes qui avaient conduit à son élaboration.
Les deux faces de la logique pour Husserl
Pour Husserl, la logique avait une double face : elle se tourne vers l’objectif, vers des objets idéaux, vers un monde de concepts où toute vérité n’est rien d’autre qu’une analyse d’essence ou de concept, où il n’est nullement question de sujets connaissants, ni de choses physiques ; et elle se tourne vers le subjectif, vers « les formes subjectives profondément cachées dans lesquelles la “raison” réalise ses effectuations »[3].
Husserl a toujours insisté sur la primauté de la face objective de la logique. « C’est avec les connaissances formelles de la logique, rappelle-t-il dans Logique formelle et logique transcendantale, qu’on peut mesurer jusqu’à quel point la science prétendue est conforme à l’idée de la science authentique, jusqu’à quel point ses connaissances particulières sont des connaissances authentiques, jusqu’à quel point les méthodes sont des méthodes authentiques […][4]. »
Le monde constitué par le retour à la subjectivité transcendantale est un monde pré-donné, avait expliqué Husserl dans Expérience et jugement. Il ne s’agit pas d’un « monde pur d’expérience originaire », mais d’un monde
ayant le sens de monde déterminé et déterminable en soi avec exactitude, à l’intérieur duquel tout étant singulier nous est donné d’avance et de façon absolument évidente comme principiellement déterminable selon les méthodes de la science exacte, et au moins principiellement, comme monde étant en soi, en un sens qui dérive originairement de l’idéalisation accomplie par les sciences physico-mathématiques de la nature[5].
Ces deux faces de la logique se complètent chez Husserl. La logique formelle, pure et objective trouve son complément nécessaire dans la logique subjective et transcendantale. Par exemple, à son niveau inférieur, celui de la logique apophantique, la logique formelle a affaire à des jugements prédicatifs. Or, souligne Husserl, la véritable logique philosophique exige un retour radical à l’expérience antéprédicative, exige qu’on perce jusqu’aux fondements de la logique cachée afin d’éclaircir l’origine des jugements prédicatifs[6]. On ne doit pas oublier, rappelle-t-il, l’origine et la légitimité spécifique des degrés inférieurs pour « éclaircir le chemin qu’il faut emprunter pour arriver aux évidences de degré supérieur, ainsi que les présupposés cachés sur lesquels elles reposent, présupposés qui déterminent et limitent leur sens »[7]. Cette analyse originaire et fondation subjective de la logique formelle traditionnelle serait la tâche de la généalogie de la logique transcendantale husserlienne[8].
Husserl était parfaitement conscient des difficultés extraordinaires que présente cette double orientation de la logique. L’objectivité idéale des formations logiques et l’activité qui les constitue subjectivement s’imbriquant l’une dans l’autre, ou bien s’accompagnant l’une l’autre, les formations logiques semblent, reconnaît-il, suspendues entre subjectivité et objectivité de façon confuse[9]. Dans Logique formelle et logique transcendantale, il estime que presque « tout ce qui concerne le sens fondamental de la logique, de sa problématique, de sa méthode, est chargé d’incompréhensions […] du fait que l’objectivité provient de l’effectuation subjective ». Il considère qu’on « peut dire que c’est à ces difficultés que tient le fait que la logique, après des siècles, n’est pas arrivée sur la voie sûre d’un développement rationnel », et que même
l’objectivité idéale des formations logiques et le caractère a priori que des doctrines logiques spécialement relatives à cette objectivité et alors aussi le sens de cet a priori sont touchés précisément par ce manque de clarté, attendu en effet que ce qui est idéel apparaît inséré dans la sphère subjective et, en tant que formation, jaillit d’elle[10].
Les origines de la Mannigfaltigkeitslehre de Husserl
Dans Logique formelle et logique transcendantale, Husserl souligne que les origines de sa théorie des Mannigfaltigkeiten remontent au moment où il cherchait à formuler une réponse à certaines questions brûlantes qu’il s’était posées lors de la rédaction avortée du deuxième volume de Philosophie de l’arithmétique. Devant l’impossibilité de réaliser les analyses du concept de nombre qu’il s’était proposé de faire, il s’était trouvé obligé d’amorcer une remise en cause radicale des méthodes d’analyse psychologique qu’il avait apprises auprès de Franz Brentano, méthodes qu’il confesse n’avoir jamais trouvé entièrement adéquates[11]. Sa conscience l’avait tourmenté, avouera-t-il quelques années plus tard, déjà lors de la publication de la Philosophie de l’arithmétique, livre qu’il considérait avoir déjà dépassé à ce moment-là[12].
Husserl se trouve alors aux prises avec une crise intellectuelle. Les Recherches logiques, écrit-il dans sa préface, seront « le résultat d’une réflexion sur des problèmes impossibles à éluder, qui ont sans cesse paralysé et finalement interrompu la poursuite des efforts […] consacrés pendant de longues années à une élucidation de la mathématique pure[13] ».
De cette crise intellectuelle, Husserl nous a légué des descriptions dramatiques. Il s’agissait d’une dizaine d’années de « travail solitaire et difficile » et de « lutte obscure ». Il aspirait « ardemment à la clarté », mais ne voyait partout que de la confusion. Il se sentit finalement obligé d’abandonner des problèmes ambigus et inapprofondis, des théories obscures, afin de commencer quelque part seul. Il devait assurer « plus de clarté dans les questions fondamentales de la théorie de la connaissance et dans la compréhension critique de la logique en tant que science »[14].
