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La nouveauté du livre de Frédéric Nef consiste à choisir un mode de dispute rompant avec la convention de l’exposé académique. Le débat qu’il suscite n’a rien de factice et n’est pas simplement argumentatif. C’est une sorte de chicane ou de déjeuner métaphysique, où ses interlocuteurs (K. Fine, J. Dokic, R. Pouivet. J. Lowe, B. Smith, R. Chisholm, D. Lewis et alii.,) font chacun acte de présence : Nef expose leurs conceptions et leur donne la réplique comme s’il composait un « monde possible » avec des partenaires choisis. Ce qui prête sans doute un tour enjoué à ce livre si riche et si divers. Il serait malvenu, cependant, de penser que l’A. n’eût fait que marquer avec finesse l’incompatibilité de certains de leurs points de vue, la circularité de quelques autres : il défend aussi une voix propre, avec pugnacité, au sein de théories rivales[1].
L’ouvrage comprend trois parties : « Ontologie » (I), « Perception » (II), « Logique » (III), plus un appendice sur Brentano. Il s’occupe de la question des propriétés, question vexante et des plus épineuses, en inventant plusieurs entrées privilégiées : la philosophie des qualités, celle des dispositions, des attributs esthétiques, des énoncés temporalisés, ou encore celle des essences et des possibilia. Les voix de sorties sont des « issues » clairement analysées (en termes méréologiques notamment, sinon en termes sémantiques ou extensionnels, selon les cas). Ajoutons que F. Nef éclaire souvent ses chapitres par des dispositifs probatoires et formels efficacement déployés en reconstituant les thèses de ses interlocuteurs. Le livre est introduit par un dialogue « piquant » entre Philotaxe et Doxophile, habilement décrypté par l’auteur (pp. 25-45). On devine que la position de Philotaxe, qui aime à classer, à désembrouiller, à séparer, est privilégiée sur celle de son contradicteur défendant une position descriptive, bien que leurs deux argumentaires finalement se neutralisent[2]. Nef est un structuraliste déclaré, mais il est aussi un historien hors pair et une sorte d’Erasme anecdoticien de la métaphysique d’aujourd’hui (productif et drôle dans ses exemples et ses trouvailles) : il dresse une carte des impasses et un catalogue de perplexités, avant de revenir sans prévenir sur ce qui lui tient à coeur. Comme il n’existe pas dans la librairie francophone d’ouvrage équivalent, on se doit de signaler que quelques passages sont de vrais tours de force qui, semble-t-il, ont échappé à la sagacité des critiques (par ex. celui sur les exceptions aux lois de la nature, pp. 140-154, celui sur l’exemplification, pp. 215-223 ou celui sur l’anti-haeccéitisme de Lewis, pp. 297-307, qui reconstitue brillamment en quelques pages l’histoire de l’engagement modal). On pourrait ne partager point certaines de ses conclusions, mais nul ne pourra mettre en doute la force de percussion de F. Nef, quand il aborde un sujet aussi difficile.
