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Ce recueil d’articles, comprenant dix auteurs, philosophes et géographes, est issu de recherches menées entre 1998 et 1999 par le Groupe de Recherches franco-helvétique sur l’ontologie de l’histoire. Il est présenté par les éditeurs, Jocelyn Benoist et Fabio Merlini, comme résultant de travaux consacrés à la « crise de l’articulation de l’historicité et de la spatialité » dont témoignerait la pensée contemporaine et qui constituerait aujourd’hui « un élément important de la crise du concept d’Histoire même ». Benoist et Merlini, dans leur chapitre introductif, « Spatialiser, historiciser », constatent la « multiplication des références spatiales ou spatialisantes » dans la pensée contemporaine et émettent l’hypothèse que le modèle de l’Histoire hérité de l’idéalisme moderne est remis en cause par la proposition de modèles spatiaux. Cette remise en cause ne va pas sans risque de déshistorisation du monde disent-ils mais apportent le bénéfice d’une critique spatiale des « absolus historiques ».
Les articles contenus embrassent en fait une thématique qui se révèle être très large. Ils portent sur des sujets très divers et dans la plupart des cas très pointus. Le rapport de l’historicité et de la spatialité n’est cependant pas abordé de manière très évidente dans tous les articles. Dans plusieurs de ces textes c’est d’historicité dont il est surtout question et la spatialité joue un rôle limité, qui tourne autour de l’idée d’interrelation d’événements synchroniques. Dans d’autres, l’historicité devient secondaire au propos et l’espace géographique prend la place centrale. D’autre part, il y a une certaine constance dans ce que l’on entend par historicité et Histoire dans la plupart des articles mais en revanche ce que l’on entend par spatialité varie beaucoup, étant tantôt de l’ordre de l’étendue géographique, tantôt de l’ordre de la modélisation spatiale des relations temporelles, tantôt de l’ordre de la simultanéité événementielle, tantôt d’un ordre plus métaphorique. Les historiens et philosophes de l’histoire intéressés à la conceptualisation de l’Histoire trouveront à mon sens d’avantage leur compte que les géographes et philosophes intéressés à la question de la spatialité, compte tenu des conceptions très minimales de l’espace auxquelles on a affaire dans beaucoup de ces articles.
Le recueil est divisé en deux parties. La première, intitulée « L’histoire à l’épreuve de l’espace », porte en principe sur les difficultés et les avantages qu’il peut y avoir pour l’histoire à intégrer dans sa réflexion des questions relevant de la spatialité. La seconde partie, intitulée « Géographies », part plutôt de divers aspects de la spatialité en géographie pour en analyser les influences sur certains concepts en histoire, en sciences sociales et en philosophie. Chacun des articles est résumé ci-dessous avec quelques précisions sur la manière dont chaque auteur défini l’espace et l’Histoire.
Dans « Entre espace et temps : transformations de l’utopie », Fabio Merlini présente l’apparition des utopies « chiliastes » (celles de More, de Campanella, de Bacon, de Münzer) comme étant une première anticipation intellectuelle de la conscience historique qui marque l’époque moderne. À une conception populaire de ce qu’est une utopie, laquelle opposerait l’utopie à l’histoire, sur la base d’une disjonction entre l’idéal et le réel, il oppose lui-même une conception de l’utopie comme étant une vue de l’histoire empreinte d’une pré-conscience de l’évolution de l’humanité dans le temps. L’utopie, c’est à dire l’autre lieu, est alors pensée comme autre possibilité spatiale de l’état du monde, offrant ce monde au progrès historique. On note qu’il n’est pas vraiment question d’organisation spatiale, ce par quoi l’espace a un sens important en géographie par exemple, mais simplement d’une autre possibilité de monde, forcément spatiale, que le monde existant.
Dans l’article suivant, « Rudolf Schwarz et l’aménagement du territoire. Des principes topologiques pour une herméneutique de l’histoire », Panos Mantziaras rend compte de certains aspects de l’oeuvre théorique de l’architecte et aménagiste Rudolf Schwarz qui, afin de proposer une « philosophie » de la forme en aménagement, élabore un système de représentation topologique du temps humain. La structure de l’histoire, c’est à dire la succession des états synchroniques de la culture humaine et l’enchaînement des évènements, est ainsi représentée spatialement en des schémas et des images topologiques et métaphoriques : stratification du temps en couches sédimentaires, « pyramide du sens » de l’Histoire, préformation des évènements historiques en une « montagne du temps » ou entrelacement des relations causales entre les évènements sous la forme d’un rhizome. L’espace est ici celui de la représentation métaphorique et topologique du temps historique, éventuellement traduit en des formes architecturales et urbaines.