Quels étaient les problèmes qui tourmentaient Husserl à cette époque ? Il en a nommé cinq. Tous les cinq ont joué un rôle dans la genèse de sa théorie des Mannigfaltigkeiten.
D’abord, le premier problème. Tandis qu’il travaillait la logique de la pensée mathématique et du calcul mathématique, il était tourmenté par les « mondes incroyablement étranges » de la logique pure et de la conscience[15]. Pour lui, la logique pure comprenait « toutes les doctrines purement analytiques des mathématiques (arithmétique, théorie des nombres, algèbre, etc.), toute la théorie formelle des théories, et corrélativement la théorie des multiplicités comprise au sens le plus large »[16]. C’était de la logique pure que faisait partie la syllogistique traditionnelle, mais aussi la théorie pure des nombres cardinaux, la théorie pure des nombres ordinaux, la théorie cantorienne des multiplicités[17].
Tout ce qui est purement logique, raisonnait-il durant sa crise, est un « en-soi », quelque chose d’idéal, qui ne contient rien qui concerne des actes, des sujets ou bien même des personnes empiriques appartenant à la réalité effective. Or, demandait-il, cela étant le cas, comment les relations mathématiques et logiques se constituent-elles dans la subjectivité ? Comment les mathématiques données dans le milieu psychique peuvent-elles être en soi quelque chose de valable ? Comment passe-t-on de la mathématique à la logique pure éclaircie par une théorie de la connaissance ? Les « deux mondes » devraient se trouver en rapport mutuel et former une unité, mais Husserl ne voyait pas encore comment les unir[18].
Deuxième problème. Quand Husserl a commencé les analyses de « Sur le concept de nombre » en 1886, il considérait comme allant de soi qu’il fallait entreprendre une analyse radicale de l’origine psychologique des concepts mathématiques fondamentaux[19]. « En vérité, écrivait-il alors, non seulement la psychologie est indispensable à l’analyse du concept de nombre, mais cette analyse appartient intrinsèquement […] à la psychologie »[20].
Les analyses psychologiques de « Sur le concept de nombre » seront presque intégralement reprises dans Philosophie de l’arithmétique. Or la défense passionnée du psychologisme y est absente. Husserl avouera par la suite que cette fondation psychologique ne lui avait jamais paru pleinement suffisante. Ne parvenant pas par des analyses psychologiques à assurer l’unité, la continuité et la clarté véritables, il ne voyait plus comment l’objectivité de la mathématique et de toute science en général pouvait être compatible avec une fondation psychologique de la logique[21].
Troisième problème. Husserl s’est heurté à des difficultés particulièrement ennuyeuses en étudiant la logique de l’arithmétique formelle et de la théorie des Mannigfaltigkeiten. Ces difficultés l’ont obligé à entreprendre des « réflexions d’un ordre très général » qui l’ont conduit « au-delà des limites de la sphère mathématique et vers une théorie des systèmes déductifs formels »[22].
Avant d’examiner de plus près ces difficultés, il est nécessaire d’interposer quelques remarques d’ordre terminologique, car le terme “Mannigfaltigkeit”, le plus souvent traduit en français par “multiplicité”, est très loin d’être dépourvu d’ambiguïté.
Husserl lui-même était conscient des difficultés terminologiques auxquelles on est confronté en parlant de Mannigfaltigkeiten. Dans ses tout premiers écrits, il avait bien reconnu l’ambiguïté qui s’attache aux termes « Vielheit », « Mehrheit », « Inbegriff », « Aggregat », « Sammlung », « Menge », etc., que le traducteur français de Philosophie de l’arithmétique a rendu respectivement par « quantité », « pluralité », « ensemble », « agrégat », « recueil » et « multiplicité ».
À la première page de Philosophie de l’arithmétique, Husserl précise que, tout en se rendant compte des différences, il s’abstiendra d’employer exclusivement un seul de ces termes. Il pense ainsi pouvoir neutraliser les différences[23] et reprend la même stratégie adoptée dans « Sur le concept de nombre » (Husserl, 1887, 362 et note). Dans ces deux premiers écrits, il emploie peu le terme « Mannigfaltigkeit ».
Pour mieux saisir l’enjeu, il est aussi nécessaire de se rappeler qu’à la fin des années 1880, Georg Cantor, le père de la théorie des ensembles et l’auteur de la Mannigfaltigkeitslehre, a participé au jury qui a approuvé « Sur le concept de nombre »[24] et la théorie des ensembles qui s’y trouve, théorie que Husserl développera davantage dans Philosophie de l’arithmétique et qui n’est pas sans liens étroits avec la théorie de celui qui était son collègue et ami à Halle de 1886 à 1900[25]. En effet, dans Logique formelle et logique transcendantale, Husserl présente Philosophie de l’arithmétique comme ayant été
un premier essai pour obtenir la clarté sur le sens véritable [...] et originel des concepts de la théorie des ensembles et de la théorie des nombres en revenant aux activités spontanées de colligation et de numération dans lesquelles les ensembles et les nombres sont donnés d’une manière originellement productrice[26].
Cantor lui-même utilisait les termes « Menge », « Mannigfaltigkeit » et « Inbegriff » sans toujours les distinguer. Husserl n’emploiera couramment le terme « Mannigfaltigkeiten » que dans les années 1890, quand il approfondira la théorie des multiplicités de Riemann[27]. Les multiplicités de Husserl se ressembleront finalement peu, sauf en ce qui concerne ses rapports à l’idéalisme platonicien, aux Mannigfaltigkeiten de Cantor[28].
