Corps de l’article
[Peter Hutchinson] filled some plastic bags with gas and pieces of rotten calabash or something of the sort ... threw the whole business into the ocean... An underwater photographer took pictures of the installation... Genius and process — process and genius !
Tom Wolfe, The Painted Word
1.
Il existe deux types d’ontologie de l’art. Le premier consiste à utiliser les concepts clés de l’ontologie, les notions d’objet, de propriété, d’identité, etc., afin d’expliciter le mode d’existence des oeuvres. Une telle ontologie, en quelque sorte appliquée, examine la question de l’authenticité des oeuvres, des modalités de leur exposition, de leur restauration, de la relation à leurs exécutions, à leurs enregistrements, etc. Elle ne recherche pas une conception ontologique générale et unifiée de ce en quoi consiste être une oeuvre d’art. Elle est nécessairement pluraliste. On en trouve un bon exemple chez Stephen Davies[1]. David Davies pratique l’autre type, tout comme Wolterstorff, Currie, Zemach. Cette ontologie générale et unifiée est dualiste ou moniste, selon qu’elle affirme l’existence d’oeuvres relevant de deux catégories ontologiques (les entités singulières et les entités instanciables), ou d’une seule catégorie. David Davies n’affirme pas simplement que certaines oeuvres, particulièrement les oeuvres relevant de « l’art contemporain » — celles de Duchamp, Beuys ou Acconci — sont mieux décrites en termes d’événements que d’objets ou de produits, que notre seul espoir de les apprécier à leur juste valeur artistique ou esthétique suppose de les tenir pour des événements, comme on pourrait le faire dans une ontologie du premier type. Il affirme que toutes les oeuvres d’art, sans exception, sont des performances, c’est-à-dire des événements.
2.
La défense par David Davies d’une ontologie événementielle des oeuvres d’art fera date. La lecture d’un livre aussi superbement maîtrisé pourrait (presque) nous tenter de l’adopter. La méthode cumulative d’argumentation fonctionne bien : on est d’abord dubitatif, puis surpris par l’habileté dialectique de l’auteur et enfin quasiment convaincu. La grande réussite de Davies est d’offrir un statut ontologique digne d’elles à des oeuvres « dérangeantes », par exemple les Trademarks d’Acconci, marques, dont des morsures, que l’artiste pratiquent sur son corps[2], improvisations jazzistiques, sans omettre une interprétation renouvelée des ready-mades duchampiens. Imaginons un béotien, vulgaire, fruste et goguenard face à certaines de ces oeuvres. Il soupçonne l’imposture. Pour peu que cet être grossier soit de bonne foi, l’argumentation de Davies va-t-elle le terrasser ? Va-t-il convenir qu’il faisait une erreur (de catégorie) : il croyait avoir affaire à des produits, alors qu’il s’agit de processus. Les photographies des morsures sur le bras d’Acconci, les enregistrements d’improvisations, le pissoir ne sont pas les oeuvres d’art, à proprement parler, ce sont des foci d’appréciation, des voies d’accès aux oeuvres, qui sont des doings. Avant de céder aux arguments sophistiqués de Davies, le benêt qui n’aime pas les installations et autres bidules qui peuplent les musées d’art contemporain peut cependant se demander si le philosophe n’a pas produit une théorie ad hoc, une théorie pour ces « oeuvres »-là, nous contraignant ensuite de l’imposer à toutes les autres, y compris la cathédrale de Chartres, La Liberté guidant le peuple de Delacroix, la Recherche du temps perdu de Proust et le nouveau Radiohead, devenus aussi, par la dialectique de Davies, des processus. Pour sauver Acconci, faut-il perdre Rembrandt, Henry James et les Beatles ? Et surtout le sens commun.
3.
