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Introduction

Les sciences sociales ont depuis longtemps retenu l’idée que plusieurs, sinon la totalité, de nos pratiques sociales sont le résultat d’un processus évolutif; à l’instar de sciences biologiques, elles ont aussi retenu l’idée qu’un mécanisme de sélection forme l’essentiel de ce processus. Mais ce que les sciences sociales adoptent volontiers en tant que schéma d’explication de nos pratiques sociales actuelles, elles refusent généralement de le transposer au plan normatif. Au moins trois thèses normatives peuvent être associées au schéma explicatif évolutionnaire. La première que j’appellerai la thèse du laisser-faire, stipule que le résultat du processus évolutif, quel qu’il soit, constitue un progrès social. Cette thèse est celle qui inspire en science politique et aussi en économie, la doctrine de la « destruction créatrice » : le chaos social, fût-il induit par une guerre d’agression, est précurseur d’un rééquilibrage des forces et garant d’une stabilité sociale à venir. Ou encore : l’abandon des infrastructures ou la destruction de l’environnement engendrés par l’industrialisation et l’exploitation galopantes des ressources naturelles est garante de prospérité économique et de richesse accrue partout dans le monde. Bref, quoiqu’on fasse, et surtout, quoiqu’on ne fasse pas, le présent se porte garant de l’avenir et le progrès social sera au rendez-vous. Si une telle doctrine a réussi à se frayer un chemin dans des disciplines respectables, on comprendra qu’elle est d’abord motivée par des biais idéologiques qui n’ont pas grand chose à voir avec une approche scientifique du changement social.

La deuxième thèse normative préconise au contraire l’activisme dans le domaine du changement social. L’idée ici est que si les pratiques, les institutions, les modes de production et les rapports sociaux évoluent au sein d’une société grâce à un mécanisme de sélection, alors il est possible, en orchestrant un tel mécanisme, de les faire évoluer dans une direction précise qui réponde à une conception substantielle prédéterminée du progrès social. L’élément important et problématique de cette position n’est pas que l’on cherche à circonscrire une conception plausible et acceptable du progrès social ou du bien commun, ce qui est en quelque sorte l’objectif de toutes les théories normatives dans le domaine des sciences sociales, mais que l’on compte, pour implanter une telle conception, sur un processus délibéré de sélection des pratiques et par conséquent du profil social, intellectuel et moral des individus et des collectivités qui y prendront part. Or s’il y a une posture massivement rejetée dans les sciences sociales contemporaines, c’est bien celle qui consiste à penser que l’avancement, l’amélioration ou le progrès d’une société doive se faire au prix d’une limitation et d’une uniformisation, des options offertes aux choix des individus ou des groupes sociaux. Le constat du pluralisme des sociétés contemporaines, de l’attachement au libéralisme et aux valeurs démocratiques atteste sans ambiguïté qu’une sélection orchestrée des pratiques, des institutions sociales et des modes de vie serait non seulement impossible à réaliser dans une société libérale, mais qu’elle serait en elle-même hautement indésirable tant du point de vue individuel que du point de vue social.

Empruntant un peu à chacune de ces deux thèses normatives s’en trouve une troisième, plus discutable encore. De la première thèse, celle-ci retient l’idée (non scientifique) que le résultat à chaque étape d’une processus évolutionnaire constitue un progrès par rapport à l’étape précédente, et de la deuxième, elle retient que les mécanismes de sélection qui conduisent à une conception prédéterminée du progrès social peuvent et doivent être délibérément orchestrés. Cette troisième position que je baptiserai « la fin de l’histoire » tient en outre pour acquis que les sociétés libérales et capitalistes constituent la forme achevée d’une société réussie qu’aucune autre forme de société humaine ne pourrait réussir à surclasser. L’idée qui résulte de cette concaténation s’exprime dans la croyance voulant que le progrès et l’amélioration d’une société libérale et économiquement développée ne repose plus que sur l’accroissement proportionnel du nombre des individus qui y sont présentement le mieux adaptés. Bien sûr, tous sont en faveur d’une société qui ne comporterait que des individus riches, instruits et en santé, si tels sont les critères d’une adaptation réussie, mais peu semblent souhaiter que leur prédominance au sein d’une société soit redevable au renforcement exclusif des schémas d’interaction qui autorisent hic et nunc l’exercice d’un ensemble limité de compétences, aptitudes ou talents. Les sciences sociales peuvent expliquer la dominance à un moment donné de certains secteurs d’activité par le type, la complexité ou le degré des compétences requises pour l’exercice de ces activités, mais elles n’en sont pas encore venues à l’idée que l’avancement d’une société doive passer par l’abolition systématique et délibérée des conditions qui permettent aux individus pourvus de compétences différentes de poursuivre leur existence sociale. Dans les théories normatives du changement social, la sélection des individus n’apparaît pas encore comme une condition d’émergence de la société idéale.