Dès le début de ses recherches sur les fondements de l’arithmétique, Husserl se trouvait tourmenté par des doutes à l’égard de l’analyse psychologique des ensembles (Mengen). La collection, avait-il raisonné au départ, n’est pas une unité formée par les choses et ne peut pas être physique. Alors, la représentation de l’ensemble doit se former à partir de la liaison collective, de la conscience de l’unité de la visée de l’ensemble. Le concept de collection doit provenir de la réflexion psychologique sur l’acte de collectionner et le concept de l’unité de la réflexion sur l’acte de poser en tant que quelque chose[29].
Or, demande Husserl, ne faut-il pas distinguer entre le concept de nombre et le concept de collectionner que seule peut donner la réflexion sur l’acte ? De tels doutes l’inquiétaient, le tourmentaient, même dès les tout premiers commencements, et ils se sont finalement étendus aux concepts catégoriaux, à tous les concepts d’objectivité, jusqu’à inclure le champ immense de l’analyse moderne et de la théorie des Mannigfaltigkeiten, la logique mathématique et la logique en général[30].
Husserl, nous l’avons vu, classe les ensembles cantoriens, « la Mannigfaltigkeitslehre au sens le plus large », dans la catégorie de la logique pure qui lui posait des questions épineuses. Par conséquent, à première vue, on peut penser qu’il ne s’agit ici que d’un cas particulier des angoisses déjà notées qu’il avait éprouvées en réfléchissant sur les rapports éventuels entre la conscience et la logique pure.
Mais ce serait une erreur. Husserl se trouvait en compagnie de Cantor au cours des années où ce dernier élaborait les théories philosophiquement naïves et psychologisantes sur lesquelles il espérait fonder sa propre Mannigfaltigkeitslehre[31] et commençait à découvrir les antinomies de la théorie des ensembles[32]. Et Husserl n’était pas le seul mathématicien à se trouver ébranlé par ses contacts avec ces théories. David Hilbert a décrit la réaction à la théorie des ensembles transfinis de Cantor comme ayant été dramatique et violente[33]. C’est en approfondissant les théories de Cantor que Bertrand Russell a découvert la contradiction de la classe de toutes les classes n’appartenant qu’à elles-mêmes qui a tant ébranlé le monde mathématique[34].
Quatrième problème. Durant ses années de crise, Husserl a réfléchi longuement sur les différences entre les vérités de raison et les vérités de fait chez Leibniz, les relations of ideas et les matters of fact chez Hume, et entre le jugement analytique et le jugement synthétique chez Kant.
Le sens très vif du contraste de la distinction de Hume avec celle de Kant jouera un rôle déterminant dans la formulation des positions que Husserl adoptera au cours des années à venir[35]. Il qualifiera la logique de Kant d’« extrêmement indigente »[36]. Kant, estime Husserl, « n’a pas connu la nature et la place de la mathématique formelle. La façon dont il délimite le concept de l’analytique [...] est tout à fait insuffisante, et même fondamentalement absurde »[37]. Pour Husserl, Kant n’a « jamais remarqué combien peu les lois de la logique possèdent en toute occasion le caractère de propositions analytiques, dans le sens où lui-même avait fixé leur définition »[38].
Cinquième problème. Husserl s’est trouvé aux prises avec des questions soulevées par les nombres imaginaires. Il employait le terme « imaginaire » au sens le plus large possible pour inclure les nombres négatifs, irrationnels, fractionnaires, des racines carrées négatives[39]. Et, il qualifiait les ensembles infinis de « concepts imaginaires »[40].
On peut donner un exemple très simple du genre de problème qui tourmentait Husserl, celui des équations de la forme : x2 + 1= 3 et x2 + 3= 1. La première devient x2 = 2 et a deux solutions éventuelles. Ou bien x égale la +√2, ou bien x égale la −√2. Or l’équation x2 + 3 = 1 donne x2 = −2. Mais il n’y a aucun nombre qui, multiplié par lui-même, donne un carré négatif. Par conséquent, si les symboles réfèrent à des nombres positifs ou négatifs ordinaires, il n’y a pas de solution pour x = −2, qui doit alors être dépourvu de sens (exemple tiré de Whitehead, 1911).
Pendant des siècles, écrit Husserl dès 1890, on a eu les théories les plus contradictoires et les plus incroyables sur la signification des « imaginaires », sans que cela ait empêché leur emploi. « Or, insiste-t-il, un emploi des symboles à une fin scientifique et avec un succès scientifique n’est absolument pas pour autant un emploi logique. » Il se plaint de la force « gaspillée en suivant cette voie plus aléatoire que celle qui est réglée logiquement »[41]. Il veut savoir de quel droit on peut utiliser dans le calcul, ou dans la pensée déductive, de tels signes qui sont dépourvus de signification réelle[42].
Ici encore, on comprend mieux le sens de ces interrogations en se rappelant que Husserl était présent à la création du système des nombres transfinis cantoriens. Pour Joseph Dauben, Cantor produisait à la fin des années 1880 des dinosaures de sa création mentale, des créatures fantastiques dont la construction était intéressante, fort étonnante, mais impraticable quant aux exigences des mathématiciens en général[43]. Ivor Grattan-Guinness a qualifié d’assez étrange ce travail de Cantor sur la théorie de nombres[44]. Cantor lui-même était le premier à avouer que ses nombres étaient étranges[45].