La conviction principale de l’A. penche vers une sorte de particularisme radical : autrement dit, il y défend la thèse qu’il n’y aurait que des propriétés particularisées, dans l’esprit et dans le monde. Radical ne veut pas dire extrême. Comme cette option mono-catégorielle ne va pas de soi, F. Nef démonte plusieurs des arguments qui semblent la réfuter. Il faut ajouter que ce monisme en faveur des tropes (ainsi nommés depuis D. C. Williams, et maintenant trop fameux) est, lui aussi, constamment contrebalancé, et que les objections majeures à cette thèse sont presque toutes exposées[3]. Pourtant, si la place de la perception (entre ontologie et logique) peut apparemment nous en détourner, le sujet central, plus délicat encore — mais celui-là propre à l’A. —, est de savoir comment une théorie des objets supporte (ou à côté d’elle, ou inclusivement, et sinon en supplément de son économie), la « folle » exubérance des propriétés particulières. Il n’est pas contradictoire en son sens de défendre un « dualisme » entre objet et propriété, qu’il transcende sans difficulté, à mesure qu’il avance dans sa démonstration (pp. 52, 60, 71). F. Nef affirme conjointement à la fin du livre : 1) que les objets sont des particuliers ; 2) qu’ils sont des ensembles de propriétés ; 3) que les propriétés qui composent ces objets sont des propriétés particulières à ces objets, c’est-à-dire qu’elles sont spécifiques à leurs porteurs. Conclure que « les objets particuliers sont des ensembles de tropes » demande évidemment qu’on précise d’où vient cette éviction des universaux, ce qu’on entend ici par « ensemble » (dans un sens qui n’est pas mathématique), et si cette phrase — qui n’est pas une prédication naïve — est une proposition métaphysique entièrement soutenable. L’A. peut répondre point par point et s’y emploie, ce qui n’empêche pas que ses réponses soient quelquefois moins directes que nous l’attendrions. De la première théorie de l’objet, qu’il avait réussi à dégager dans un ouvrage précédent : L’objet quelconque (1998), le centre spéculatif est donc maintenu très fermement. L’être se dit d’un être-objet : l’univocité de l’existence est trompeuse pour le logicien qui n’a pas lu Meinong avec suffisamment d’attention. De plus, « objet » lui semble une catégorie cognitive centrale. L’objet, quand il est pris comme entité formelle, est un opérateur (p. 56). Il peut être aussi un « objet temporel », au sens d’une structure d’instants, sans se confondre avec l’événement (p. 107). L’A. n’écarte vraiment que « l’objet-de », trop psychologique, au profit de l’objet social ou de l’objet de la valeur. La catégorie d’objet est pertinente à tous les niveaux de la réalité.
Dans cette conception, le fait novateur est que la particularisation des propriétés n’est nullement inconciliable avec la stipulation des objets et des structures : selon lui, elle en dépend positivement et réciproquement (d’où l’énoncé : « l’identité des tropes dépend des objets et de celle des objets », et sa converse : « les tropes servent à identifier les objets », p. 71). Mais si nous ne faisions que constater l’inséparabilité de l’objet et de la propriété, ou celle des propriétés instanciées d’avec leurs structures, ce constat demeurerait empirique et superficiel. Il ne correspond pas vraiment à une intuition modale : par exemple, si nous disons qu’une propriété est « invisible » (qu’il est impossible de la voir — nous y reviendrons), nous ne disons pas pour nous défausser que son contenu est transparent ou opaque, conceptuel ou non conceptuel. Le problème est probablement plus ardu encore pour la question du temps que pour celle de l’espace. Nef préfère partir des structures d’événements (qui sont d’abord des classes d’instants) pour aller vers une quantification sur des tropes temporels (qui sont exemplifiés par des événements, p. 101) : il discute de leur localisation, contre la relation classique de précédence qui est objectiviste, ou comme s’il voulait relativiser notre appréhension psychologique du présent en la dotant d’une relativité intrinsèque. Des tropes temporels « co-présents » sont pour ainsi dire substanciés, preuve supplémentaire que l’ontologie ne peut pas se résorber dans une psychologie, fût-elle