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L’apparent dilemme du soldat est-il un vrai dilemme ? Telle est la question que Nicolas Tavaglione se propose d’élucider dans ce livre. En effet, si on accepte qu’un individu moyen puisse avoir de bonnes raisons morales de participer à la guerre juste dans laquelle son pays est engagé et que par ailleurs, on fonde moralement la prohibition absolue du meurtre, alors la suspension de l’interdiction de tuer qui accompagne l’activité militaire contredit l’interdiction de tuer de la morale ordinaire. Par conséquent, il est à la fois moral et immoral de se faire soldat. L’ouvrage de Nicolas Tavaglione va établir ce dilemme, en tester la résistance, puis proposera des conséquences pratiques acceptables.
Dans le premier chapitre, Nicolas Tavaglione se propose de tester une première autorité morale, qui soutient la première corne du dilemme : ce qu’il nomme « la convention des bons citoyens ».
À partir des règles du jus ad bellum et du jus in bello, l’auteur s’interroge sur le nombre de critères qu’il faut satisfaire pour conclure qu’une guerre dans laquelle mon pays est engagé est bien une guerre juste. Si toutes les règles doivent être observées, alors aucune guerre n’est juste et il n’est plus possible, par exemple, de faire la différence entre la guerre de Hitler et la guerre contre Hitler. Il faut donc conserver une attitude indulgente face aux critères et accepter comme juste une guerre qui remplit la plupart d’entre eux.
De plus, on peut justifier les règles de la doctrine tant d’un point de vue conséquentialiste (en passant par l’utilitarisme de la règle) que d’un point de vue déontologique. Et au sein du déontologisme, on peut soutenir autant un point de vue individuel qu’un point de vue collectiviste. Si bien que la doctrine de la guerre juste semble faire l’objet d’un consensus par recoupement, à la manière de Rawls. Nicolas Tavaglione démontre ainsi que la doctrine de la guerre juste est bien une doctrine « morale ».
Une fois qu’on s’est assuré, grâce au crible des règles de la doctrine, que la guerre à laquelle on se propose de participer est une guerre juste se dégage une « obligation de servir » que plusieurs raisons viennent appuyer : d’abord un devoir de solidarité communautaire, ensuite ce que nous pouvons appeler un « principe d’équité », et enfin une obligation d’obéir à la loi légitime. Cette dernière obligation étant soumise à la condition que l’État lui-même remplisse des conditions libérales.
Or, une fois qu’on a établi cette obligation de servir, on est logiquement poussé à admettre une suspension de l’interdiction de tuer.
Dans la seconde partie, Nicolas Tavaglione examine la seconde corne du dilemme, ainsi désignée : « l’intuition des bons voisins ».
Après avoir établi, en s’appuyant sur les travaux de Stuart Hampshire, que le meurtre pouvait être compté au nombre des prohibitions morales ordinaires, l’auteur s’interroge sur la nature de ces prohibitions. Nous verrons qu’elles ne sont pas relatives aux conséquences de l’action et, par une démarche anthropologique valable pour la plupart des individus correctement éduqués à la vie sociale, que l’interdiction du meurtre est une prohibition inconditionnelle. Pour corroborer cette idée, constatons que les prohibitions absolues frappent les actes « en tant que tels ». En effet, les jugements moraux font intervenir des concepts moraux épais, c’est-à-dire des concepts dont la définition renvoie à une description de l’acte. Or on constate que la description de l’acte comprend les termes mêmes de l’interdiction. Dès lors, le meurtre est interdit « parce que c’est un meurtre ».
De plus, nous avons un argument logique à la prohibition absolue du meurtre : celui-ci est « une condition nécessaire du caractère contraignant de toute raison morale d’agir » (p. 67). Le raisonnement est le suivant : sachant que mes raisons morales contraignantes d’agir concernent les rapports que je peux entretenir avec d’autres agents moraux, dire « je dois tenir une promesse » implique un agent moral, élément structurel de mon devoir. Si cet agent disparaît, le devoir disparaît. Par conséquent, je pourrais échapper à mes obligations morales en supprimant l’individu envers lequel je suis obligé. Cette prohibition soutient ainsi la possibilité même de la moralité.