Dans « Sur le concept de nombre », en bon élève de Karl Weierstrass, Husserl avait développé la thèse selon laquelle toutes « les formations plus compliquées et plus artificielles qu’on appelle également nombres, les nombres fractionnaires et irrationnels, les nombres négatifs et complexes, ont leur origine et leur point d’appui dans les concepts élémentaires de nombre et dans les relations qui les joignent »[46]. Or, dans une lettre écrite à Carl Stumpf et datée de 1890 ou de 1891, Husserl avoue déjà que la théorie weierstrassienne s’est vite révélée fausse, et qu’on ne saurait par « aucun artifice déduire ces nombres du concept de nombre positif entier »[47].
Quelle théorie des multiplicités ?
Quelle est donc la théorie des multiplicités qui s’est développée au cours de cette crise intellectuelle[48] ?
Ses réflexions sur la logique, la théorie des nombres, la théorie des ensembles, la théorie de la multiplicité, l’imaginaire, etc., ont mené Husserl à discerner un ordre naturel à l’intérieur de la logique formelle et à élargir son domaine pour inclure deux couches au-dessus de la logique formelle traditionnelle. Husserl considère la découverte de cette triple stratification de la logique formelle comme étant de la plus grande importance pour la compréhension de la logique et de la philosophie.
Selon cette nouvelle conception de la logique formelle, la logique apophantique de la tradition aristotélicienne occupe la couche inférieure et « ne constitue qu’un petit domaine de la logique pure au sens large ». En tant que logique du jugement prédicatif, elle a affaire à ce qui peut être énoncé sur des objets en général sous une forme possible. Elle « traite des formes de propositions ou d’états de choses, en demandant sous quelles formes des objets en tant qu’états de choses sont pensables, et ensuite quelles lois sont valables, d’après leur forme, pour l’existence des états de choses »[49].
Pour Husserl, l’analytique apophantique pure incorpore toute la syllogistique, mais aussi, par exemple, l’analyse de la mathématique formelle. Historiquement, estime-t-il, la mathématique formelle et la logique formelle ont évolué séparément car les anciens n’ont jamais su accéder à la forme pure de quelque discipline mathématique que ce soit. Chez eux, pas même le concept de nombre n’a été vidé de tout contenu matériel. Or la formalisation croissante des mathématiques modernes a permis à la fois une clarification radicale des rapports entre les deux disciplines et la mise en évidence de leur unité indivisible.
Les disciplines purement logiques des deux couches au-dessus de la logique apophantique ont toujours affaire à des choses particulières. Mais ces objets ne sont plus du tout des choses empiriques ou matérielles. Au deuxième niveau, il s’agit de formations objectives de degré supérieur qui sont déterminées de façon purement formelle, et qui se rapportent, dans une généralité formelle indéterminée, à des objets. Il s’agit, par exemple, de la théorie des nombres cardinaux, de la théorie des nombres ordinaux et de la théorie des ensembles. On a affaire aux formes de jugements et aux formes de leurs éléments, aux formes de déduction, aux formes de démonstration, aux ensembles et aux relations entre ensembles, aux combinaisons, aux ordres, aux grandeurs, aux objets en général, etc.
Le nombre et l’ensemble fonctionnent autrement dans la deuxième couche que dans la sphère apophantique. À ce deuxième niveau, il ne s’agit plus de nombres en tant que tels. Le nombre ne figure qu’en tant que forme non autonome, et pas en tant qu’objet sur lequel on porterait un jugement. Dans la théorie des ensembles de cette couche, il s’agit des jugements portés, non pas sur les éléments, mais sur les ensembles complets d’éléments quelconques, et on demande ce qui est valable pour ces objets de degré supérieur.
Husserl considérait que la mathématique et la logique pures constituaient un fonds de vérités d’entendement fondées absolument et purement sur les simples formes de pensée, sur l’essence des pensées formelles de signification et d’objet. Ces formes sont déterminées par des lois formelles, des lois élémentaires, des axiomes. Elles sont semblables à des moules dans lesquels on verse un contenu afin que puissent en résulter des pensées effectives se rapportant à des choses effectives. Lorsque de tels raisonnements sont accomplis de façon juste, la matière particulière énoncée dans les termes peut varier librement. Husserl admet toutefois que, les rapports entre les couches étant si intimement unis a priori, il n’est pas toujours facile de distinguer entre la logique apophantique et l’ontologie formelle de la sphère élargie.
Au deuxième niveau, donc, on peut calculer et raisonner déductivement avec des concepts et des propositions. Les lettres et les règles de calcul suffisent, car chaque démarche est purement logique. On manie les lettres comme des pièces de jeu pour lesquelles des règles de telle et telle forme sont valables. On ne pense plus qu’aux lettres, auxquelles on donne, au moyen des règles de calcul, leur signification de jeu. On peut opérer de façon mécanique, et le résultat sera juste et justifié. Cela facilite énormément la pensée, car il est incomparablement plus facile de penser avec des lettres qu’avec des nombres ou des concepts. On se libère des équivoques et des ambiguïtés qui s’attachent aux mots. Et le procédé même exige le maximum de rigueur.