La thèse de la fin de l’histoire est celle qui m’intéresse ici. Comme nous venons de le voir elle implique une double sélection : sélection des pratiques et sélection des individus en regard de leur capacité de performer dans un contexte donné. Si je m’y arrête maintenant, ce n’est pas en dépit, mais à cause, de son caractère hautement contestable. Je veux arguer ici que tout en repoussant d’une main une telle conception du changement social, les théories normatives qui se proposent de rendre compte du choix social, qu’il soit de nature économique, politique ou morale, en entretiennent potentiellement les conséquences. Plus précisément, j’arguerai que les modèles que l’on utilise encore le plus volontiers dans les sciences sociales, c’est-à-dire ceux de la théorie des jeux, de la théorie de la décision ou de la négociation rationnelle, contribuent à répercuter, au plan normatif, ces deux sens de la sélection. Il me faut encore pondérer cette affirmation : elle ne concerne, selon moi, que les modèles qui font usage de la théorie standard de l’utilité. Par théorie standard de l’utilité j’entend une théorie de l’utilité qui, récusant la pertinence d’une mesure cardinale de l’utilité, exclut la comparaison interpersonnelle et, par implication, la comparaison intra-personnelle, des utilités[1]. C’est cette théorie qui sera donc la principale cible de ma critique. Mon objectif n’est cependant pas uniquement de critiquer cette théorie et l’usage qu’on en fait dans les sciences sociales; ce que je voudrais aussi montrer ici est qu’il est non seulement possible, mais qu’il est désirable de distinguer clairement, au sein des conséquences d’une théorie normative, celles qui sont imputables à des positions normatives explicitement défendues comme telles et celles qui sont imputables à l’appareil méthodologique dont on fait usage. Les théories normatives qui font appel à une conception formelle de la rationalité sont souvent prises à partie dans des attaques qui précisément ne distinguent pas clairement ces deux types de conséquences théoriques. Mais d’un autre côté, il n’est pas rare que les théoriciens eux-mêmes, emportés par leur ferveur méthodologique, oublient de s’assurer que les positions normatives qu’ils souhaitent avancer en ressortent intactes. Je soutiendrai ici, dans cette perspective, que l’usage d’une conception de la rationalité maximisante qui s’appuie sur la théorie standard de l’utilité incorpore, souvent à l’insu des théoriciens qui en font un usage, la sélection, dans les deux sens où elle est impliquée dans la position dite de « la fin de l’histoire », aux exigences de la rationalité. D’où le titre de ma communication : « Sélection rationnelle ».

Je discuterai pour commencer de l’impact de la théorie standard de l’utilité sur les notions de choix et d’agent rationnels. Dans un deuxième temps, je montrerai comment une théorie de la rationalité maximisante, interprétée dans l’optique de la théorie standard de l’utilité est amenée à justifier en tant que choix sociaux, des choix impliquant une sélection des pratiques et des individus.