Jean-Claude Monod, dans « Structure, spatialisation et archéologie, ou “l’époque de l’histoire” peut-elle finir ? », confronte les points de vue de Foucault, Sartre, Ricoeur, Lévi-Strauss et Bourdieu sur l’opposition que l’on peut faire entre les philosophies progressistes de l’histoire, axées sur la linéarité temporelle du récit, et l’analyse structuraliste de l’histoire, fondée au contraire sur la simultanéité et l’interrelation des évènements. À cette opposition de deux courants de pensée sur l’Histoire, Monod fait correspondre, de différentes manières selon les auteurs cités, l’opposition classique en philosophie entre la linéarité du temps et la simultanéité de l’espace, bien que les deux oppositions ne soient pas forcément équivalentes d’emblée. Le temps, portant l’enchaînement des causes et des effets, est associé à l’unidimensionnalité de la ligne du récit historique tandis que l’espace, portant la simultanéité des faits et des choses dans l’instant, est associé à l’interrelation des évènements historiques qui sont contemporains. Pour Monod, l’apparition de la question de l’espace en histoire et l’intérêt de l’histoire pour la géographie serait à mettre en rapport avec l’apparition des analyses structuralistes. L’espace a ici un statut ambivalent, tantôt entendu métaphoriquement comme forme de représentation d’un tissu de relations entre évènements contemporains et tantôt entendu au sens « littéral » comme territorialisation géographique des sociétés humaines.
Dans son article : « Donner la parole (Langues, cultures, territoires) », Marc Crépon aborde un sujet fort différent et qui à vrai dire a peu à voir avec le titre de l’ouvrage, puisqu’il n’y est question d’histoire et de spatialité que de manière très indirecte. L’ouvrage romanesque de Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, est prétexte à une réflexion portant sur l’accueil réservé à l’étranger, l’être arrivé sur un rivage qui n’est pas le sien et qui ne dispose ni de la culture ni de la langue des autochtones. À travers les peuples imaginaires rencontrés par Gulliver, Swift mettrait en scène de manière allégorique une « typologie des figures de l’accueil ». Lilliputiens, Brobdingnacs, Laputiens et Houyhnhnms figureraient des formes d’ouverture et de fermeture à l’étranger. Crépon parle de l’hospitalité réservée aux réfugiés sur le mode, dit-il, d’une « réflexion sur les langues, les cultures, les territoires, l’espace et l’histoire », mais en réalité, c’est la question de la langue qui est mise au premier plan de sa réflexion alors que le territoire et l’espace n’apparaissent que dans l’idée métaphorique du rivage et alors que l’Histoire se borne au temps fictif du voyage de Gulliver et au temps actuel des réfugiés dans le monde.
Dans « Rompre avec l’idéalisme historique : re-spatialiser nos concepts », Jocelyn Benoist nous présente une approche du problème de la spatialité en histoire qui cherche à se distancier des conceptions métaphoriques de l’espace. Débutant son article par une analyse nuancée de la remise en question de la conception métaphysique de l’histoire chez Foucault et Heidegger, soit au nom de la spatialité soit au nom de la temporalité selon le cas, il esquisse une thèse selon laquelle la problématique de la « métaphysique de l’histoire » serait « indissociable d’une certaine articulation du temps et de l’espace ». Se référant à la Réfutation de l’idéalisme de Kant, il fait valoir que la spatialité dans le discours historique n’est pas simplement à entendre comme une métaphore du temps, une projection de la temporalité du récit dans l’espace, comme c’est par exemple le cas chez Hegel à propos du mouvement de l’Esprit d’Est en Ouest, mais qu’il y a bien là une reconnaissance implicite de l’extériorité des choses dont traite l’histoire. La réalité historique n’est pas entièrement déductible selon la forme temporelle et interne de la pensée mais elle se présente aussi nécessairement comme quelque chose d’externe, dans l’espace du monde, sous forme inattendue.
« L’écriture de l’espace. Récit historique et description géographique dans la Géographie physique de Kant », de Max Marcuzzi, se veut une enquête portant sur la théorie et sur la pratique kantienne de la géographie qui a pour but de déterminer la spécificité de la géographie selon Kant. L’enquête porte tour à tour sur la théorie kantienne de la distinction entre l’histoire et la géographie, sur la présence d’« histoires » dans la géographie de Kant, sur la considération de processus temporels physiques et chimiques dans cette géographie, sur les manières dont Kant inventorie ou décrit spatialement les phénomènes géographiques et sur la façon dont il considère la représentation cartographique. Le dernier point est particulièrement intéressant. L’auteur se demande pourquoi il y a si peu de référence à la cartographie dans la géographie de Kant, alors que selon le principe kantien bien connu l’espace ne peut être communiqué uniquement de manière conceptuelle. L’espace est ici considéré exclusivement sous l’aspect de l’étendue géographique alors que l’historicité prend des figures variées : l’histoire comme discipline, l’histoire physique de la terre, les cycles et phénomènes temporels physiques et chimiques, le parcours imaginaire des contrées dans la description littéraire de Kant et le récit descriptif en tant que tel.