Principe de Schaeffer : « Si on veut décrire la nature de l’art, on ne saurait la réduire à un sous-ensemble choisi en vertu d’un critère d’évaluation : les oeuvres “ratées”, c’est-à-dire non conformes au critère d’évaluation retenu (quel qu’il soit), participent tout autant de la nature de l’art (relèvent du même “faire”) que les oeuvres “valides” »[3]. Dans la définition de l’art, le principe de Schaeffer permet de distinguer un critère évaluatif et un critère descriptif. L’art n’est pas seulement l’art digne de ce nom. La détermination de l’extension d’un concept empirique doit être distinguée de la hiérarchisation des objets qui tombent sous ce concept. Le principe de Schaeffer est indiscutable. Il est en revanche discutable de donner comme cahier des charges d’une théorie de l’art d’inclure tout ce que d’aucuns tiennent pour de l’art. Principe de Pouivet (si je puis me permettre) : « Pour ne pas pouvoir se limiter à un sous-ensemble évaluatif désigné comme l’art digne de ce nom, une théorie de l’art n’a pas non plus à partir des cas marginaux ou problématiques et elle doit s’en méfier ». On peut même penser qu’elle gagne à partir de cas prototypiques. Je crois qu’une théorie de l’art doit pouvoir s’appliquer aux disques de rock et aux feuilletons télévisés[4]. Mais Acconci fait-il l’affaire ? Le problème est, à mon sens, que Davies a choisi comme prototype d’oeuvre d’art des performances, dont le statut d’oeuvre d’art — distinct du statut artistique — fait l’objet d’une revendication contre le statut commun des oeuvres. C’est un peu comme si on choisissait Al Capone comme parangon de vertus, en disant qu’il avait tout de même celles de la mafia…
Comme le fait remarquer Noël Carroll, Clive Bell et R. G. Collingwood défendaient implicitement le néo-impressionnisme et la poétique moderniste de Joyce, Stein et Eliot, Suzanne Langer l’esthétique de la danse contemporaine, George Dickie voulait faire une place à Dada et au ready-made, Arthur Danto pensait indispensable d’avoir une théorie des « indiscernables » artistiques, à cause des fameuses Boîtes Brillo de Wharol[5]. Tout se passe comme si Davies voulait penser l’art, tout l’art, coûte que coûte, à partir d’Acconci et consorts.
4.
Méditons quelques exemples :
Dans une performance intitulée Titus/Iphigénie, Beuys, son chapeau sur la tête, parle à des animaux et leur explique l’art. Un photographe immortalise la scène.
En 1917, Jacques Vaché se présente — revolver au poing, en tenue d’officier anglais — à la fameuse première des Mamelles de Tirésias, de Guillaume Apollinaire. Trouvant la pièce trop « artistique », il menace de tirer sur le public. André Breton promeut ce coup d’éclat au rang d’oeuvre d’art lorsque, des années plus tard, il déclare que l’acte surréaliste le plus simple « consiste à descendre dans la rue et à tirer, au hasard, tant qu’on peut, dans la foule » (Deuxième manifeste du surréalisme). Jacques Vaché devient le paradigme de l’artiste sans oeuvre.
Quelqu’un marche dans la rue en inventant une musique. Elle lui paraît sublime. Arrivé chez lui, il tente de la jouer au piano. Mais il lui semble jouer autre chose que ce qu’il avait dans la tête.
Le premier cas correspond pleinement à la conception événementielle de l’oeuvre d’art défendue par Davies. Passons au second et au troisième. Il y a des différences. La performance de Beuys est attendue par « le monde de l’art », photographiée, commentée, appréciée, etc. ; c’est Breton qui a posteriori transforme la facétie de Vaché en geste artistique ; l’impression de créer du compositeur purement mental relève d’un mécanisme psychologique. Pourtant, dans les trois cas, l’oeuvre serait un processus (expliquer l’art aux animaux, tirer sur le public d’un théâtre, avoir l’esprit musical), pas un produit. Dans (3), il n’y a pas d’oeuvre du tout. Y en a-t-il dans (2) et dans (1) ? Davies avait le choix entre :
Les oeuvres d’art sont des performances (doings).
L’art ne suppose pas qu’il y ait des oeuvres.
Il a choisi de dire (1) et pas (2). Avec ses arguments forts, ne pourrait-on pas soutenir (2) ? Pourquoi tient-il à (1) plus qu’à (2) ? Avec (2), ne serait-il pas ainsi au plus près des intentions de ses paradigmes artistiques ?
5.
Si « les oeuvres d’art sont des “faire” (doings) », qu’est-ce qui ferait défaut à (3) pour qu’il y ait une oeuvre ? Pas le produit, qui n’est pas l’oeuvre, mais son seul complément, comme Davies le répète plusieurs fois. Pour lui, le produit sert d’embrayeur à l’expérience esthétique. Il permet parfois son identification. « Embrayeur », ce complément d’oeuvre est aussi une sorte de résidu : des photographies banales dans le cas de Beuys, les affirmations de Breton imposant la métamorphose artistique de la pitrerie de Vaché, l’impression d’avoir été génial, ne serait-ce qu’un cours instant, du compositeur mental méconnu. Si l’oeuvre est un processus, le produit est une sorte de ruine.