Il convient sans doute, avant de commencer, de dire un mot de la forme de cet article. Le lecteur y trouvera deux niveaux de discours : 1) celui de la présentation informelle d’un argument qui n’est certes pas une démonstration au sens mathématique ou logique du terme mais qui se justifie, entièrement je l’espère, à partir d’une analyse des méthodes formelles qui ont cours dans le champ des sciences sociales; 2) celui de la discussion, forcément plus technique, de ces méthodes et des résultats auxquels elles conduisent. Le lecteur pourra choisir de ne lire que le corps du texte où mon argument est présenté de manière informelle, mais que je crois suffisante pour établir sa validité, ou lire aussi les notes où sont consignés les éléments qui suffisent, du moins je l’espère, à établir la vérité de mes conclusions.

1. Préférences, utilités et maximisation; la géométrie variable de l’agent rationnel

On tient pour acquis, dans le contexte d’une théorie de la rationalité maximisante, que les choix d’un individu rationnel maximisent son utilité[2]. On ajoute rarement, tellement cela va de soi, qu’un agent maximisant maximise son utilité en regard d’un ensemble préétabli d’options. Il choisit en fonction de ce qu’il préfère dans cet ensemble, mais ce qu’il préfère dans cet ensemble peut très bien n’être que ce qui lui déplaît le moins. Les deux formulations, j’insiste, ne sont pas synonymes : l’option qu’un individu préfère parmi ce qu’on lui offre, peut être bien différente de l’option qu’il aurait en fait préférée si elle lui avait aussi été offerte. Dans la vie courante, les exemples de choix sur un domaine restreint abondent et il n’est guère étonnant qu’une théorie du choix rationnel veuille rendre compte de la maximisation dans de tels contextes. Qu’on pense au vote, où chacun doit voter pour l’un ou l’autre des candidats plutôt que pour la personne pour qui il aurait préféré voter si elle avait posé sa candidature; ou encore à la situation où quelqu’un se trouve lorsqu’on lui offre à boire de l’eau ou de la bière alors qu’il préférerait du vin; ou à un sondage où l’on vous donne à choisir entre des réponses dont la meilleure, selon vous, n’est pas encore la bonne. Dans de tels contextes, l’agent rationnel choisit selon ses préférences et son choix est tenu pour maximisant s’il reflète l’ordre de ses préférences en regard des options offertes; mais il se peut très bien, même si cela n’est évidemment pas toujours le cas, qu’un choix maximisant ne procure pas à l’agent rationnel ce qu’il place au premier rang parmi ses préférences.[3] Il n’est pas exclu, mais de cela aussi les exemples abondent, que deux agents rationnels, effectuant tous les deux des choix maximisants, sur un même ensemble d’options, retirent de leur choix un degré de satisfaction inégal : certains sont des amateurs de bière et « gagnent » leurs élections.

En rendant compte de la maximisation dans des contextes restreints, la théorie du choix rationnel ne prétend pas qu’un agent rationnel soit condamné à faire des choix dont il ne retire qu’un degré moyen de satisfaction; elle ne nie pas que certains contextes soient pour certains individus plus profitables que d’autres, ou plus profitables qu’à d’autres. Elle n’exclut pas qu’un individu maximisant cherche, rationnellement et dans la mesure du possible, à effectuer des choix dans un environnement contenant l’option qu’il préfère à tout autre, dans un environnement qui lui permette d’exprimer cette préférence par un choix qu’il tiendrait lui-même pour maximisant. Elle reconnaît simplement, et de manière très réaliste, que la maximisation est parfois assujettie a des contraintes extérieures, indépendantes de la rationalité individuelle. Chacun est rationnellement responsable de ses choix, mais nul n’est responsable des opportunités que lui procure le contexte où il doit effectuer ses choix.

