Disputatio

Réponses à mes critiques[Notice]

  • Charles Taylor

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Je suis d’accord, au fond, avec les grandes lignes de l’exposé de Tom McCarthy sur la situation actuelle des «modernités multiples». Le processus de modernisation sur le plan mondial constitue en effet une contrainte pour tous les pays, mais davantage sentie par les pays dits «en voie de développement». Et cela pour des raisons que j’ai déjà exposées dans un autre article, que McCarthy cite d’ailleurs dans son texte. Certains changements, que nous considérons essentiels à la modernisation — tels une économie de marché et un État doté d’une bureaucratie — sont effectivement indispensables. Quiconque n’arrive pas à les reproduire chez lui se trouvera en effet dominé ou colonisé (ou néo-colonisé) par d’autres pays plus forts, ou incapable de résister aux sociétés transnationales, qui, elles, sont appuyées par les pays les plus forts. La modernité, définie par certaines institutions — dont les deux que je viens de mentionner —, est donc un fait universel, c’est-à-dire qu’elle s’impose à tout le monde. Et cela, non pas parce qu’elle représente le mode de vie le meilleur ou le plus humain que l’humanité ait conçu dans son histoire, mais plutôt parce que ces institutions assurent un tel pouvoir aux sociétés qui les adoptent que les autres sont incapables de leur résister à la longue. C’est ce qui a fait qu’une proportion énorme de la superficie de la terre a été colonisée au XIXe siècle par quelques pays européens, les pionniers de la modernisation, dans le sens où je viens de la définir. Et certains qui ont échappé à ce sort l’ont fait grâce à la création d’une version autonome de cette même modernisation. C’est le cas, par exemple, du Japon. Après la visite à Tokyo d’une escouade de la marine américaine sous l’autorité du commandant Perry, lequel sommait les Japonais de s’ouvrir au commerce international, ceux-ci, voyant ce qui était déjà arrivé à d’autres pays de l’Orient, ont décidé de se doter d’un État moderne et d’une économie industrielle. Ils ont vu qu’ils n’avaient pas le choix. Mais comment le faire? Tout le problème est là. De nouvelles institutions ne peuvent être décrétées d’en haut. Elles exigent que ceux qui les animent sachent comment agir, comprennent la signification de ce que l’on fait, le pourquoi des normes et disciplines que l’on impose à l’intérieur de ces nouvelles formes. Pour parler le jargon que j’affectionne dans mon livre, il faut qu’ils aient ces façons d’agir dans leur «répertoire», ou, autrement dit, qu’ils partagent un «imaginaire social» donnant sens aux normes et interactions de ces nouvelles formes sociales. Cela ne va pas de soi. Surtout, cela ne s’imite pas, tout simplement, comme la fabrication d’un nouveau produit. Tout pays qui se «modernise» dans le sens institutionnel a dû se doter d’un imaginaire social approprié; il a dû augmenter son répertoire d’actions collectives. Mais ce genre d’augmentation se fait toujours à partir du trajet historique de la société en question. Le nouveau répertoire se constitue à partir d’éléments pré-existants, en les modifiant ou en changeant leur mode d’application. J’en donne quelques exemples dans mon livre, lors de la discussion des révolutions du XVIIIe siècle. Les Américains ont pu ériger leur nouvelle constitution en se fondant sur les pratiques déjà bien rôdées et comprises de la représentation populaire dans des assemblées élues. Cela manquait dans le cas de la France, et ils ont dû puiser dans d’autres sources. Car ce qui est impossible, c’est de vivre une rupture totale sur le plan de la culture politique. En cela, Burke avait raison dans sa critique de certains révolutionnaires français. Donc, la modernisation institutionnelle ne se réalise …

Parties annexes