Disputatio

Le normatif et l’évaluatif[Notice]

  • Charles Larmore

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  • Charles Larmore
    Université de Chicago

Dans son livre pénétrant et admirable, Le rasoir de Kant, Ruwen Ogien plaide pour une conception de la rationalité susceptible d’éviter les deux extrêmes du « tout naturel » et du « tout normatif ». Le premier point de vue, le réductionnisme naturaliste, conçoit les principes et les valeurs régissant nos croyances et nos actions comme de simples stratégies développées au cours de l’évolution humaine et nous permettant de mieux nous adapter à l’environnement physique et social. Nos jugements concernant ce que nous avons raison de croire ou de faire ne seraient à proprement parler ni vrais ni faux, comme s’il existait quelque ordre de raisons, indépendant de notre pensée, auquel nous voudrions les conformer. Au contraire, ces jugements ne font, aux yeux du naturaliste pur et dur, qu’exprimer le désir que chacun se comporte de la façon indiquée, et l’autorité générale dont ils peuvent éventuellement jouir se ramène à ce que certaines formes de conduite s’avèrent nécessaires pour la coordination des activités du groupe. Pour le réductionnisme naturaliste, il s’agit justement d’expliquer la notion de raison dans le langage des sciences naturelles, c’est-à-dire en n’invoquant que des facteurs purement physiques ou psychologiques. Ce parti pris pour le « tout naturel » recèle, selon Ogien, une « incohérence fondamentale » (10, 122). Le naturalisme constitue une position philosophique que ses partisans, on le présume, croient avoir des raisons d’approuver. Mais, objecte Ogien, « ces raisons, le naturalisme ne peut pas nous les donner ». Bien qu’il me cite ici très aimablement à l’appui, je ne peux pas partager un tel verdict. Le naturaliste n’a aucun besoin de nier que des croyances ou des actions peuvent être justifiées, ou de renoncer lui-même à faire appel à des raisons ; son dessein est plutôt d’analyser, à l’intérieur d’une conception du monde définie par les sciences naturelles, ce que peut réellement signifier la notion de justification. Ainsi propose-t-il d’ordinaire d’identifier des raisons à des états psychologiques, aux préférences que nous aurions à penser ou à agir d’une certaine façon, et surtout aux préférences « de deuxième ordre » consistant à désirer penser ou agir de la sorte, même si nous ne le voulions pas. À cela, rien d’incohérent, me paraît-il. N’empêche — et voici ma propre objection — que cette analyse, une fois pleinement assumée, semble destinée à miner toute confiance que nous pourrions avoir dans l’objectivité des raisons : quelle sorte d’autorité une raison peut-elle posséder pour notre conduite, si cette autorité se réduit finalement à celle que nous préférons lui accorder ? À mon avis, le naturalisme ne souffre pas tant de son incohérence que de son incapacité de rendre justice au sentiment commun d’avoir découvert des raisons, car, pour être l’objet d’une découverte, une raison doit exister indépendamment de notre propre état d’esprit. Je suis toutefois plus radicalement en désaccord avec l’hostilité d’Ogien à l’égard du point de vue antithétique surnommé le « tout normatif ». Parfois, il décrit cette position d’une façon qu’aucun penseur contemporain ne serait, à ma connaissance, enclin à endosser, comme lorsqu’il suggère que le normativiste acharné ne voit pas de « différence profonde entre le “doit” qui s’applique à l’action humaine et le “doit” de la loi naturelle... » (10). Or, chacun l’admet aujourd’hui, les lois de la logique ou la loi morale constituent des « lois » dans un sens bien différent de celui où l’on parle, par exemple, de la loi gravitationnelle. En effet, seules les premières sont des lois au sens authentiquement « normatif » du terme, car il s’agit d’exigences auxquelles ceux qui y sont sujets peuvent, par ignorance …

Parties annexes