Ce tableau idyllique n’est pourtant pas celui que présente le plus souvent la théorie de la rationalité maximisante. On a très tôt « découvert » en effet, que l’information concernant le rapport entre l’ordre de préférences d’un agent et l’utilité que lui procurent ses choix maximisants était une information superflue. De l’idée que l’ordre des préférences individuelles s’exprime dans un choix effectué sur un certain ensemble d’options, on a ainsi retenu que les préférences individuelles sont behavioralement révélées par les choix maximisants.[4] La perte d’information se solde sur deux points. Premièrement, il sera dorénavant impossible de prendre en considération le fait que deux individus faisant des choix identiques, qui sont, par définition, des choix maximisants, peuvent dériver de leurs choix un degré différent de satisfaction. Nul ne peut comparer l’utilité qu’un agent rationnel dérive de ses choix, relativement à son ordre de préférence, à l’utilité qu’un autre agent rationnel dérive de ses choix relativement à son ordre de préférences. Deuxièmement, il sera impossible de prendre en considération le fait qu’un même agent rationnel, puisse dériver un degré différent de satisfaction de ses choix maximisants selon qu’il choisit dans un certain contexte plutôt que dans tel autre.[5] Puisque les utilités ne sont comparables ni inter-individuellement ni intra-individuellement il devient impossible de connaître, dans sa totalité, l’ordre des préférence d’un agent; nul ne peut prédire comment il aurait choisit dans d’autres contextes.[6] Le bilan de cette « découverte » peut se résumer de la façon suivante : si les préférences sont behavioralement révélées par les choix d’un individu rationnel mais que ces choix sont par ailleurs soumis à des contraintes extérieures relatives au contexte du choix, alors il faut admettre que les préférences de l’agent rationnel sont parfois inexprimables.

Il est facile de voir ici que la théorie standard de l’utilité restreint à la fois le sens et la portée de la rationalité instrumentale et maximisante. En évacuant la comparaison intra- et interpersonnelle des utilités, elle jette un voile sur le fait qu’un ensemble préétabli d’options puisse imposer des contraintes sur la nature des préférences (supposées être quelconques) qu’il est possible d’exprimer et par conséquent sur le degré d’utilité que des agents, (dont la rationalité est supposé égale), peuvent retirer de leurs choix maximisants. Les préférences non exprimées seront tenues pour inexistantes et les utilités relatives médiocres seront versées au compte des préférences individuelles. Chacun est rationnellement responsable de ses choix mais dorénavant chacun sera, à toutes fins utiles, tenu rationnellement responsable des occasions que lui procurent le contexte où il doit effectuer ses choix.

Cette transformation de la notion de rationalité conduit rapidement à une conséquence fort embarrassante pour une théorie de la rationalité maximisante. Il est à peine nécessaire de modifier les exemples utilisés plus haut pour apercevoir cette conséquence. Supposons qu’au lieu d’avoir à choisir entre de l’eau et de la bière, Abel doive choisir entre jouer aux dames avec Babel ou jouer au bridge avec Babel. Supposons de plus que Babel ait une préférence absolue pour le bridge et que Abel ait une préférence « inexprimable », au sens où je viens de le dire, pour le jeu d’échecs. Abel choisit, puisque sa préférence est inexprimable, de jouer au bridge et Babel, pour une raison toute différente, fait de même.

Il n’est pas extravagant de supposer que la préférence de Babel pour le bridge est reliée à ses performances antérieures; soit qu’il préfère le bridge parce qu’il y joue bien, soit qu’il y joue bien parce qu’il aime jouer au bridge et y joue très souvent. La même chose peut être dite de la préférence de l’Abel pour les échecs. Ne pas pouvoir exprimer sa préférence dans ce cas-ci signifie, pour Abel, qu’il est condamné à un succès mitigé alors que Babel voit s’ouvrir devant lui les avenues d’un succès garanti. Babel gagnera la partie, non seulement parce qu’il est un excellent joueur de bridge, mais encore parce qu’il à affaire à un piètre adversaire. Et Abel la perdra pour des raisons qui sont exactement symétriques.