sophistiquée (p. 54). Ces deux façons d’aborder le problème de la perception peuvent dérouter. En réalité, la fondation modale est plus exigeante selon lui que le fondement logique des modalités : elle suppose qu’il y ait des relations internes de re entre des entités connexes : par exemple entre des objets visuels « incomplets », et des qualités visuabilisées par ces derniers — mais il n’est pas question ici de nous représenter ce que nous voyons, au sens habituel du moins. Ces relations impliquent, bien qu’il nous soit expliqué plus tard que ces entités sont connexes dans leur particularité même (p. 221), des connexions réelles que l’information phénoménale ne nous fournit pas, un peu à l’image de la togetherness de Whitehead entre régions inclusives ou entre parties temporelles. L’encodage est différent dans un projet métaphysique de cette sorte puisqu’il cherche à déterminer des « traits ultimes » qui ne sont pas présents factuellement dans les épisodes perceptifs. Nef montre que le cas est très problématique pour séparer dans une ontologie formelle l’appréhension subjective et anthropocentrique des structures qui sont celles de l’ontologie matérielle (p. 287). Reprenant une thèse de J. Bigelow et de A.N. Prior d’après laquelle « tout ce qui existe n’est pas nécessairement présent », il montre avec succès que le présent (au sens syncatégorématique) est toujours celui d’un moment présent, d’un état de choses présent, autrement dit que « le » présent « n’existe pas » — il ne dénote rien dans le monde, en se reliant toujours à des énoncés passés : ce qui permet de contester justement (contre Armstrong) qu’il y ait des vérifacteurs atemporels au bénéfice des énoncés porteurs des valeurs d’aspect. Il y a donc un lien solide entre les différents chapitres de cet ouvrage encadrant l’énigme de l’expérience perceptive, que ce soit à travers une méréologie des tropes ou à travers une logique de la structuration des énoncés qui cherchent à en rendre compte. Pour le dire brièvement, « Je vois ceci maintenant », qui a certainement un sens pour un théoricien de la perception, a peu de chances d’être métaphysiquement pertinent. Wittgenstein l’avait réduit à une astuce grammaticale. En principe et par définition (étant donné que les tropes sont des « abstraits ») nous n’avons pas accès dans la perception factive et dans les comptes rendus que nous en donnons, aux combinaisons structurales entre tropes ; nous en restons aux propriétés manifestes (p. 204, n. 4) ou bien nous avons recours à l’auto-justification des contenus sensationnels, qui pour Nef ne sont pas substantiellement épistémiques ni obligatoirement contaminés par une injection doxastique (p. 164-167)[4].
Les raisons de ces prises de position, parfois contrariantes et âprement défendues, n’apparaissent qu’au fil de la lecture. On peut en donner trois, assez schématiquement :
D’une part, la « somme » ou la fusion méréologique des propriétés qualitatives n’est pas définie comme chez J. Bacon (1995)[5] en termes ensemblistes stricts. Les « faisceaux de tropes » étaient assimilés par J. Bacon à des ensembles lewisiens dont les membres sont remplacés par des singletons. Nef préfère les traiter comme des possibilia à l’intérieur de mondes définis comme des ensembles d’individus : il estime que la structure du faisceau ne permet pas de bannir une conception non exclusive des classes qui se combineraient aux ensembles[6]. On ne peut discuter ici de l’aspect technique de la relation d’appartenance, dont la nécessité n’a pas de fondement métaphysique, mais l’A. développe une argumentation qui cherche à inscrire tout différemment l’inclusion des abstraits dans les concrets, et non des concrets dans les abstraits.
D’autre part, Nef semble écarter les parties « logiques » ou les relations d’ingrédience propres à une sémantique constitutive (on ne ferait que reproduire le schéma compositionnel de l’énoncé en le projetant sur des situations qui nous rassurent, sans autre garantie qu’une correction des paraphrases). Il préfère une stratification modale des approches en invoquant leur granularité distinguée, ce qui rend de fait les niveaux sémantiques et physiques impossibles à superposer dans leurs modèles respectifs.
