C’est donc sans surprise que la première tâche de notre auteur consiste à balayer, presque d’un revers de main, le principe de précaution (PP), auquel il avait d’ailleurs déjà consacré une étude spécifique. S’attaquant successivement à différentes interprétations possibles du PP, Harris en rejette les versions les plus faibles, montrant que le caractère irréversible et/ou sérieux des torts possibles n’est pas un argument suffisant pour exiger de renoncer à certaines activités humaines : « Le PP implique que l’inventeur de la tarte aux pommes aurait dû appliquer le PP, et faire en sorte que la première fût la dernière, puisqu’il y a eu des gens qui sont morts étouffés par une tarte aux pommes. » De même, « le PP exclut clairement désormais tout acte procréatif débouchant sur une grossesse et la naissance d’un enfant, puisque ceux-ci sont hautement dangereux tant pour la mère que pour l’enfant ». Il n’est pas sûr toutefois que les interprétations que donne Harris du PP épuisent la palette de ses significations possibles ; il semble au contraire qu’il écourte la discussion aux fins de sa propre démonstration, sans prendre toute la mesure du PP. Sans entrer ici dans une inutile réfutation, qu’on se rappelle seulement que le PP est taillé à la mesure de situations que les scientifiques eux-mêmes appellent ignorance (on sait qu’il peut exister des effets non anticipables, mais on ne sait pas lesquels), alors que manger une tarte aux pommes, rouler en voiture ou procréer ne désignent pas même des situations d’incertitude (c’est-à-dire où l’on connaît la répercussion, mais pas sa probabilité d’occurrence), mais des simples situations de risque, comme la roulette russe, où l’on connaît à la fois le risque et sa probabilité d’occurrence. Seule la première de ces trois catégories est concernée par le PP. Mais, dans sa hâte scientiste de nous libérer des prétendus préjugés anti-science, Harris ignore, délibérément ou non, ces distinctions majeures dont usent pourtant les scientifiques eux-mêmes, alimentant ainsi lui-même les préjugés les plus superficiels sur le principe de précaution. C’est ce que Peirce appelait « la méthode de ténacité », ou politique de l’autruche : on ignore les faits contraires à ses propres convictions, pour mieux asseoir ses certitudes. Mais cela ne les rend évidemment pas plus vraies. Harris accentue encore, plus qu’il ne la corrige, sa mécompréhension du PP lorsque plus loin, feignant d’accepter par charité théorique sa validité, il se demande si « l’approche » de précaution (qu’il ne distingue pas du « principe », ce qu’il devrait faire) ne requerrait pas « que nous n’exposions pas les enfants, même à de petites sub-optimalités, voire à de petits risques en les faisant venir au monde dans des conditions qui pourraient être mauvaises pour l ? » (p. 84), — car le PP ne s’applique précisément pas aux situations où le calcul coûts/bénéfices, optimalités/sub-optimalités reste rationnellement possible. Le PP — quels que soient les problèmes théoriques qu’il pose, et ils sont nombreux — est un nouvel outil de pensée inventé pour affronter notre ignorance face aux conséquences d’un pouvoir technologique devenu plus grand que notre savoir — et non pour résoudre nos problèmes de mastication de tarte aux pommes. Cela étant, l’argumentation substantielle de Harris sur le clonage lui-même est plus différenciée que l’intention positiviste générale qui la sous-tend. Bien classiquement, l’auteur isole l’argumentation concernant le clonage reproductif humain — qui vise, comme son nom l’indique, la mise au monde d’un individu au patrimoine génétique nucléaire identique à celui de quelqu’un d’autre — de celle concernant le clonage thérapeutique — qui, comme son nom ne l’indique pas, vise non pas la mise au …
Jeter le clone avec l’eau du bainÉtude critique de : John Harris, On Cloning, Routledge, Londres, collection « Thinking in action », 2004, 184 pages.[Notice]
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Mark Hunyadi
Université Laval
Mark.Hunyadi@fp.ulaval.ca