Richard Vallée et Luc Faucher ont lu attentivement mon livre. Je les en remercie. Le premier aborde une question fondamentale en philosophie du langage, le second des questions fondamentales de philosophie de l’esprit. Conformément au plan de mon livre, je les aborderai dans cet ordre. Les critiques que m’adresse Richard Vallée portent sur ma discussion de la théorie de la référence directe. Selon cette théorie, lorsqu’un locuteur énonce une phrase contenant un terme singulier qui est directement référentiel (un nom propre ou un indexical), son énoncé exprime une proposition singulière dont fait partie le référent du terme singulier. Cette théorie s’oppose à la thèse russellienne selon laquelle la plupart (sinon la totalité) des noms propres des langues naturelles sont des descriptions définies déguisées. Elle s’oppose aussi à la conception frégéenne selon laquelle la proposition exprimée par l’énoncé d’une phrase contenant un terme singulier contient, non pas le référent, mais le sens du nom propre (au sens frégéen du mot « sens », c’est-à-dire le mode de présentation de son référent). Vallée consacre une partie de ses remarques à l’application de la théorie de la référence directe aux noms propres, et une partie aux indexicaux. De ces remarques, je retiendrai deux points: un point d’accord et un point de désaccord. L’essentiel de ma discussion concernera le potentiel explicatif de la notion de proposition singulière. Nous sommes en désaccord sur la portée révolutionnaire qu’il attribue à la théorie de la référence directe pour l’analyse de la pensée. De surcroît, je ne suis pas sûr que ce qu’il dit de l’application de la théorie de la référence directe aux noms propres soit entièrement compatible avec ce qu’il dit de l’application de la même théorie aux pronoms indexicaux. Je commence par le point d’accord. Je suis en accord avec Vallée lorsqu’il déclare que s’il énonce la phrase indexicale « Je suis philosophe » et si, en m’adressant à lui, j’énonce la phrase indexicale « Tu es philosophe », alors, selon la théorie de la référence directe, nous exprimons une seule et même proposition singulière (dont il est lui-même un constituant). Comme le dit Vallée, dire que nos deux énoncés expriment une seule et même proposition singulière équivaut à dire que nos deux énoncés ont la même condition de vérité: ils sont vrais si et seulement si Richard Vallée est philosophe et faux s’il ne l’est pas. Comme le souligne Vallée, il y a un sens manifeste dans lequel nous n’exprimons cependant pas la même pensée lorsqu’il énonce la phrase « Je suis philosophe » et lorsque j’énonce la phrase « Tu es philosophe », même si nos énoncés ont la même condition de vérité. Nous ne pensons pas à lui de la même façon: il pense à lui-même à la première personne; je ne pense pas à lui à la première personne. Comme le dit Vallée, il en découle que le contenu de la pensée exprimée par un énoncé ne peut pas être identifié à la condition de vérité de l’énoncé. Si la proposition singulière exprimée par l’énoncé d’une phrase contenant un terme singulier n’est autre que la condition de vérité de l’énoncé, alors le contenu de la pensée exprimée par cet énoncé ne saurait être assimilé à la proposition singulière exprimée par cet énoncé. Tout se passe donc comme si une seule et même entité — une seule et même proposition singulière — ne pouvait pas jouer deux rôles distincts: être conjointement la condition de vérité de l’énoncé de la phrase « Je suis philosophe » et l’objet de la croyance de Richard Vallée lorsqu’on lui attribue la croyance qu’il est philosophe en …
Parties annexes
Références
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