La seule différence entre cet exemple et les précédents est que l’ensemble d’options, dans ce cas-ci, est un ensemble de schémas d’interaction[7]. Pour peu que l’ensemble prédéfini d’options soit limité, les contraintes qu’il peut imposer à l’expression des préférences individuelles sont aussi des contraintes posées à l’exercice de capacités ou de talents individuels. En vertu de l’embargo sur la comparaison des utilités, les agents rationnels non seulement ont des préférences inexprimables mais il ont aussi des talents inutilisables, et ceux-ci, tout comme les premières, seront tenus pour inexistants. Abel perd la partie, non pas parce qu’il est un mauvais joueur de bridge, mais parce qu’il est un mauvais joueur tout court (nul ne peut comparer l’utilité qu’il aurait pu dériver en jouant aux échecs à celle qu’il dérive en jouant au bridge). Et si les choix révèlent les préférences, le choix d’Abel, puisqu’il s’agit ici du choix d’un schéma d’interaction, devrait révéler une préférence pour les performances médiocres. En fermant les yeux sur les informations relatives au contexte du choix, la théorie standard de l’utilité impute à la rationalité de l’agent la responsabilité des contraintes qui limitent son choix. Elle tient qu’il est rationnel, pour un individu maximisant, d’agir dans un schéma où il se sait incapable d’agir efficacement et qu’il est par conséquent rationnel pour lui de se satisfaire d’une utilité moyenne, relativement à l’ordre de ses préférences[8].

2. Le choix social

Lorsque les théoriciens du choix social[9] réfléchissent, comme ils le font périodiquement, sur la notion même de choix social et sur la procédure par laquelle de tels choix pourraient être justifiés, ils se rallient très souvent à l’idée que ceux-ci doivent correspondre à une fonction (de choix), définie à partir des informations fournies par les individus qui devront assumer ce choix. On suppose alors que chaque individu d’une société actuelle ordonne un ensemble faisable, qui, comme son nom l’indique assez bien, contient les options socialement réalisables dans un environnement donné ou, si l’on veut, l’ensemble des états sociaux possibles. Dans un sens intuitif, la définition d’une fonction de choix social dépendrait ainsi de la possibilité d’établir la convergence des ordres individuels[10]. La constitution, par chaque individu, d’une liste ordonnée des états sociaux possibles, s’apparente manifestement à un choix, effectué par les individus en regard de leurs préférences en matière sociale, et basé sur l’utilité ou si l’on veut le degré de bien-être que peut leur procurer chacune de ces options[11]. Lorsque la comparaison intra- et inter-individuelle des utilités est jugée « superflue », rien ne permet de mesurer l’utilité relative qu’offrent à des individus différents les options qu’ils placent en tête de leur liste ordonnée; rien ne permet non plus d’inférer ce qu’ils placeraient en tête de leur liste, si des options différentes étaient contenues dans l’ensemble des états sociaux possibles.

Supposons qu’une fonction de choix puisse être ainsi définie, spécifiant, par exemple, la nature et le type des institutions qui formeront la base d’une société future[12]. Supposons, donc, que l’on puisse, parmi les options faisables, et à partir des informations fournies pas les individus concernés, identifier un état social donné comme étant celui qui est préféré par tous. Quels seraient, sur une population normale, c’est-à-dire sur une population présentant un degré raisonnable de diversité entre individus, les effets de l’implantation de l’état social ainsi choisi? Ses effets seraient ceux de la sélection au sens où l’entend la thèse de la « fin de l’histoire ».

Considérons d’abord l’ensemble faisable. Il est clair que les options socialement réalisables dans un environnement social donné dépendent de ce qu’est déjà cet environnement. Ce sont celles que l’on peut réaliser en utilisant les ressources de cet environnement par exemple, les institutions sociales, politiques et juridiques, la technologie, les modes de production et les moyens de communication déjà en place[13]. Ce qui est socialement faisable, autrement dit, est déjà fonction des orientations économiques, technologiques, politiques qu’on a prises — ou qu’on a omis de prendre — dans le passé.

Par rapport à l’ensemble des options faisables, certains individus se trouveront tout à fait à l’aise; les options contenues dans cet ensemble correspondent à des types de société similaires ou même identiques au modèle de société dans lequel ils aimeraient vivre. Certaines de ces options impliquent des interactions sociales du type de celles qu‘ils préfèrent avoir et ils préfèrent ce type d’interaction parce que c’est dans des interactions de ce type qu’ils se réalisent le mieux, qu’ils trouvent à exercer les talents et les capacités diverses dont ils sont pourvus; qu’ils trouvent, en un mot, les meilleures opportunités, pour eux, de maximiser l’utilité relativement à leur ordre de préférence.