En accomplissant une nouvelle abstraction, on atteint le troisième niveau, celui de la théorie des théories, la théorie des multiplicités. Tandis qu’au deuxième niveau, il s’agissait des formes de jugement, des formes de déduction, des formes de démonstration, etc., au troisième niveau, la logique formelle s’ouvre à ces systèmes de jugements qui, dans leur totalité, forment l’unité d’une théorie déductive possible. Il s’agit d’une nouvelle discipline et d’une nouvelle méthode constituant une nouvelle espèce de mathématique, et la plus universelle de toutes.
Ce domaine de recherches librement créatrices qu’est la théorie générale de la multiplicité, ou science des formes de théorie, a pu naître une fois que la forme du système mathématique s’est émancipée de son contenu. Elle bénéficie d’une liberté de mouvement qui est intimement liée au fait de ne plus être obligée d’opérer à l’intérieur d’un domaine particulier de connaissances, mais de pouvoir raisonner complètement dans la sphère de formes pures. Restant dans la sphère des formes pures, on trouve vite qu’on peut varier les systèmes dans différents sens. On voit comment construire un nombre infini de formes de disciplines possibles. Et cela est d’un intérêt pratique inépuisable.
En effet, dès qu’on sait que chaque raisonnement et chaque suite de raisonnements continuent à avoir un sens et restent valables lorsqu’on assigne aux symboles un autre sens, on peut émanciper la forme du système mathématique de son domaine. On peut établir le système mathématique comme mathématique d’un domaine en général, pensé de façon générale et indéterminée. Il ne faut présupposer rien de plus que le fait que les objets y figurant soient tels que, pour eux, un certain connecteur fournit de nouveaux objets, de sorte qu’assurément la forme déterminée soit valable pour eux.
Les multiplicités sont de pures formes de théories possibles qui, comme des moules, restent totalement indéterminés quant à leur contenu, mais dans lesquels la pensée doit se mouvoir nécessairement pour être pensée et connue de façon théorique. À partir d’axiomes qui ont une telle forme se développent des théories de telle et telle forme co-déterminée. Il s’agit donc de domaines possibles de connaissance conçus de façon générale et indéterminée, qui sont purement et simplement déterminés par le fait qu’ils sont soumis à une théorie ayant une telle forme, c’est-à-dire par le fait que ses objets ont certaines liaisons, lesquelles sont soumises à certaines lois fondamentales ayant telle et telle forme déterminée.
Ces objets sont exclusivement déterminés par la forme des liaisons qui leur sont attribuées, c’est-à-dire ni directement en tant qu’individus ni indirectement par leurs espèces et genres internes. Ces liaisons mêmes sont aussi peu déterminées quant à leur contenu que le sont leurs objets. C’est seulement leur forme qui les détermine, et cela grâce à la forme des lois élémentaires admises comme valables pour ces liaisons, des lois qui déterminent aussi la théorie à construire, la forme des théories.
Toute théorie est un cas particulier des formes de théories qui lui correspondent, de même que tous les domaines de la connaissance élaborés théoriquement sont des cas particuliers de multiplicité. On peut élaborer une théorie des théories englobant totalement la théorie des multiplicités, c’est-à-dire la théorie des systèmes déductifs et des sciences déductives en tant que telles, et considérées comme des totalités théoriques. Elle serait la science qui donne une forme déterminée aux types essentiels de théories possibles et étudie leurs relations les unes par rapport aux autres.
Comme exemple de multiplicité, Husserl a le plus souvent choisi la multiplicité déterminée par les axiomes de la géométrie euclidienne. Mais toutes les sciences ne sont pas des disciplines théoriques qui, comme la physique mathématique, la géométrie pure, l’arithmétique pure, sont caractérisées par le fait que leur principe systématique est un principe purement analytique. La forme systématique de ces théories déductives particulières est elle-même une formation de la sphère analytico-logique. Ces disciplines théoriques ont, explique Husserl, « une forme unitaire systématique qui appartient à la logique formelle elle-même et qui doit être construite a priori dans la logique formelle elle-même et cela dans sa discipline suprême : la doctrine de la multiplicité, dans le système total des formes possibles a priori des systèmes déductifs »[50].
Or les sciences comme la psychologie, l’histoire, la théorie critique de la raison et, notamment, la phénoménologie exigent le dépassement de la forme analytico-logique. Quand on les formalise et qu’on se demande ce qui lie les formes propositionnelles pour constituer l’unité d’une forme de système, on n’arrive, explique Husserl, « à rien d’autre qu’à la généralité vide qu’il y a une infinité ouverte de propositions qui sont en connexion objective et qui [...] sont compatibles l’une avec l’autre selon le mode de la non-contradiction analytique »[51].
Comment la théorie de la multiplicité a-t-elle pu répondre aux questions de Husserl ? Comment la théorie husserlienne de la multiplicité a-t-elle répondu aux questions impérieuses qui ont tourmenté son auteur ? D’abord, la découverte à Halle de l’étrangeté des mondes de la logique pure et de la conscience a poussé Husserl à explorer ces mondes et à inventorier minutieusement tout ce qu’il y trouvait. Il y a consacré sa vie.
La solution qu’il a progressivement trouvée consistait à élargir le domaine de la logique traditionnelle de manière à rendre compte des progrès faits par les mathématiques modernes et, notamment, le progrès représenté par la théorie des multiplicités.
