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Empruntant à Martin Heidegger, dont on regrettera que le nom ne soit jamais explicitement mentionné, l’idée que l’essence de la Technique n’est en rien technique[1], Daniel Jacques s’efforce tout au long de son dernier essai d’identifier les motivations de la technique moderne, faisant de celle-ci, à l’instar de son illustre prédécesseur, une manifestation inédite bien que liée aux époques antérieures de par sa filiation matérielle.
Présentée par D. Jacques comme une révolution, la technique moderne se distingue ainsi des versions précédentes de son évolution en s’apparentant à un projet de réforme ontologique et d’uniformisation socioculturelle de l’humanité.
Tout en demeurant un ensemble de moyens, la Technique se meut, avec l’ère moderne et au gré de son assimilation au Bonheur, en une fin. Lequel Bonheur, bien que convoité depuis l’Antiquité, accuse ici un changement de nature, définie par D. Jacques comme le refus d’une fatalité et d’une souffrance autrefois acceptées comme dimensions incontournables et significatives de l’existence.
Être moderne, c’est avant tout rechercher les moyens de gérer et de maîtriser le monde afin d’en supprimer les imperfections pesant sur l’existence humaine. Être moderne, c’est inscrire la Technique, prise comme ensemble de moyens matériels et de connaissances, dans un programme plus large de domination et de reconstruction du monde (chapitre I).
En vertu de quoi cette Technique est entrevue comme la matrice d’un idéal auquel aucune politique n’a su conduire. Elle cède à celle-ci son rôle de moteur social, économique et culturel pour limiter son champ d’action à une mission d’intendance, de gestion. Bouleversement qui atteste de la nature révolutionnaire de la technique moderne, dont la prise de pouvoir est facilitée, selon D. Jacques, par l’expansion planétaire et la convergence des idéaux bourgeois et libéraux, lesquels correspondent à un désengagement de l’État et à une volonté de dépassement de la condition humaine initiale, dont la réussite repose sur une planification utilitaire de toute activité humaine (chap. II et III). Seul est digne d’intérêt ce qui contribue utilement à l’augmentation du confort et, ce faisant, à une réduction du déplaisir inhérent aux contraintes naturelles. Le reste devient quantité négligeable.
Or dans le second volet de son ouvrage (chap. IV et V), consacré à la nécessité d’une morale humaniste comme contrepoids des dérives possibles de la technique moderne, D. Jacques insiste sur l’importance de ce superflu dans lequel il range en priorité la beauté et la liberté. Cette liberté est présentée comme consubstantielle à la démocratie, qui, comme il le rappelle, a été fortement malmenée au cours du dernier siècle par des régimes extrémistes usant des possibilités techniques disponibles et d’une rationalité absolue pour tenter de parvenir à l’avènement du Surhomme.
S’appuyant dès lors de manière quelque peu convenue — bien qu’il s’en défende — sur l’holocauste juif conçu comme l’illustration de la dérive extrême mais néanmoins possible d’une idéologie techno-scientifique non contrôlée, D. Jacques en profite pour promouvoir le recours à ce qu’il nomme « l’humanisme noir ». Comportement qui entend tenir compte des funestes expériences du passé pour rompre, ou du moins relativiser la confiance quasi aveugle affichée par l’humanisme des Lumières à l’égard du progrès censé accompagner de manière systématique la science et ses applications techniques.
C’est au final dans ce concept proche du principe de responsabilité jadis proposé par Hans Jonas[2] mais aussi dans la volonté de faire de la liberté et de la beauté des critères d’évaluation de la technique que réside l’aspect le plus intéressant de l’essai de D. Jacques. Son second mérite étant de tenir d’un bout à l’autre une position relativement neutre à l’égard de la technique moderne. Ni technophile ni technophobe son propos se veut le bilan objectif d’un phénomène dont l’essence amorale impose pour un emploi et un développement éclairés, c’est-à-dire dépourvus de menaces pour la vie, l’inscription dans un environnement moral que l’auteur prétend trouver dans l’humanisme (noir). Il omet, comme souvent en pareil cas, de prendre beaucoup plus en considération les dérives anthropocentriques que la nature et l’échelle des conséquences des techniques contemporaines n’autorisent plus.
Parties annexes
Notes
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[1]
Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et Conférences, Vorträge und Aufsätze, 1954, traduit de l’allemand par André Preau, éd. Gallimard, coll. « Tel ».
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[2]
Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 1979, Francfort, éd. Insel Verlag, traduit de l’allemand par Jean Greisch, 1990, éd. du Cerf, coll. « Passages ».