Mais le produit ne fait-il pas que compléter le processus ? Les deux entretiennent une relation de dépendance causale. Si j’écris sur le tableau, l’inscription résulte d’un processus ; mais quand le processus s’arrête l’inscription possède une existence indépendante. L’inscription peut être effacée, pas le processus. En revanche, l’existence d’un processus dépend de son résultat ou de son produit. On ne peut l’identifier comme étant tel processus qu’à la seule condition d’identifier, au préalable, ce résultat ou ce produit[6]. Dans le cadre d’une compétition d’athlétisme, l’existence d’un processus consistant à lancer le poids dépend d’une marque que celui-ci fait au sol en retombant. Si un mime fait le geste de lancer le poids, mais qu’aucune marque ne s’inscrit, il n’y a pas eu de lancer du poids. Si quelqu’un, même sur un stade d’athlétisme, chasse une guêpe, en faisant des gestes étonnants, un observateur pourrait croire qu’il lance le poids. Mais non : aucune marque ne s’inscrit. C’est la marque qui fait le processus. Évidemment, une marque ne peut être interprétée comme un exploit sportif qu’en étant rapportée au processus dont elle résulte. Mais c’est une dépendance causale, et non ontologique.
6.
Au début du § 43 de la Critique de la faculté de juger, Kant dit : « on distinguera l’art de la nature, comme le faire (facere) est à distinguer de l’agir ou de l’effectuer en général (agere), et les productions ou résultats de l’art, considérés en tant qu’oeuvre (opus), seront distincts des produits de la nature, considérés en tant qu’effets (effectus) ». Davies met en question cette distinction fondamentale. Comme le dit Kant, d’un processus ne résulte pas un produit, mais un effet. Dans un processus, l’effet, s’il est causalement dépendant (ce qu’un humien conteste), n’a pas besoin d’être anticipé dans le processus sous la forme d’une intention. (Je laisse de côté la thèse créationniste et providentialiste qui fait de tous les effets des produits d’une intention divine.) Davies entend montrer comment le « focus d’appréciation » dépend des intentions. Le produit est alors un élément du processus qu’est l’oeuvre d’art. L’oeuvre d’art serait moins un processus qu’une action dont résulte le produit d’une intention. Mais si c’est au sens où l’est une action que l’oeuvre est un événement, nous revenons au cas (3) : il pourrait y avoir des oeuvres sans aucun focus d’appréciation. Une action dont ne résulte pas ce qui était attendu ou même dont il ne résulte rien reste une action. « Il a essayé vainement de ranger, mais il y a toujours autant de désordre » ne veut pas dire qu’il n’a rien fait. « Il a essayé vainement de faire un poème, mais il n’en a fait aucun » ne veut pas dire qu’il manque simplement à son oeuvre un complément, le focus d’appréciation, le résidu, la ruine.
7.
Malgré les difficultés déjà examinées, la thèse de Davies se justifierait si la catégorie d’événement était fondamentale. On peut distinguer (A) les philosophes pour lesquels les événements n’existent pas et (B) ceux pour lesquels ils existent. Parmi ces derniers, distinguons (C), ceux pour lesquels les événements sont ontologiquement dérivés (d’entités qui n’en sont pas), et (D) ceux qui pensent qu’ils sont fondamentaux (non dérivés). Parmi ceux-ci, certains (E) pensent que les événements forment les entités fondamentales de la réalité et que tout autre catégorie de choses en dérive, si elles ont seulement une existence réelle. Davies ne précise pas à quelle catégorie (D) ou (E) il appartient. Mais ce n’est pas à la catégorie (C) puisque, au moins, s’agissant des oeuvres d’art, il ne les dit pas ontologiquement réductibles à autre chose que des événements. Appartient-il à la catégorie (D*) pour laquelle certains événements sont fondamentaux et pas d’autres ?
Si les oeuvres d’art sont des événements, une ontologie de l’art gagne à dire non seulement qu’elles en sont, mais aussi ce qu’ils sont[7]. Certains pensent que les événements sont des changements. Par exemple : une feuille qui tombe d’un arbre, se retourner dans son lit, un ballon qui casse un carreau. Les changements lents et continus sont des processus. D’autres pensent que les processus (la croissance d’un arbre, le vieillissement d’une personne) ne sont pas exactement des événements. Certains événements, décisifs ou complexes, tout en étant des changements, sont aussi peut-être quelque chose en plus (pensons à la mort d’un proche, au 11 septembre). Un événement qui ne serait pas un changement serait une création ex nihilo ou une destruction in nihilum. Les oeuvres d’art appartiennent-elles à cette catégorie d’événements (si elle existe) qui sont des créations ex nihilo ? (Pour la destruction in nihilum, cela semble invraisemblable.)