Husserl discerne finalement trois niveaux de la logique pure, chacun représentant un degré d’abstraction supérieur et chacun plus éloigné de la subjectivité. En tant que tâche suprême de cette logique pure, la théorie des multiplicités servirait de paradigme d’un raisonnement logique épuré de toute trace de psychologisme nuisible.
Désembourbé des choses et de la subjectivité psychologisante, la logique pure trouve désormais son complément nécessaire dans une logique transcendantale qui tiendra compte des relations que la logique philosophique entretient inévitablement avec le monde concret et les sujets connaissants. Ses rapports avec le monde concret et les sujets connaissants éclaircis, la logique pure peut servir de rempart contre les incursions de la subjectivité psychologisante. La généalogie de la logique détaillerait comment les relations logiques se constituent dans la subjectivité.
Husserl considère avoir ainsi clarifié le monde de la logique pure et ses relations avec la conscience. Or la solution qu’il a préconisée continue à susciter l’incompréhension, le mépris, voire la colère, chez ceux qui voudraient élucider les liens légitimes existant entre sa logique formelle et la philosophie de la logique née des efforts des philosophes, logiciens et mathématiciens les plus innovateurs et les plus influents de son temps. Pourtant, ceux-ci partageaient son désir de découvrir des fondements sûrs et scientifiques pour les mathématiques et pour la théorie de la connaissance, son souci de renouveler la logique, sa lutte contre le psychologisme, ses efforts afin d’élaborer une théorie de la signification, ses interrogations sur le rôle à accorder à la théorie des ensembles dans la philosophie et les mathématiques, etc.
Mais cela n’empêche pas que des contradictions flagrantes sautent aux yeux de ceux qui voudraient élucider ce qu’il voulait dire par la logique pure et formelle lorsqu’il affirme, par exemple, que ce qui est constitué par les sujets connaissants prend le sens d’une objectivité idéale existant en soi, ou que ce qui est idéal apparaît inséré dans la sphère subjective et, en tant que formation, jaillit d’elle[52].
Pour beaucoup, tout en insistant sur la primauté et l’objectivité de la logique pure, Husserl s’est livré de façon vraiment démesurée à des analyses originaires d’une fondation subjective de la logique formelle traditionnelle par les méthodes de la phénoménologie transcendantale. Ses écrits fourmillent d’analyses qui semblent mélanger confusément ces deux mondes qui divergent et s’entremêlent à nouveau, ce qui a laissé maints philosophes insatisfaits de sa réponse aux problèmes posés par l’imbrication du subjectif dans l’objectif qui le troublait.
Passons au deuxième problème. Quand Husserl a commencé les analyses exposées dans l’ouvrage « Sur le concept de nombre », il considérait comme allant de soi qu’il fallait entreprendre une analyse radicale de l’origine psychologique des concepts mathématiques fondamentaux. Dans Philosophie de l’arithmétique, il critiquait sévèrement ce qu’il appelait « l’idéal » de Frege, qui serait de fonder « l’arithmétique sur une suite de définitions formelles d’où puissent découler tous les théorèmes de cette science d’une manière purement syllogistique »[53]. Dans les Prolégomènes, Husserl reniera précisément les pages, et seulement les pages, où figure ce jugement particulier[54]. Entre-temps, il aura développé sa propre théorie afin de fonder l’arithmétique sur une suite de définitions formelles[55].
La valeur de ma critique du psychologisme, explique-t-il dans Logique formelle et logique transcendantale, on la voit précisément dans la mise en évidence d’une logique pure (d’une logique analytique) qu’il faut séparer de toute psychologie et que l’on conçoit comme une science autonome [...]. Il peut bien y avoir des questions de la critique de la raison qui se rapportent à cette logique, mais elles ne doivent pas troubler son cours propre et elles ne peuvent pas du tout non plus pénétrer dans le concret de la vie logique de la conscience, car ce serait de la psychologie[56].
Avec ses théories de la triple stratification de la logique formelle et d’une logique transcendantale avec une généalogie de la logique, Husserl pense avoir clairement situé les propositions de l’arithmétique par rapport aux jugements de la logique apophantique. Il n’y plus d’analyse radicale de l’origine psychologique des concepts fondamentaux des mathématiques proprement dites. La logique apophantique se plaçant entre les nombres effectifs et les nombres en tant qu’abstractions, la théorie de l’arithmétique n’est plus en contact direct avec les actes de compter, d’ordonner, de combiner, de collectionner.
Le troisième problème concernait les ensembles et les multiplicités. En assignant aux ensembles une place dans la deuxième couche de la logique pure, loin des actes, des sujets ou des personnes empiriques appartenant à la réalité effective, Husserl a banni ses doutes sur l’analyse psychologique des ensembles. En plus, il distingue les ensembles des multiplicités.
Comme quelqu’un qui fréquentait le cercle de Hilbert à Göttingen[57] et qui à plusieurs reprises a signalé la parenté existant entre ses propres multiplicités et les systèmes axiomatiques de Hilbert[58], on peut imaginer que Husserl considérait, comme bien des mathématiciens, que, correctement menée, l’axiomatisation de la théorie des ensembles pourrait neutraliser les contradictions rencontrées dans la théorie cantorienne des ensembles. Défini et réglé par un système d’axiomes complet, l’ensemble serait ainsi apte à jouer son rôle fructueux à l’intérieur de la mathématique.
