L’ouvrage de Céline Lafontaine, sociologue, est ambitieux à plusieurs égards : l’auteure entend en effet débusquer parmi les principaux courants de pensée qui ont émergé depuis la Seconde Guerre, les influences et les contributions directes de la cybernétique telle qu’elle s’est exprimée en particulier dans les livres du fondateur et concepteur du terme, Norbert Wiener, et ensuite de ses émules. Pour parvenir à ses fins, l’auteure se fait tour à tour historienne de la pensée de la deuxième moitié du xxe siècle, sociologue des mouvements intellectuels et de la science, et épistémologue. À propos de son projet, elle écrit (p. 14) : « L’enjeu de ce livre est de montrer que plusieurs des approches théoriques marquantes de la philosophie et des sciences humaines contemporaines sont porteuses d’une représentation de la subjectivité et du lien social fondé sur le modèle informationnel. Le structuralisme, le systémisme et les théories s’inscrivant dans la mouvance postmoderne seront abordés sous l’angle d’une importation de concepts cybernétiques. » Pas tout à fait un ouvrage de sociologie des sciences ni de philosophie des sciences ni d’histoire de la pensée non plus, ce livre est néanmoins réussi sur le plan de l’enquête théorique. Ce qui ne veut pas dire, par ailleurs, qu’à la lecture ne se dégage point une philosophie et une éthique des sciences et des techniques. Mais celles-ci toutefois nous laisseront sur notre faim : l’auteure a-t-elle soupesé ses propres postulats philosophiques, ses a priori épistémologiques, ses critères d’éthique scientifique ? C. Lafontaine désire ainsi montrer que ces « approches théoriques », au siècle dernier, se sont pour ainsi dire branchées sur la théorie cybernéticienne de la science et du monde, et le modèle informationnel de la subjectivité que celle-ci a promu, afin de se développer en tant que disciplines pouvant revendiquer un statut comparable aux sciences naturelles, elles aussi influencées par ce concept et ce modèle de l’information. Ce projet d’unification des sciences étant, on le sait généralement moins et l’auteure nous le rappelle, au coeur même du projet de la cybernétique depuis ses débuts. À cet égard, une des thèses principales de l’ouvrage veut que cette stratégie d’unification n’ait été ni pensable ni réalisable sans que ne se soit préalablement et socialement développé une nouvelle représentation du monde directement influencée par les thèses issues de la cybernétique. Il s’agirait, en d’autres termes, certes d’une science unificatrice mais également d’une théorie générale du monde physique, dont la visée universalisante serait soutenue par la nature même des concepts qui s’y déploient, et par l’ontologie particulière qui est la sienne — où tout objet est réductible à une quantité d’information quelconque. Une représentation du monde que C. Lafontaine identifie analogiquement à un paradigme kuhnien, concept dont elle augmente toutefois l’extension afin de le faire correspondre à une « représentation globale du monde, un modèle d’interprétation à partir duquel on pense et on se pense nous-mêmes (sic) comme agissant dans le monde » (p. 16). La forme cybernéticienne de représentation sociale est alors caractérisée par le fait que « c’est en fait l’ensemble des conceptions humanistes nées de la modernité politique qui semble [en être] évincé […] » (p. 16). La représentation cybernéticienne du monde est alors posée comme l’antithèse de cet humanisme subjectiviste et rationaliste moderne. La réduction ontologique universelle opérée par la cybernétique entraîne donc que le sujet est pensé et se pense lui-même comme possédant une nature informationnelle. L’auteure analyse que si cette représentation proposait une forme d’eudémonisme irénique et techniciste, c’était en partie dû à la militarisation de la recherche scientifique et technique aux États-Unis durant la Seconde Guerre, mais aussi au …
Céline Lafontaine, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Le Seuil, 2004, 238 pages.[Notice]
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Jean Robillard
Télé-université (Université du Québec)