Prenons l’exemple du ready-made. Ne serait-ce pas plutôt ce que Geach appelait un changement de Cambridge, c’est-à-dire un changement de quelque chose dans sa relation à d’autres choses ; par exemple, devenir plus petit que mon fils suppose un changement réel de mon fils et un simple changement de Cambridge de ma part, puisque je ne change pas de taille. Le ready-made serait un événement, mais comme changement de Cambridge. Toutefois, cette distinction suppose une notion forte de propriété intrinsèque. La notion de propriété intrinsèque suppose l’idée de quelque chose qui n’est pas un événement, et qui a cette propriété. Il est alors légitime de se demander si un ready-made ne suppose pas une théorie substantialiste des artefacts si l’on veut pouvoir ensuite faire du ready-made un événement. Du coup, la catégorisation du ready-made comme événement supposerait d’abord une ontologie qui n’admet pas que des événements. Être un événement, pour le ready-made, relèverait d’une catégorisation ontologique superficielle, parasitaire d’une autre, fondamentale, non événementielle. Davies dit à la fois que les propriétés modales (constitutives) des oeuvres sont relatives aux oeuvres, et que les oeuvres sont des événements. Est-ce compatible ? Il recourt au modèle ontologique proposé par David Wiggins. Mais ce modèle n’est-il pas substantialiste ? Comment pourrait-il jamais servir dans une ontologie (exclusivement) processuelle et événementielle des oeuvres d’art ?
Un événement commence et finit (marquant un changement) : cela vaut-il pour les oeuvres d’art ? Un événement a des parties temporelles : est-ce le cas de n’importe quelle oeuvre d’art ? Un événement est-il un particulier ou un universel ? Quelle conséquence a la réponse à cette question pour la thèse de Davies ? N’est-ce pas discutable d’adopter une ontologie générale des oeuvres d’art utilisant une notion aussi diablement problématique ? Car, malgré ce que dit Davies (p. 116), il n’existe aucune théorie standard des événements dans la philosophie passée et présente. C’est peut-être une bonne raison pour éviter de faire de cette notion la base d’une ontologie de l’art.
8.
Un dernier point, secondaire. Davies attribue à Tom Wolfe une « théorie du sens commun » au sujet de l’art et du jugement esthétique, en gros une théorie qu’il appelle aussi « empiriste ». Il me semble que la critique wolfienne du théoricisme esthétique : « Il faut connaître une théorie pour comprendre et apprécier » (First you get the Word and then you can see) ne signifie pas nécessairement l’adoption d’une théorie empiriste. Wolfe critique un mode de justification sociale d’une pratique artistique, une idéologie, pas une théorie. C’est l’idéologie de la pureté esthétique (représentée par Greenberg). Or cette idéologie que Wolfe critique est intrinsèque à l’empirisme esthétique que rejette Davies. Wolfe pourrait rejeter cette idéologie tout en adoptant, mais pour d’autres raisons, l’empirisme esthétique. Mais le fait-il ?
9.
En philosophie, on peut être sincèrement admiratif de théories qu’on pense fausses. Bien des philosophes impressionnent sans convaincre. C’est mon sentiment à l’égard de ce remarquable livre de David Davies.
Voici le titre : « Le statut de l’oeuvre d’art comme événement chez David Davies »
Parties annexes
Notes
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[1]
Stephen Davies, Musical Works and Performances, Oxford, Clarendon Press, 2001.
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[2]
Davies discute d’autres oeuvres d’Acconci et en propose une typologie (p. 195-199).
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[3]
Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992, p. 360.
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[4]
Roger Pouivet, L’oeuvre d’art à l’âge de sa mondialisation : une ontologie de l’art de masse, Bruxelles, La lettre volée, 2003.
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[5]
Noël Carroll, « Identifying Art », Beyond Aesthetics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 83.
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[6]
Un argument du même ordre, mais plus général, se trouve chez Peter Strawson, Les individus, trad. fr. de A. Shalom et P. Drong, Paris, Le Seuil, 1973, p. 61 et suiv. (p. 56 et suiv. de l’éd. anglaise). Cet argument se conclut par la thèse qu’il existe « une dépendance générale, quant à l’identification, des processus que subissent les choses, à l’égard des choses qui les subissent, et non vice versa » (p. 63 [p. 57]).
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[7]
Pour une présentation de la métaphysique des événements, voir Peter Simons, « Events », Michael J. Loux & Dean W. Zimmerman (es), The Oxford Handbook of Metaphysics, Oxford, Oxford University Press, 2003.