Avec sa théorie des multiplicités, Husserl s’inspire toujours des théories des mathématiciens, mais il emploie le mot « multiplicité » à sa façon. Il considère que la théorie des multiplicités des mathématiques modernes est déjà une réalisation de l’idée d’une science des systèmes déductifs possibles. Pour lui, la théorie des multiplicités est la « fine fleur de la mathématique moderne » et « un chef d’oeuvre du merveilleux art méthodique de la mathématique »[59]. Il note tout particulièrement la parenté entre ses multiplicités et celles de Riemann, et aussi avec les systèmes axiomatiques de Hilbert. Mais, désormais, il distingue nettement ses multiplicités des Mannigfaltigkeiten ou ensembles de Cantor, rangeant ces derniers à un niveau inférieur de la logique pure[60]. Il considère surtout qu’en parlant des multiplicités les mathématiciens ont souvent manqué de clarté et que la théorie des multiplicités des mathématiques modernes et toute l’analyse formelle moderne ne représentaient qu’une réalisation partielle de son idéal de science des systèmes déductifs possibles.
Quant au quatrième problème, le problème de l’analyticité, dans les années à venir, Husserl s’efforcera « d’élaborer le véritable concept de l’analytique [...] et de trouver la délimitation fondamentale [...] pour la philosophie, qui sépare la véritable ontologie analytique de l’ontologie matérielle (synthétique a priori) qui doit en être essentiellement disjointe »[61].
En traçant les frontières existant a priori entre les mathématiques et les sciences de la nature, comme la psychologie, Husserl croyait tracer les lignes de démarcation et élargir le domaine de l’analytique en conformité avec les toutes dernières découvertes en mathématiques. Il situait les concepts mathématiques fondamentaux nettement au deuxième niveau de la logique pure conçue comme une analytique élargie. Pour lui, la théorie des multiplicités représentait le niveau suprême de l’analytique logique. Il s’agissait d’une analytique complètement développée. Husserl considérait qu’avec elle on procédait de manière purement formelle, puisqu’on n’utilisait pas un seul concept qui n’était pas sorti de la sphère analytique[62].
La logique analytique, explique-t-il dans Logique formelle et logique transcendantale, vaut de prime abord comme norme absolue qui présuppose toute connaissance rationnelle […]. La lutte contre le psychologisme logique ne devrait en fait n’avoir aucun autre but que celui — extrêmement important — de rendre manifeste le domaine spécifique de l’analytique logique dans sa pureté et son originalité idéale, de le libérer des confusions et des fausses interprétations psychologisantes dans lesquelles, depuis le début, il était et reste empêtré[63].
Le cinquième problème concernait les questions soulevées par les nombres et les concepts imaginaires. Dans une lettre de 1891 à Frege, Husserl avoue n’avoir pas compris comment Frege espérait justifier l’imaginaire en arithmétique, car dans son article « Sur les théories formelles en arithmétique », il avait jugé impraticable la solution que Husserl avait finalement voulu adopter[64].
Dans l’article en question, Frege avait critiqué la théorie formaliste selon laquelle, en vertu de règles qui ne se contredisent pas et ne contredisent pas les lois des nombres positifs entiers, on passe d’équations données à de nouvelles équations comme on déplace les pièces dans un jeu d’échecs, aboutissant ainsi à des propositions non contradictoires et nécessairement vraies[65]. Frege exigeait d’une langue logiquement parfaite que toute expression construite comme un nom propre, au moyen de signes précédemment introduits et de manière grammaticalement correcte, désigne vraiment un objet, et qu’aucun signe nouveau ne soit introduit à titre de nom propre sans que sa dénotation ne soit assurée[66].
Husserl a finalement conclu que la clef à la seule réponse possible à ses questions pour savoir comment on peut traiter les concepts de nombres impossibles méthodiquement comme de vrais concepts était à trouver dans la théorie des multiplicités[67]. Il a même dit que son intention principale, en élaborant sa théorie des multiplicités, était de trouver une solution de principe au problème des nombres imaginaires[68].
On peut, a t-il décidé, opérer librement dans une multiplicité avec des concepts imaginaires et être sûr que ces déductions sont justes quand le système d’axiomes détermine totalement et sans équivoque l’ensemble de toutes les configurations possibles du domaine par un procédé purement analytique. Dans ce cas, calculer avec des concepts imaginaires ne peut jamais conduire à des contradictions[69].
Ce sont des contraintes formelles, exigeant qu’on ne recoure à aucune expression, à aucun concept imaginaire dépourvus de sens qui nous ont restreints dans le travail théorético-déductif. Mais ce qui est merveilleux, affirme Husserl, c’est que la transition vers de pures formes et les transformations de telles formes nous libèrent de telles conditions et en même temps nous expliquent pourquoi le passage par l’imaginaire, par le non-sens, n’est pas dépourvu de sens mais conduit forcément à des résultats vrais[70].
Parties annexes
Notes
-
[1]
Husserl, 1900-1901, §§ 69-70.
-
[2]
Husserl, 1929, § 33.
-
[3]
Voir Husserl, 1929, § 8.
-
[4]
Husserl, 1929, § 7.
-
[5]
Husserl, 1939, § 11.
-
[6]
Husserl, 1939, § 3.
-
[7]
Husserl, 1939, §§ 10, 11
-
[8]
Husserl, 1939, § 11 ; Husserl, 1929, § 40.
-
[9]
Husserl, 1929, § 26c.
-
[10]
Husserl, 1929, § 8.
-
[11]
Husserl, 1975, p. 375-379.