Mais si ce qui est faisable compte tenu d’un environnement social donné les satisfait à ce point, c’est fort probablement parce que cet environnement a lui-même été façonné par des individus pourvus de talents et d’aptitudes similaires et qui ont réussi, grâce à ces talents et à ces aptitudes, à maximiser leur utilité relativement à leur ordre de préférences. L’ensemble faisable, autrement dit, contient les options qui sont de nature à favoriser l’épanouissement et la prolifération d’individus similaires à ceux qui, dans la société actuelle, sont les mieux ajustés. Par définition il contient seulement ces options[14]. Les individus faiblement ou mal ajustés à la société actuelle sont ceux qui participent faiblement ou pas du tout aux interactions qui y ont cours; l’inexistence dans la société actuelle, des modes de vie ou des schémas d’interaction qui pourraient leur permettre d’exercer profitablement leurs talents ou les capacités qu’ils possèdent, est précisément ce qui rend la plupart d’entre eux faiblement ou mal ajustés. Si l’environnement social actuel ne présente déjà pas les ressources permettant à ces modes de vie d’émerger, et si les options faisables sont faisables relativement aux ressources de l’environnement actuel, il est bien entendu que l’ensemble des options faisables ne contient que les options préférées des individus les mieux ajustés, c’est-à-dire, les options qui permettent l’utilisation profitable de certaines compétences à l’exclusion de toute autre.

La définition d’une fonction de choix social suppose que chaque individu ordonne, au regard de ses préférences, l’ensemble des états sociaux possibles. Si cet ensemble ne contient que les options préférées des individus les mieux ajustés, il est clair que les ordres individuellement établis convergeront vers ces options[15]; l’issue du choix social, même si tous y participent également, fera des individus, déjà médiocrement ajustés, des individus de plus en plus mal ajustés, de moins en moins capables de mettre à profit les talents qu’ils possèdent, de moins en moins capables de participer aux interactions sociales puisque ces interactions requièrent de plus en plus des compétences qu’ils n’ont pas, et de moins en moins nombreux, parce que de moins en moins capables de se mériter les bénéfices de la vie en société.

L’explication évolutionnaire fonctionne ici à merveille; elle rend compte de l’effet cumulatif d’une conjoncture initiale à laquelle des individus, conformés d’une certaine façon, peuvent répondent mieux que d’autres; le fait que certaines caractéristiques soient rentables à un moment donné fait en sorte que de plus en plus d’individus les possèdent (les adoptent ou en héritent), jusqu’au moment où c’est la prévalence même de ces propriétés qui fait qu’il est rentable de les posséder. L’explication évolutionnaire s’intéresse aux mécanismes du renforcement et, dans la mesure où elle peut représenter ces mécanismes par une procédure de choix restreints par l’environnement, la théorie du choix rationnel constitue une bonne explication évolutionnaire de l’émergence de nos pratiques actuelles.

Mais le problème d’une théorie normative du choix social n’est ni d’expliquer l’émergence de nos pratiques actuelles ni d’assurer le bon fonctionnement des mécanismes par lesquels elles pourraient être renforcées; le problème d’une théorie normative du choix social est celui de la justification du choix social. Si le choix social doit être justifié par une procédure de choix rationnel, il faut au moins pouvoir s’assurer que la procédure de choix rationnel n’est pas elle-même déjà minée par des mécanismes de renforcement; il faut au moins pouvoir supposer que les choix individuels ne sont pas déjà eux-mêmes déterminés par le contexte où ils doivent s’effectuer. Ignorer les possibles contraintes imposées par le contexte du choix équivaudrait, dans une perspective normative, à justifier ce contexte lui-même au nom de la rationalité individuelle et, par conséquent, à tenir ce qui est pour ce qui doit être.

