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Cet imposant ouvrage a son centre de gravité dans l’oeuvre de Giordano Bruno, le philosophe italien qui est le grand responsable de l’infinitisation de l’univers selon l’auteur et qui sera brûlé vif comme hérésiarque par l’Inquisition en 1600 après s’être vu refuser un compas (« circunnus ») pour la préparation de sa défense devant le tribunal ecclésiastique (p. 291). Jean Seidengart consacre plus du tiers de son livre à Giordano Bruno et à son influence (chapitres III et IV, pp. 147-397). Le Nolain — Bruno était né à Nola près de Naples — mérite bien ce traitement de faveur en vertu de son audace théorique et de son courage moral. Pourtant, toute son oeuvre ne vise qu’à montrer que le cosmos infini est la création d’un Dieu infini, ce qui s’accorde aussi bien à la théologie chrétienne qu’à l’héliocentrisme de Copernic dont il était un ardent défenseur.
Le thème central de l’ouvrage, l’univers comme « sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part » remonte comme on sait à Nicolas de Cuse et plus loin encore à une source anonyme du Moyen Âge, peut-être hermétique. Dans son introduction « Le monde, l’univers et l’infini » qui fait allusion au titre classique d’Alexandre Koyré Du monde clos à l’univers infini, l’auteur, qui prend d’ailleurs ses distances avec Koyré, nous rappelle qu’en deçà de la via negativa de la théologie négative les langues indo-européennes, du sanskrit au français, ont prononcé l’infini sur le mode négatif; il aurait pu ajouter l’hébreu ici, puisque le Dieu hébraïque de la cabale « en sof », littéralement sans fin ou sans limite, se décline aussi avec une particule de négation « » comme l’« » grec. Mais Seidengart nous prévient de l’excès d’érudition en ces matières (p. 482) et nous met en garde (p. 151) contre une Frances A. Yates qui a trop insisté sur l’influence de la tradition hermétique chez Bruno dans son livre Giordano Bruno and the Hermetic Tradition (London, Routledge and Kegan, 1964). On pourrait ajouter encore que la prudence épistémologique que l’auteur attribue aussi bien à Copernic qu’à Descartes au sujet de l’infinité cosmique est un trait de sa propre démarche, une prudence qu’ignorait totalement le spéculatif Nolain.
Le chapitre I, « L’immensité cosmique au sens de Copernic », est une lecture attentive du De Revolutionibus orbium caelestium de 1543 qui a été peu lu dans son intégrité, nous apprend Seidengart; ce chapitre se termine sur le constat qu’un Copernic circonspect hésitait entre le fini et l’infini (pp. 104 et ss.), fidèle malgré tout à l’archétype de la sphère parfaite du De caelo d’Aristote qui a imprégné la cosmologie de Ptolémée. Le chapitre II est consacré aux coperniciens italiens et aux Anglais John Dee et Thomas Digges (1527-1608) à qui l’on doit A perfit description of the Celestial Orbes de 1576 avec un diagramme de sphères concentriques qui contient l’inscription « This orbe of starres fixed infinitely up extendeth itself... ». Vint Tycho Brahé, le plus grand astronome de la seconde moitié du XVIe siècle, qui a d’abord été copernicien, s’est rétracté par la suite et s’est opposé à toute visée infinitiste (p. 141) parce que, pour lui comme pour Descartes et Husserl, la Terre ne se meut pas! Bruno vint ensuite qui, pour se défendre en 1592, jugeait « chose indigne de la bonté et de la puissance divines » (cosa indigna della divina bontà e potentia) de ne produire qu’un monde fini. D’où, a contrario, l’argument que l’univers infini est un « effet de la puissance divine infinie » (effetto della infinita, divina potentia). Cet argument, qui n’est pas neuf et que j’appellerai la corrélation créateur infini-créature, infinie sur le modèle spinoziste de la natura naturans — natura naturata, se retrouve aussi bien avant Bruno qu’après, de Spinoza jusqu’à Cantor qui voulait fonder son arithmétique cardinale infinie des א sur l’absolue infinité d’un Dieu « absolut-unendlich ». Kant devait inventer le même argument dans sa Théorie du ciel de 1755 qui traitait au chapitre VII « de la création dans l’étendue totale de son infinité spatiale et temporelle » pour l’abandonner ensuite dans la Critique de la raison pure au profit de sa propre révolution copernicienne en cherchant dans le sujet observateur plutôt que dans le monde observé les lois du mouvement des corps célestes (B XXIII). Sur la question de l’infini, Kant optera pour la régression « ad indefinitum » (B 546) dans sa dissolution de la première idée cosmologique: le monde n’est ni fini ni infini, car nous n’avons jamais d’infini déterminé, « bestimmtes Unendliches ». Pour le Kant de la Critique, l’univers a plutôt une extension indéterminée: « unbestimmte Weite » (B551). L’auteur, qui connaît bien la cosmologie kantienne, ne cite pourtant pas ces textes. Pour Hegel, la mauvaise infinité, « die schlechte Unendlichkeit », sera quantitative alors que le bon infini (qualitatif) sera celui du rapport dynamique, comme dans l’expression du quotient dx/dy du calcul infinitésimal.
