La publication d’un livre de Charles Larmore est toujours un événement important qu’il convient de saluer. Les études de morale et de philosophie politique de Larmore comptent parmi les plus importantes contributions des dernières années au domaine de la philosophie pratique. Il y a quelque temps, Bart Schultz s’était employé à commenter le dialogue entre l’oeuvre de Larmore et celle de Rawls, notamment au sujet de ce qu’il est convenu de nommer le libéralisme politique (Schultz, 1999). Schultz affirmait alors voir dans Morals of Modernity les meilleures formulations des thèses politiques de Larmore, notamment en raison d’une grande clarté dans l’analyse du principe de justification neutre de la neutralité libérale et des qualités habituelles de Larmore, telles que la sensibilité à l’histoire des idées et l’ouverture aux traditions philosophiques autres que britanniques ou américaines. On ne retrouvera pas dans le nouveau livre de Larmore une mise à jour de ses travaux politiques, mais une enquête sur la nature du moi. Il n’en demeure pas moins qu’on pourrait reprendre ici bon nombre des louanges adressées naguère par Schultz à Larmore. Il s’agit d’un livre d’une grande clarté et d’une grande rigueur intellectuelle. En outre, il ne me semble pas qu’il y ait chez d’autres auteurs une telle volonté de dialogue entre la philosophie française et la philosophie d’expression anglaise. Plus encore, Larmore effectue un travail sur la philosophie morale française du xxe siècle — on pense, entre autres, à des auteurs comme Nabert, Sartre et Ricoeur — qui est souvent négligée par les chercheurs français eux-mêmes. Ces efforts ne seraient que louables s’ils n’avaient pas donné lieu à l’une des plus intéressantes réflexions sur la théorie du moi. Le livre de Larmore n’est pas à proprement parler un livre de philosophie morale. La dimension normative de ses thèses dépasse le cadre strict de la moralité. Les questions morales me semblent néanmoins être le point d’aboutissement de cette recherche, et c’est la raison pour laquelle je leur accorderai une place importante. En premier lieu, je tenterai de rendre compte de la manière la plus fidèle possible des thèses de Larmore, sans réelle perspective critique. Je ne discuterai pas non plus de la pertinence de ses reprises d’un grand nombre d’auteurs majeurs de la philosophie morale française, de Bergson à Ricoeur en passant par Sartre et Nabert ; je suis conscient de gommer ainsi une dimension fondamentale de l’ouvrage, mais en discutant directement son argumentation, j’espère pallier ce problème. Pour cette lecture linéaire du livre, j’esquiverai le chapitre VI et dirai peu de choses du septième, car ces deux derniers chapitres, en particulier le chapitre VII, me semblent révélateurs d’un problème de fond au sujet de la thèse générale de Larmore. En second lieu, je résumerai rapidement ces deux derniers chapitres et, à partir des thèses de l’auteur au sujet du rapport à autrui dans la réflexion pratique, je présenterai quelques remarques critiques et tenterai d’exposer ce qui me semble être un problème important pour la thèse de l’auteur. En fait, ma critique reposera essentiellement sur le sentiment qu’une philosophie des pratiques du moi peut très difficilement isoler l’agent dans la sphère d’un rapport monologique qu’il aurait avec lui-même. Autrement dit, si Larmore peut concevoir « les pratiques du nous », il me semble que c’est toujours dans la logique agrégative de la coordination des « pratiques du moi », ce qui me semble présenter de grandes difficultés. Voici, grossièrement résumée, la thèse principale de l’ouvrage : le moi est un rapport à soi inhérent à toutes nos croyances et nos désirs, dès lors que ceux-ci se définissent par nos raisons d’agir. …
Parties annexes
Bibliographie
- Robert Brandom. Making it Explicit, Cambridge, Harvard University Press, 1994 (1996), p. 25, 46-52, 280, cité par Larmore, p. 148.
- René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.
- Charles Larmore. « The Moral Basis of Political Liberalism », Journal of Philosophy, décembre 1999, p. 599-625.
- Charles Larmore. « Le “nous moral” que nous sommes », dans Comprendre, no 1, 2000.
- Thomas Nagel. The View from Nowhere, New York, Oxford University Press, 1986.
- Paul Ricoeur. Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
- Gilbert Ryle. The Concept of Mind, Chicago, The University of Chicago Press, 1949.
- Bart Schultz. « Larmore and Rawls », Philosophy of the Social Sciences, vol. 29, no 1, mars 1999, p. 89-120.