Conclusion

La théorie du choix rationnel peut être une bonne théorie explicative, mais pour en faire une théorie normative acceptable, on doit au moins réaliser qu’on met en place un mécanisme de renforcement implacable lorsque l’on définit les options faisables sur la base de ce qui est réalisable dans l’environnement social actuel. Qui plus est, on doit aussi réaliser que toute restriction sur l’ensemble des options faisables est une contrainte sur l’environnement du choix, qui risque d’infléchir la teneur même de ce que l’on se propose de justifier. Cela soulève une difficulté de taille concernant l’idée même d’une fonction de choix social vers laquelle devrait spontanément converger les choix individuels : l’ensemble des options faisables ne peut pas, sous peine de donner lieu à des choix qui ne convergeront jamais, être infini[16]; mais toute restriction de cet ensemble effectue un filtrage tel que le choix rationnel, en dernière analyse, converge artificiellement, et vers des choix sociaux plus ou moins inattendus. Comment pourrait-on tenir compte de ces réserves et tenir en même temps pour acquis que les choix individuels « révèlent les préférences »?

Une théorie du choix rationnel qui juge superflu que l’on puisse comparer entre elles les utilités relatives des agents rationnels, reste complètement insensible au fait que les choix effectués sur l’ensemble des options faisables, qu’elles soient ou non définies à partir des ressources de l’environnement actuel, permettent à certains individus de dériver une utilité relativement à leur ordre de préférence immensément plus considérable que celle que peuvent dériver, relativement à leur ordre de préférence, d’autres individus. Une théorie normative de la société qui juge superflu de comparer le bien-être que différents individus seront en mesure de retirer de la vie dans une société donnée ne peut avoir aucune prétention à la justification, du point de vue de l’équité, de ce type de société.

Une théorie du choix rationnel qui juge de plus superflu que l’on puisse comparer les utilités relatives qu’un même individu pourrait dériver de ses choix selon que des options différentes lui sont offertes, est insensible au fait qu’un ensemble différent d’options pourrait lui permettre de dériver une utilité plus grande relativement à son ordre de préférences que celle qu’il lui est maintenant possible d’obtenir. Une théorie normative qui trouve superflu de comparer le bien-être qu’offre aux mêmes individus diverses formes de société, ne peut avoir aucune prétention à la justification d’une forme particulière de société. Une telle théorie n’a pas même le souci d’éviter la sous-optimalité, puisqu’elle ne se donne pas les moyens d’évaluer les possibilités de garantir aux individus les moins favorisés le maximum compatible avec le maintien du niveau de vie des plus favorisés.

Dans une théorie normative du choix social, toute restriction de l’ensemble faisable requiert d’être justifiée indépendamment car elle induit un choix oligarchique que la procédure de choix rationnel est incapable de justifier à elle seule. Une théorie qui n’admet pas la comparaison inter- et intra- individuelle des utilités est incapable de rendre compte des effets d’une restriction de l’ensemble faisable et, a fortiori, de justifier le choix oligarchique qui en découle[17]. Faute d’une telle justification, une théorie du choix social sombre dans l’arbitraire. Mais une théorie du choix social qui, au nom de contraintes de faisabilité définies en regard du contexte social actuel, admet une restriction de l’ensemble faisable sans se donner en même temps les moyens d’en mesurer l’impact, est une théorie du choix social qui ne fait rien d’autre que de cautionner les mécanismes de renforcement déjà à l’oeuvre dans le contexte social actuel. Elle impute à des agents rationnels le choix de schémas d’interaction qu’il est devenu rentable d’adopter puisqu’ils sont prévalents, mais qui n’offrent à plusieurs d’entre eux aucune opportunité de poursuivre leur existence sociale. Les exigences de la rationalité sont telles qu’il est rationnel, pour les individus socialisés, de renforcer la capacité sélective des interactions qui peuvent leur être profitables, mais qu’il apparaît tout aussi rationnel, pour d’autres individus, de précipiter, par les mêmes moyens, leur propre exclusion.