Descartes avant Kant avait rejeté l’idée d’infini cosmique et mathématique pour réserver le concept d’infini à Dieu seul; l’auteur montre bien dans son chapitre V, « L’univers infini dans la métaphysique classique », que l’idée d’infini n’a plus la simplicité brunienne. Même la postérité immédiate de Bruno dans la cosmologie classique, de Campanella et Mersenne à Galilée et Kepler, ne reprendra pas la manière et l’esprit du philosophe nolain. Kepler, par exemple, est copernicien et il conserve l’univers sphérique — pour l’harmonie des sphères! — et en réduit la taille pour préserver les rapports harmoniques, pourrait-on dire. Le mathématicien Kepler avait toujours dans l’esprit la théorie arithmétique des proportions « λογοί » héritée d’Euclide et d’Archimède, et il ressentait un « je ne sais quoi d’horrible » (nescio quid horroris occulti) à l’idée d’un univers infini (p. 349). Pascal, avec ses deux infinis de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, pouvait être effrayé par « le silence éternel de ces espaces infinis », mais c’était pour être conforté ensuite par l’idée de Dieu. Le mathématicien Cauchy suivra Descartes sur la question de l’infini en mathématiques alors que pour Gauss l’infini n’est qu’une façon de parler, et, pour Leibniz, l’infini mathématique est syncatégorématique et n’est qu’une fiction utile. Chez ce dernier, Dieu seul est véritablement infini qui peut créer une infinité de monades dans une nature créée accueillant l’infini en surabondance. Spinoza, qui a lu Bruno, ira plus loin que lui, et Jean Seidengart a peut-être tort ici (p. 482) de négliger les sources juives de la pensée infinitiste de Spinoza. La théorie de l’émanation avec la substance infinie et ses attributs infinis, la pensée et l’étendue (et leurs modes), n’est certainement pas étrangère à la genèse des sefiroth ou manifestations de l’infini (en sof) dans la tradition cabalistique; la pulsation du « tsimtsoum », la respiration de Dieu lui-même en quelque sorte, crée le monde par kénose ou sortie de soi. Que cette tradition remonte à Philon d’Alexandrie et aux sources grecques (avant et avec Plotin), on ne saurait la réduire à la seule influence de Bruno (sans doute influencé par la même tradition). Quoi qu’il en soit, Bruno n’est qu’un point, central peut-être, dans cette sphère infinie dont le centre est partout, faut-il le rappeler.
Ce centre a irradié dans plusieurs directions si l’on suit l’auteur sur « la question de l’infinie pluralité des mondes » (chapitre VI), chez l’Anglais John Wilkins, le Suisse Pierre Borel, le Français Cyrano de Bergerac ou encore un Fontenelle vulgarisateur et un Huygens savant. Fontenelle, outre ses Entretiens sur la pluralité des mondes, a publié des Élémens de la Géométrie de l’Infini qui ne sont pas sans intérêt dans la mesure où il tente de justifier le calcul infinitésimal en recourant à qu’il appelle « les infinis indéterminés ».
Quant à l’immense savant que fut Christiaan Huygens, son Cosmotheoros est un plaidoyer pour la pluralité des mondes habités: une seule Terre avec ses animaux rationnels serait une incongruité dans un si vaste univers créé par un Dieu tout-puissant.
En guise de conclusion, l’auteur nous livre quelques réflexions d’inspiration brunienne sur l’interpénétration du fini et de l’infini qui nous permet, pour ainsi dire, de « comprendre le sens de notre propre finitude » (p. 571) dans la docte ignorance où l’opposition fini-infini s’évanouit, selon le voeu du Cusain.
C’est là un ouvrage riche d’un historien épistémologue qui a produit une étude fouillée de la théorie cosmologique de Copernic à Bruno et sa postérité philosophique. L’impressionnant appareil de notes, la bibliographie détaillée de cette période allant du Moyen Âge à la science classique font de ce travail un outil indispensable pour la recherche en épistémologie historique sur la question de l’infini. La question emprunte les voies conjointes de la métaphysique, de la physique et des mathématiques. Mais la poésie n’est pas en reste chez certains pour qui elle est une véritable théophanie. Comme le chante von Haller, le plus sublime des poètes allemands selon Kant, dans son poème inachevé sur l’éternité: Infinité qui pourrait te mesurer? D’autres poètes ont chanté l’infinité du ciel, comme Lamartine dans L’Infini dans les cieux:
Et que l’esprit de Dieu, sous ses ailes fécondes
De son ombre de feu couve au berceau des mondes
Dans son essai poétique Eurêka, Edgar Allan Poe pensait que l’idée d’infini était hors de portée humaine (« lies out of the brain of man »). Poe, qui n’était pas moins philosophe ou moins instruit de la science de son temps que Bruno — l’astronome et organiste William Herschel était sa principale source scientifique —, avait conçu un univers fini créé par Dieu et qui doit retourner en son sein dans un mouvement d’expansion-contraction que certains ont vu comme la préfiguration d’un modèle de la cosmologie relativiste contemporaine. On retrouve ce modèle dans un ouvrage sérieux du physicien Freeman Dyson, Infinity in all directions. On le retrouve aussi dans un livre (moins sérieux) de popularisation de deux cosmologues contemporains, J.-P. Luminet et M. Lachièze-Rey, De l’infini... Mystères et limites de l’Univers. On pourra mesurer la richesse, la pertinence et l’actualité du travail de Jean Seidengart aux imprécisions et aux approximations philosophiques et autres de ce dernier ouvrage.