Le format particulier de cette collection propose des recueils de contributions brèves, introductives sans être élémentaires, et pleinement représentatives de la recherche contemporaine sur un auteur ou une question controversée. L’interprétation de la métaphysique platonicienne appartient à ce lot de grandes quaestiones vexatae, dans lesquelles chaque époque développe une herméneutique et élabore une critique. La doctrine des formes intelligibles constitue en effet le morceau le plus essentiel de cette métaphysique, et, malgré que des siècles aient été consacrés à l’interpréter, elle ne cesse d’être reprise. Coordonné par Jean-François Pradeau, excellent traducteur et exégète de Platon, ce livre donne un aperçu très nuancé des débats actuels. Le terme lui-même, « formes intelligibles », est à plusieurs égards une nouveauté. Personne ne parle plus d’idées, même si le lexique de Platon, qui demeure très complexe, l’autoriserait pleinement. Profondément marquée par la lecture néo-kantienne d’un Paul Natorp, pour ne citer que lui, l’interprétation du tournant du vingtième siècle avait pris le risque de faire des « formes » des contenus mentaux, susceptibles, selon certains, de renouveler la lecture de l’épistémologie kantienne. Pour les interprètes de l’école de Marbourg, en effet, les formes devenaient des concepts, c’est-à-dire des structures logiques. Il revient à Harold Cherniss, sans doute le platonisant le plus orthodoxe et le plus rigoureux du vingtième siècle, d’avoir montré une fois pour toutes que les formes possèdent une extériorité ontologique qui leur est assurée par leur statut d’objets séparés. Tous les prédicats par lesquels Platon les introduit et les analyse, y compris ceux qui proviennent de la mythologie, comme la divinité ou l’immortalité, convergent dans cette direction, et l’interprétation mentaliste, ou idéaliste, introduite déjà dans le moyen platonisme d’un Albinus et poursuivie dans le néo-kantisme, a fait son temps. Ce qui ne signifie pas que le problème de la substantialité des formes soit pour autant résolu. Ce livre nous donne la traduction d’une importante étude de Cherniss, publiée pour la première fois en 1936 : L’économie philosophique de la théorie des idées. Le traducteur a conservé ici le mot de Cherniss en anglais, ideas, mais l’interprétation n’a rien à voir avec quelque mentalisme que ce soit. Cherniss insiste en effet sur la fonction des formes intelligibles, en ce qu’elles offrent à la pensée le fondement ontologique stable, nécessaire à l’épistémologie réaliste. Cherniss pense en effet que l’hypothèse des formes intelligibles est d’abord formulée pour résoudre, de manière unitaire, des problèmes éthiques, épistémologiques et ontologiques, qui, chacun dans leur sphère, présentaient les mêmes apories. Son analyse isole donc ce qui, dans les formes, permet de garantir un fondement dans chacun de ces trois domaines : les valeurs, la connaissance, l’être. Seule cette hypothèse permet en effet de concevoir ces ordres de l’existence comme aspects d’un unique cosmos unifié. Ce texte demeure un classique, et il faut espérer que cette traduction très claire contribuera à le diffuser auprès de ceux qui ont pour tâche de faire connaître Platon à des débutants. Tous ceux en effet qui désirent faire leur chemin dans l’interprétation de cette doctrine sont pour ainsi dire mis en position d’avoir à se placer par rapport à l’interprétation standard proposée par Cherniss. Le travail de Harold Cherniss, à qui nous devons l’imposante Bibliographie de Platon poursuivie depuis par Luc Brisson, ne s’est pas élaboré dans les milieux qui, au vingtième siècle, ont vu naître les deux grands paradigmes de l’interprétation platonicienne, et il ne leur doit rien ; d’une part, son renouvellement dans l’analyse logico-sémantique, qui fut le résultat de la philosophie analytique, et d’autre part le débat, assurément passionné, qui, dans la foulée des recherches de l’École dite de …
Jean-François PRADEAU (dir.), Platon : les formes intelligibles. Sur la forme intelligible et la participation dans les dialogues platoniciens, Paris, Presses Universitaires de France, collection Débats philosophiques, 2001, 192 pages.[Notice]
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Georges Leroux
Université du Québec à Montréal