Enfin, son souci persistant est de contrer les interdits de Quine à l’égard de la quantification sur les prédicats. Il soutient à ce titre une non-réduction foncière des propriétés et des modalités de re, qui ont été proscrites pour de mauvaises raisons. Non qu’il s’oppose à toute forme de naturalisme, bien au contraire. L’actualisme et l’engagement modal sont bien les deux fers de lance de sa doctrine. L’être-objet nous « présente », au sens meinongien, des propriétés qualitatives, en même temps que leurs contreparties (il diffère complètement de l’objet frégéen). Pour parodier Meinong, la nappe ronde me montre que la table où elle est posée est carrée, comme la nappe carrée me montrerait que la table est ronde. Reste évidemment à déterminer quelles sont ces « connexions » ultrafines qui font tenir l’édifice réaliste de l’A., indépendamment des relations de dépendance et de fondation (qui, bien que décisives, ne sont jamais que formelles). L’enjeu spéculatif est considérable, et l’arborescence proposée ici est inachevée : ce n’est pas que nous ignorions en fin de compte si ces connexions ont un statut ontologique, mais Nef affirme aussi — à partir de Whitehead — que la connexion ontologique ad esse n’est pas relationnelle (p. 191). Ailleurs, l’A. annonce le projet de reconstituer une méréologie qui serait fondée sur des connexités d’un nouveau type. On croit comprendre en ce sens — comme chez G. Bergmann — que plus les entités sont indépendantes (et disjointes, ou bien séparables de dicto), plus elles sont connectées de re. Pourtant, l’ambiguité demeure : si la perception est elle-même une relation directe, tout en étant « dirigée » vers des relata, peut-on exclure de la perception les tropes relationnels ? C’est encore le cas, lorsque l’A. se demande comment se connectent entre eux les qualia et les tropes (p. 185). Le problème est clairement présenté, une nouvelle fois, mais la solution est fort difficile à formuler. On pourrait conserver un principe d’indépendance entre « atomes métaphysiques » ou entre états de choses, mais on pourrait aussi avoir un principe d’incompatibilité entre les deux sortes d’entités.
Pour rendre compte de l’exploit de cet ouvrage que j’ai résumé ci-dessus de façon beaucoup trop compacte, il faudrait également le mettre en parallèle avec Qu’est-ce que la métaphysique ? (Gallimard, 2004, chap. 16 à 19), dont ce dernier livre constituerait le versant technique et appliqué. F. Nef nous explique avec netteté en quoi il défend un réalisme modal des propriétés, comprenant la logique comme une ontologie (et non l’inverse). Le sel de son propos est qu’il ne choisit ni accepte aucune espèce de réduction, comme nous l’avons déjà mentionné, mais qu’il faut se défendre de méprises grossières à ce sujet, pour ne pas caricaturer son point de vue. Par exemple : réduire les objets (physiques, tridimensionnels) à des faisceaux de tropes visuels ou tactiles ; réduire les propriétés à des ensembles (ordonnés) dont la densité serait relative à leur comprésence, sont des prétentions abusives. De plus, ces formules sont inexactes. Dans les deux cas, la position opposée (supposée « irréductible ») se transforme en une option métaphysique qu’on pourrait soutenir à l’encontre. En d’autres termes, ces « objets » — improprement dits dans ce cas — ne peuvent pas être des choses matérielles qui serviraient de valeurs d’argument : il faut rappeler ici qu’on ne quantifie pas sur des expressions, ni même sur des dénotations, mais sur des extensions ; de même, ces « propriétés » ne peuvent pas non plus être seulement abstraitement corrélées à des individus, « extraites » ou induites génériquement. L’indice de la mauvaise abstraction serait justement d’exclure les objets abstraits qui sont les « supports des tropes » (p. 184), en faveur des « types » intensionnels. Le choix de la voie indirecte, qui oblige le lecteur à maints détours, est donc heureux et surprenant ; il transforme un recueil d’articles profondément renouvelé en un ouvrage construit. On peut noter que la conviction première dont nous parlions en commençant s’est renforcée, mais qu’elle était déjà présente dans le livre sur l’objet[7] (pp. 187-218).
