Tous ceux qui ont connu J.-Nicolas Kaufmann (1941-2002) regrettent qu’il nous ait quittés si tôt. Sa mort tragique a abrégé une vie pleine d’une passion, d’une curiosité et d’une énergie hors du commun. Fréquenter Kaufmann, c’était l’entendre nous soumettre le paradoxe de Newcomb au détour d’un couloir, intrigué qu’il était de savoir si nous comptions au nombre des « one-boxers » ou des « two-boxers »; c’était apercevoir une étincelle rieuse au fond de ses yeux bleus lorsqu’il s’amusait de la propension aux artifices techniques à laquelle cédait tel auteur (« si vous n’avez rien à dire, formalisez-le! »); c’était encore s’attarder avec lui en fin de soirée quand après des heures de discussions abstraites lui venait l’envie de nous expliquer comment on s’y prend pour cultiver des endives... J’ai fait la connaissance de Kaufmann au colloque Science et idéologie qu’a tenu la SPQ à Trois-Rivières en 1980. La communication qu’il avait livrée, « La théorie de l’idéologie dans la perspective de la sociologie critique de l’École de Francfort », était fine, dense, habile. Cependant, autant que par son contenu, elle provoquait l’intelligence par l’enthousiasme et la générosité qui la portaient. Ces qualités intellectuelles et morales pressenties au premier contact ne se sont jamais démenties au fil des quelque vingt années pendant lesquelles j’ai travaillé avec lui, comme doctorante au début et comme collègue ensuite. Il fut un directeur de thèse ouvert, rigoureux et disponible. Nos intuitions étaient pourtant largement divergentes. Je rédigeais une thèse sur la philosophie de l’action de Donald Davidson alors que ses sympathies allaient du côté des néo-wittgensteiniens, opposants résolus à l’utilisation du modèle causal pour l’explication de l’action. Il n’essaya jamais de me convertir à son point de vue. Au contraire, l’intérêt nourri qu’il témoigna pour le déroulement de mes recherches et les commentaires perspicaces et pertinents par lesquels il alimenta mes réflexions favorisèrent l’éclosion progressive de positions qui me furent propres. Mes collègues étudiants d’alors étaient d’ailleurs unanimes à vanter la chaleur de son accueil, sa bienveillance, le don qu’il avait de nous mettre à l’aise et de nous encourager à pousser le questionnement, son goût des idées nouvelles, sa vivacité d’esprit, son érudition. Il était pour chacun une source inépuisable de stimulation et de motivation. Un regard au parcours intellectuel de Kaufmann nous le dévoile du reste animé d’une soif de tout lire et de tout connaître, non seulement en philosophie mais tout autant en psychologie ou en économie, en littérature, en architecture, en musique et en peinture. Il peignait en outre à ses heures et jouait du violon sur cet instrument cher à son coeur que lui avait légué sa mère. Formé en philosophie à l’Université de Louvain, il rédigea une thèse de doctorat intitulée La structure profonde de l’action dans laquelle il proposa un examen critique des concepts méthodologiques de « structure » et de « fonction » dans la théorie structurelle-fonctionnelle de l’action de Talcott Parsons. Cette question de l’explication de l’action est sans contredit le fil conducteur des recherches nombreuses et diversifiées auxquelles il se consacra. À la fois séduit par l’étude des critères de scientificité d’un Carl Hempel ou par l’analyse de la causalité de John L. Mackie et sceptique quant à l’exportation des exigences méthodologiques des sciences de la nature vers les sciences humaines, il a cherché à repenser les problèmes de la rationalité et de la normativité en tenant compte des considérations développées aussi bien par les empiristes logiques que par Ludwig Wittgenstein, Jürgen Habermas et Edmund Husserl. Son intuition de base était que le langage de l’action était nomologiquement stérile et ne pouvait servir ni …
Hommage à Joseph Nicolas Kaufmann[Notice]
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Renée Bilodeau
Faculté de philosophie, Université Laval
renee.bilodeau@fp.ulaval.ca