Nous avons donc deux types d’arguments nous permettant de conclure que la nature de la prohibition du meurtre est déontologique, d’un déontologisme indépendant de tout impératif formel. La conséquence pratique de cette démonstration est qu’aucune circonstance ne peut lever la prohibition du meurtre, et donc, qu’il faut refuser de servir.
Le troisième chapitre tente une réconciliation de ces deux positions. Sachant que la moralité ordinaire admet que l’interdiction de tuer est levée dans deux cas : le châtiment et l’autodéfense, est-il possible de soutenir qu’un contexte de guerre juste nous place dans l’une ou l’autre position ?
La voie du châtiment reposerait sur l’idée que le soldat d’une guerre injuste, en se rendant coupable d’une forme d’agression, perd l’immunité due aux innocents. Cependant, Nicolas Tavaglione montre que le champ de la culpabilité n’est pas pertinent dans le cas présent, déjà parce qu’on peinerait à montrer que les soldats ennemis sont en mesure de juger de la moralité de la guerre, ensuite parce qu’ils sont eux aussi liés à leur communauté par un devoir de solidarité contraignant. Par ailleurs, même si on arrivait à établir la culpabilité des soldats adverses de manière convaincante, il faudrait encore prouver que l’homicide sur un champ de bataille est une réponse légitime et adéquate à cette culpabilité.
Pour examiner la voie de l’autodéfense, Nicolas Tavaglione s’appuie sur la position de Judith Jarvis Thomson. La question épineuse ici est de savoir si on a le droit de supprimer une menace innocente pour sauver sa vie. L’auteur répond par la négative et pose qu’il ne peut y avoir d’autodéfense légitime que si l’élément menaçant se rend coupable de malveillance. Mais puisqu’on a montré que le champ de la culpabilité n’était pas adéquat à la qualification de l’adversaire, il ne peut y avoir légitime défense sur un champ de bataille.
Nous avons établi les termes du dilemme et montré qu’il ne pouvait y avoir de point de concordance ; la quatrième partie va alors s’arrêter sur le dilemme lui-même. Y a-t-il bien « dilemme du soldat » ?
La position du soldat a bien la forme logique d’un dilemme. Celui-ci a, en effet, deux raisons contradictoires d’agir : la solidarité envers son pays engagé dans une guerre juste (R1) et le refus absolu de tuer quiconque (R2). Quel que soit le parti qu’il prend, il viole une obligation. Pour établir que la position du soldat est un cas de conflit insoluble, nous nous appuierons ici sur le principe d’incommensurabilité, condition suffisante de conflit objectif. Or mes deux raisons d’agir (R1 et R2) sont incommensurables, car deux traits interdisent la comparaison, faute d’échelle commune : la description de l’acte et le point de vue justificatif. Tout d’abord, même si l’acte peut recevoir diverses descriptions, R1 renvoie toujours à une description collectiviste, alors que R2 renvoie à une description individualiste, sans qu’on puisse montrer que l’une doit être préférée à l’autre. Cela sous-tend deux points de vue hétéromorphes : l’un macroscopique, l’autre microscopique.
Le test des affects ne résout pas plus le problème, au contraire ; le résidu moral affectif, c’est-à-dire le regret ou la culpabilité d’avoir écarté une voie au profit de l’autre, confirme que nous sommes bien dans une situation de dilemme authentique. Tout porte donc à conclure, et l’échec des attaques sceptiques le confirme, que c’est une lecture tragique du dilemme qu’il faut privilégier.