Les perplexités que suscite le livre sont à la mesure des enjeux poursuivis : elles reposent, pour faire vite, sur la façon très personnelle qu’a l’A. de contourner le carré ontologique dont nous avons quand même besoin, malgré les distorsions plus ou moins heureuses qu’il a subies ces derniers temps. La seule possibilité serait pour lui d’avoir, aux quatre points de ce carré, des particuliers abstraits, des particuliers concrets, des universaux abstraits, des universaux concrets (p. 70, p. 221). Nef tend à se dispenser des « sortes » ou des essences sortales (qu’il préfère appeler essences générales). L’intérêt est qu’il ne « fantologise » pas (comme dirait B. Smith) les classes de ressemblance, dont il pense à l’instar de Lewis qu’elles ne sont qu’une désignation imparfaite et presque futile. Mais il simplifie aussi en disant, faute de mieux, que « les universaux sont des classes de ressemblance entre tropes », ce qu’en toute rigueur, selon nous, ils ne peuvent pas être. Son nominalisme hérétique se distingue parfois plus malaisément pour cette raison, tant il éprouve certaine répugnance à considérer une cohabitation possible entre des propriétés rares (des universaux authentiques) et des particuliers simples. Mais il est vrai que son désir de sauver la particularité, sans jamais la mettre à nu dans un substratum quelconque, l’oblige aussi à proposer une sorte d’ersatz « littéral » de l’exemplification : son examen brouille alors les pistes à dessein en réduisant cette dernière à une « relation interne » déguisée. La participation d’un individu à deux catégories distinctes paraît en droit fourvoyante, cependant l’exemplification reste une forme de methexis, qui correspond mal à une « relation de partition » de l’abstrait dans le concret. C’est sur ce plan que sa dispute d’un côté avec K. Fine et de l’autre avec J. Dokic prend un tour décisif. Nous ne sommes plus tout à fait sûr, à le lire, que la distinction entre instanciation et exemplification soit aussi tranchée qu’il nous l’explique, après N. Wolterstorff et D. W. Mertz qui l’ont correctement thématisée, chez ce dernier, au profit des prédicats néanmoins. L’ontologie des ties est reléguée par Nef sous le schéma scolaire de la prédication. De plus, des propriétés accidentelles sont parfois conciliables avec des identités sortales (être un virus attaquant une cellule, ou être une cellule sans noyau). Le rapport semble ainsi définitivement orthogonal entre le système sémantique et le domaine ontologique, quand bien même d’autres développements dans ce livre même révèlent leur interpénétration.
Ce qu’il faudrait noter en marge de cette lecture tient à une double alternative métaphysique. D’un côté, les caractères (ou les qualités), à l’instar des pouvoirs, sont par définition imperceptibles : leur concrescence ne leur est pas essentielle ; de l’autre, il n’est pas aisé de supposer que co-existent des particuliers concrets et des particuliers abstraits dont les conditions d’identité devraient être différentes, bien que F. Nef les range sous une même équivalence extensionnelle. L’avantage des tropes est qu’ils sont localisés, mais leur localité reste « abstraite », y compris selon nous dans leur co-présence et leur connexité. L’avantage des universaux est qu’ils peuvent être assimilés historiquement à des qualités (Quality Universals) et qu’ils parviennent à se glisser en des postures inattendues par le jeu de la différence spécifique. Revenons sur l’exemple retenu par l’A., et prenons-le à l’envers : « la rose est rouge » peut être entendu au sens où l’universel « être une rose » (l’ensemble des propriétés de l’églantine domestique ou de son espèce sortale) est particularisé par la couleur rouge. « Être une rose » n’est pas exemplifié par rouge, nous accordons le point ; mais il n’est pas besoin non plus de supposer à l’inverse que la rubéité du rouge soit l’universel dont on dit que cette rose particulière est l’instance. Il n’est pas impossible que ce rouge-ci ne soit pas autre chose que le rouge de la rose, tout en étant ce rouge-ci, et rien n’impose qu’il faille entre diverses rednesses, trancher le noeud pour savoir si ce sont des propriétés de rougeur exemplifiant génériquement un abstrait (la rougeur). Nef demande qu’on sépare « le-rouge-de-la-tulipe » (de l’espèce tulipe ?) et le rouge de la tulipe (de cette tulipe) en distinguant deux particuliers, mais la disjonction peut se pratiquer entre deux espèces sortales et presque à l’aveugle, comme on le fait pour le coquelicot et la fleur du grenadier. Le caractère catégorique du rouge est toujours instancié, mais son exemplification n’est pas celle d’un prédicat. Un bouquet de roses rouges est bien un bouquet de roses, et non un bouquet de tropes. L’A. s’oppose