-
[12]
Husserl, 1906-07, p. 400-401.
-
[13]
Husserl, 1900-01, p. VII.
-
[14]
Husserl, 1906-1907, p. 405 ; Husserl, 1975, p. 356 ; Husserl, 1900-1901, p. IX.
-
[15]
Husserl, 1905-1907, 400-401.
-
[16]
Husserl, 1975, p. 369-370.
-
[17]
Husserl, 1975, p. 278.
-
[18]
Husserl, 1906-1907, p. 400-401 ; Husserl, 1975, p. 362, 377 ; Husserl, 1900-1901, p. IX.
-
[19]
Husserl, 1975, p. 375.
-
[20]
Husserl, 1887, p. 360.
-
[21]
Husserl, 1900-1901, p. VIII-X ; Husserl, 1975, p. 377.
-
[22]
Husserl, 1900-1901, p. VII.
-
[23]
Husserl, 1891, p. 17 et note.
-
[24]
Gerlach, 1994.
-
[25]
Hill, 1994 ; Hill, 1997 ; Hill, 2004.
-
[26]
Husserl, 1929, § 27a.
-
[27]
Voir Husserl, 1983, p. 92-103, 408-411 ; Husserl, 1975, p. 536-539, 551.
-
[28]
Hill, 1997 ; Hill 2004a.
-
[29]
Husserl, 1975, p. 376-377.
-
[30]
Husserl, 1975, p. 376-377.
-
[31]
Cantor, 1887-1888 ; Cantor, 1891.
-
[32]
Cantor, 1991, p. 387-464 ; Dauben 1979, p. 240-270.
-
[33]
Hilbert, 1925, p. 375.
-
[34]
Voir Russell, 1903, §§ 100, p. 344, 500 ; Russell, 1959, p. 58-61 ; Grattan-Guinness, 1978, 1980.
-
[35]
Husserl, 1975, p. 378.
-
[36]
Husserl, 1900-1901, Prolégomènes, § 58.
-
[37]
Husserl, 1906-1907, p. 160.
-
[38]
Husserl, 1900-1901, p. 6, § 66.
-
[39]
Husserl, 1983, p. 244-249 ; Husserl 1975, p. 496.
-
[40]
Husserl, 1891, p. 272.
-
[41]
Husserl, 1975, p. 440-442.
-
[42]
Husserl, 1975, p. 496-497.
-
[43]
Dauben, 1979, p. 158-159.
-
[44]
Grattan-Guinness, 1971, p. 369.
-
[45]
Par exemple, Cantor, 1883, p. 165.
-
[46]
Husserl, 1887, p. 359.
-
[47]
Husserl 1983, p. 245 ; aussi Husserl, 1891, p. 5-6, 13-14 et note.
-
[48]
Cette description de sa théorie vient de : Prolégomènes à la logique pure, vol. 1 des Recherches logiques §§ 69-70 ; « L’arithmétique comme science a priori », « Sur la théorie de l’ensemble », « L’imaginaire en mathématiques », « Trois études sur la définitude et l’élargissement d’un système d’axiomes », « Le domaine d’un système d’axiomes/système d’axiomes système d’opération », « Sur la détermination formelle d’une multiplicité », publiés en annexe à l’édition française de Philosophie de l’arithmétique ;Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance, Cours 1906-1907, §§ 18-19 ; Logik und allgemeine Wissenschaftslehre, chapitre 11 ; Idées directrices pour une phénoménologie, §§ 71-72 et notes ; Logique formelle et logique transcendantale, chapitre 3 ; §§ 51-54 ; et La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, § 9.
-
[49]
Husserl 1906-1907, § 18.
-
[50]
Husserl, 1929, § 35a.
-
[51]
Ibid.
-
[52]
Husserl, 1929, § 8.
-
[53]
Husserl 1891, p. 145.
-
[54]
Husserl 1900-01, § 45 n.
-
[55]
Les éléments nécessaires à une exposition adéquate de la théorie husserlienne de l’axiomatisation de l’arithmétique, y compris les considérations syntaxiques pertinentes, sont maintenant disponibles dans Husserl 1896, Husserl, 1902-1903a, et Husserl 1902-1903b, comme je le démontre dans « Husserl on Axiomatization and Arithmetic », à paraître dans Phenomenology and Mathematics, Mirja Hartimo (dir.) (Phaenomenologica), Dordrecht, Springer.
-
[56]
Husserl, 1929, § 67.
-
[57]
Peckhaus, 1990.
-
[58]
Husserl, 1913 § 72 n. ; Husserl, 1929 § 31 ; Hill, 1995.
-
[59]
Husserl, 1900-1901, § 70.
-
[60]
Husserl 1906-1907, § 18.
-
[61]
Husserl, 1975, p. 386-387.
-
[62]
Husserl, 1900-1901. §§ 69-70 ; Husserl 1917-1918, § 58.
-
[63]
Husserl, 1929, § 67.
-
[64]
Frege, 1987, p. 35.
-
[65]
Frege, 1885, p. 101-102.
-
[66]
Par exemple, Frege, 1892, p. 116-117 ; Frege, 1891, p. 93.
-
[67]
Husserl, 1900-1901, § 70.
-
[68]
Husserl, 1913, § 72n.
-
[69]
Husserl 1900-1901, § 70 ; Husserl, 1913, § 72 ; Husserl, 1929, § 31.
-
[70]
Husserl 1917-1918, §§ 56-57.
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