La cinquième partie évalue les résistances que la raison peut apporter à la conclusion de l’impossibilité de la réconciliation. En effet, si être rationnel, c’est toujours rechercher les meilleures raisons, le dilemme, en soutenant qu’il n’y a aucune meilleure raison disponible, offense la raison. Sur le plan formel, admettre l’existence des dilemmes moraux pose trois types de problèmes de rationalité : un problème d’efficacité, un problème de cohérence et un problème d’optimalité. Nicolas Tavaglione s’emploiera à mettre successivement à bas ces trois réticences.
De plus, sur le plan moral, les dilemmes insolubles impliquent quelque chose d’irrationnel : la faute morale devient inévitable. Est-ce à dire, alors, que nous devons admettre une faute sans coupable ? L’auteur soutient que le blâme n’est pas la seule réponse possible à la faute. La pitié que je peux ressentir pour celui qui a été contraint de violer une obligation est une réponse appropriée qui, elle, ne renvoie pas à la responsabilité. D’ailleurs, la nature du résidu moral n’est pas la culpabilité, mais le regret. Les réactions affectives impliquées par le dilemme moral ne sont donc pas le blâme et la culpabilité, mais la pitié et le regret, ce qui nous expulse du modèle rétributif et rend la notion de faute inadéquate.
Ce point est lié à un autre, sous-tendu : que la rationalité implique une source de moralité à concevoir de manière moniste, comme une instance normative. Nicolas Tavaglione montre que les divers arguments pour l’établir tombent les uns après les autres, et que la moralité peut également être vue comme le lieu de rencontre de plusieurs systèmes valables. C’est à ce titre que la moralité est le lieu de cas de conscience.
Pour les gens de bonne volonté, ceux qui sont sensibles aux raisons publiques et aux raisons privées, il y a donc bien dilemme insoluble.
En conclusion, quelles sont les conséquences normatives de notre enquête ? D’abord une présomption pacifiste, ensuite, la condamnation de toute conscription obligatoire.
L’agent de bonne volonté doit s’efforcer de minimiser les occasions de dilemme. Sachant qu’une guerre juste va nécessairement le plonger dans un dilemme insoluble, l’agent moral devrait opter pour un pacifisme absolu par lequel il s’opposerait de toutes ses forces au déclenchement des hostilités. Concrètement, il doit soutenir l’instauration d’un organe international de résolution des conflits où le droit remplace la force. Il devrait, de plus, garder à l’esprit un principe de modération afin d’éviter toute vision manichéenne des situations, peu compatible avec la justice. Fondamentalement, la position pacifiste demande surtout d’identifier le mal, afin de l’endiguer autant que faire se peut.
Par ailleurs, l’autorité de l’État doit avoir de solides fondements pour m’imposer une activité risquée et des mains sales que je n’ai pas choisies. Mais justement, cette autorité peine à être justifiée. Déjà parce que rien ne permet de prouver que l’État possède un méta-point de vue rendant ses options plus éclairées, ensuite parce que, même si c’était le cas, rien n’impose à l’individu de préférer le point de vue de l’État au sien propre.
Finalement, s’il est impossible de sortir du dilemme, la seule position acceptable est de tout faire pour ne pas y entrer.
On l’aura compris, le livre de Nicolas Tavaglione ne se veut pas l’état des lieux d’un débat sur la position du soldat, encore moins un pamphlet antimilitariste camouflé sous des atours déductifs. Cet ouvrage, d’influence analytique, au style direct et sans ambages, se présente plutôt comme une invitation à suivre une enquête philosophique dont le dilemme est le premier suspect. Le lecteur a alors la position d’accompagnant du cheminement de l’auteur, avec lequel il peut se sentir plus ou moins en accord, et qui, dès lors, devient l’occasion d’une remise en cause de ses propres positions. On peut bien émettre des réserves ponctuelles, on peut notamment éprouver les fondations de la deuxième partie, et la section sur l’autodéfense peut apparaître discutable à plusieurs égards, il n’en reste pas moins que la réflexion est souvent subtile et globalement convaincante.