d’ailleurs à une conception métaphysique en « essaim ». Car pour lui nous percevons des structures que nous substituons à des sommes méréologiques (p. 191). Sur ce plan même pourtant, la proposition de F. Nef fait avancer les choses, car la radicalisation qu’il propose aide à saisir par où — et en quoi — sa position est défendable, c’est-à-dire quand nous prenons en considération des rouges, des instances de rouge, qui ne sont pas interchangeables et qui ne peuvent jamais tomber sous le rouge-couleur. De fait, si par une expérience de pensée j’imaginais que le rouge-couleur est « identique à soi » dans un spécimen cognitif, comme le serait un label conceptuel ou un nom propre véritable, je ne dirais rien d’autre que si je disais : « le rouge (nécessairement) n’existe pas », dans la forme justement d’une proposition dere, et sans s’embrouiller dans la fiction d’un existant non réel. Il n’est pas impossible qu’il y ait des bouquets de roses rouges et que le rouge n’existe pas. Ce qui serait une démonstration indirecte de l’existence des tropes dont la force théorique est, selon nous, qu’ils « anonymisent » les qualia. Les qualia « subsistent » dans l’expérience fugace que nous en avons, quelles que soient les variétés existantes de roses rouges et de tulipes rouges, mais ils n’ont pas de nom, et ce serait alors la localité abstraite du trope qui justifierait leur caractère indéfinissable sur le plan subjectif et incorrigible de la perception. Sans doute, il pourrait se faire qu’un fait (ontologiquement neutre) nous représente des propriétés de réflectance d’une surface et qu’il y ait des circonstances égocentriques où je suis placé pour en répondre. Il pourrait aussi se dire qu’un contenu est reconnu à l’occasion d’un épisode perceptif, toutefois, c’est encore la puissance spéculative d’un Brentano qui nous rapproche le plus du « réalisme » dont F. Nef se fait le défenseur, quand il note son abandon de la théorie composite de l’acte (sous ce seul rapport l’évocation du en parergon à la fin du livre est judicieuse : l’objet primaire est la rose rouge, l’objet secondaire, la perception du rouge de la rose). Il n’est apparemment pas besoin d’un universel structurant pour que soit pensable l’accident particulier dont l’instance de rose rouge est le relatum (p. 322).
En disputant Kit Fine sur le point de la spécificité définitionnelle de l’essence (Nef lui reproche de confondre « est inclus » dans le singleton et « appartient “nécessairement” » au singleton), tout en conservant la légitimité de replacer l’opérateur au bon endroit ; ou bien encore en disputant à Jérôme Dokic la régression de l’exemplification (la relation d’exemplification devant toujours être exemplifiée entre deux exemplifications), l’A. poursuit une seule stratégie que je trouve pertinente. Elle consiste à pousser à bout les conséquences, comme s’il s’agissait d’aller au-delà des acquis et de précipiter le contradicteur face à une butée. Il est clair que Nef aura contribué à « désaturer » métaphysiquement l’objet de la fonction frégéenne, comme à défendre, sur l’autre plan, que l’essence nécessaire gît dans une « forme de connexion entre la propriété et la chose ». Ce que nous pourrions comprendre au sens où les propriétés essentielles d’un objet lui appartiennent dans la mesure seulement où elles révèlent son attribution à une sorte (qu’il s’agisse d’un continuant, d’un occurrent ou d’un ensemble). On saisit mieux pourquoi Nef s’est intéressé aux objets impossibles (I, 2) — impossibles en tant qu’ils sont perçus comme tels — : ils viennent perturber les possibilités concevables, ce qui permet d’inférer que les essentialités ne sont pas « constitutives ». La ruse principale et pleinement légitime de l’A. consiste à récuser le passage interdit de la sémantique dans l’ontologie. Il tient le pari, mais à cette réserve près qu’il s’attache à défendre un genre de methexis structurale qui ne se résorbe pas dans la structure de l’énoncé (et tout en maintenant que ce dernier énonce quelque chose quant à la structure même). On regrettera pour finir que la composante qualitative de l’expérience, « duale » de sa composante cognitive (p. 200), qui est mise au centre des chapitres II, 1, et II, 2, reste trop brièvement exposée, se voyant qualifiée sans conviction d’expérience directe. Il semble douteux que ces deux composantes soient des parties alternativement (ou concurremment) « propres ». Mais ces remarques n’effacent pas l’impression que ce livre très abouti puisse entrer en comparaison avec celui de A. Denkel (1996)[8], et celui de G. Küng (1967)[9] pour la vigueur de ses attendus, la netteté de ses distinctions, pour l’entrain incontestable de son écriture et la profondeur de ses intuitions.
Parties annexes
Notes
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[1]
F. Nef n’a pas tissé un écheveau problématique en y intégrant de force les objections de l’interlocuteur — qu’il soit sémanticien ou cognitiviste — pour mieux les dissoudre devant le travail taxinomique du métaphysicien « concrétiste ». Bien plutôt, le livre n’est pas avare de précisions et de révisions, en déplaçant continûment les frontières de son contenu déclaré : voir p. 42 pour la définition du nominalisme, ou p. 165, note 1, pour la distinction entre présentation et représentation, la note 2 sur la charogne de Baudelaire, p. 227, etc. On soutiendra que son procédé est dialectique par la façon dont les options possibles sont clairement disséquées sur la base des trois couples : abstrait /concret, essence/intension, ensemble/classe.
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[2]
Nous ne dirions pas que Nef est « descriptiviste » par défaut, au sens où il s’agirait (selon Strawson) de dégager les schèmes conceptuels présents dans le langage et le raisonnement naturel, mais qu’il « ajuste » ses considérations sémantiques les plus fines, par exemple sur le rôle de l’anaphore, sur la paronymie, ou sur l’aspect du temps verbal, à une conception réaliste de l’indépendance des propriétés.
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[3]
F. Nef n’est pas le seul à défendre une telle option métaphysique qui a été exposée par K. Campbell, P. Simons, E. J. Lowe, puis par C. B. Martin, plus récemment par J. Heil et G. Molnar : ce sont des propriétés « concrètes » qui sont particularisées dans ce choix : l’abstraction du trope ne se fait pas sur le compte de ce qui est concret, mais sur le compte ce qui est général et en affaiblissant la relation d’équivalence. Le sens qu’il faut conférer à l’abstraction reste néanmoins hautement hiérarchisé, et le résultat du processus peut se comprendre de façon très différente selon les situations. Nef affirme que le trope est « absolument premier » (p. 180) : aucun objet n’est dépourvu de tropes, mais il existe des tropes détachés des objets. Il hésite cependant à considérer que les événements sont des « occurrents » et les tropes des « continuants ».
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[4]
Nef ne soutient pas pour autant, loin s’en faut, qu’il faille opposer dos à dos une épistémologie et une métaphysique de la perception, cf. p. 164.
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[5]
J. Bacon, Universals and Property-Instances : the Alphabet of Being, Oxford, Blackwell, 1995.
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[6]
« Il n’y a pas de tropes radicalement abstraits au sens où par exemple il y aurait des objets mathématiques composés de tropes », p. 197.
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[7]
On pourrait en trouver une version très différente dans le texte de Leibniz qui n’a été publié qu’en 1986, De abstracto etconcreto, « Studia leibnitiana », viii, pp. 127-131, où les termes abstraits « logiques » et « philosophiques » sont tour à tour des constituants formels entre eux incompatibles concrètement. Mais Leibniz ne distingue pas l’usage et la mention de « terme ».
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[8]
A. Denkel, Object and Property, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
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[9]
G. Küng, Ontology and the Logistic Analysis of Language. An Inquiry into the Contemporary Views on Universals, Dordrecht, Reidel, 1967.