L’auteur suivant, Jean-François Braunstein, retrace les réflexions critiques du philosophe et historien du xviiie siècle Constantin-François de Chassebeuf, dit Volney, à propos de l’histoire de son temps. Dans « Volney : le voyage contre l’histoire » Braunstein expose la critique de Volney à l’égard de l’histoire de son époque, critique qui repose sur l’expérience du philosophe dans ses voyages hors de France. Le voyage, dans la mesure où il donnerait lieu à une description objective et exacte des pays visités, pourrait avantageusement se substituer à l’histoire comme moyen de connaître les sociétés humaines afin d’en tirer éventuellement des enseignements scientifiques sur la manière de gouverner une nation. L’Histoire, en plus d’étaler un ensemble de préjugés, de vices, de passions et de crimes, les présenterait sous un jour trop subjectif, enjolivant les récits au point de créer des modèles de comportement politique fondés sur la passion et éventuellement sur le fanatisme. La géographie, remplaçant le parcours du temps par un voyage dans l’espace et offrant la possibilité de vérifier concrètement les faits observés, serait une discipline-modèle, mieux à même de susciter l’esprit critique à l’égard des sociétés humaines. Ce n’est pas tant ici la spatialité géographique en tant qu’organisation des choses dans l’espace qui remet en question l’historicité mais l’actualité concrète et objective des faits géographiques.
Dans « La géographie des vidaliens et le problème de la connaissance du présent », Stéphane Haber tente de démontrer l’influence qu’ont pu avoir les monographies géographiques régionales de Vidal de la Blache et de ses successeurs dans la remise en question de la conception archéocentrique de l’histoire. Les historiens d’avant l’école des Annales considéraient que le présent ne peut être connu historiquement en raison de la difficulté d’accès aux documents contemporains, de la partialité politique de l’historien et de l’absence de vue sur l’enchaînement des événements qui suivent le présent. Les travaux des vidaliens, en arrachant la géographie au rôle classique de présentation des conditions préalables de l’histoire et en la consacrant à l’étude descriptive et théorique des lieux géographiques contemporains, auraient au contraire contribué, avec les sciences sociales, à mettre au monde une Histoire qui se préoccupe d’avantage de la connaissance rigoureuse du présent. La spatialité géographique serait donc un apport épistémologique pour remettre en valeur l’Histoire contemporaine.
« Et si les discours de la géographie humaine n’étaient que l’histoire d’un exil ? ». Claude Raffestin pose cette question à propos de l’aliénation de l’homme moderne à l’égard de la nature, découlant de la prépondérance de la science dans la culture du monde qu’a cet homme moderne. La géographie humaine ferait oublier jusqu’à un certain point l’ordre naturel au profit d’un « arraisonnement » de la nature à un « ordre idéal ». L’auteur pense que la pensée géométrique et par conséquent la vision cartographique joueraient un rôle majeur dans l’imposition de cet « ordre humain » sur la nature, « ordre humain » qui se trouverait paradoxalement à introduire du désordre au sein d’un ordre naturel dont l’être humain fait originalement partie. Le thème de l’historicité apparaît peu dans cette réflexion sinon très brièvement, en introduction de l’article. La spatialité est présentée, assez négativement faut-il le dire, sous l’angle de la géométrisation cartographique artificielle de la vie.
« Le point de vue de Sirius et la cartographie du visible », par Maël Renouard est le seul article du document à traiter en profondeur et positivement du problème de la représentation cartographique en géographie, autrement dit du mode de représentation qui est réellement essentiel de cette discipline. Renouard aborde le problème au travers des réflexions philosophiques de Leibniz et de Merleau-Ponty à propos du « géométral », c’est-à-dire d’une « vue » du monde qui n’est pas assujettie à une perspective particulière et limitée. Leibniz défini le géométral comme une représentation externe à la chose mais présentant objectivement la chose par une vue d’ensemble qui en donne les mesures géométriques réelles. La vue cartographique (ou le plan), qui en est la figure, est une allégorie du regard de Dieu sur le monde. Le géométral s’oppose donc chez Leibniz à la vue perspective. Merleau-Ponty définit plutôt le géométral comme l’ensemble des perspectives vécues de la chose, inaccessibles à un seul être sinon à Dieu qui pourrait se glisser dans tous les points de vue à la fois. La distinction nette entre la chose et sa représentation est abrogée et la carte n’est pas pour Merleau-Ponty une vue d’ensemble objective privilégiée, à caractère divin, mais un point de vue particulier parmi d’autres. Au perspectivisme spatial de Merleau-Ponty Renouard compare le perspectivisme historique, pour lequel une vue objective de l’histoire n’est pas possible. Une interrogation à propos du géométral, de la perspective et de la représentation cartographique permettrait donc de s’interroger sur le perspectivisme historique.
« En quoi la géographie peut-elle importer à la philosophie ? ». C’est la question finale que pose Jocelyn Benoist dans le dernier article du recueil, tournant alors l’attention du lecteur non plus sur la dite crise de l’historicité et de la spatialité en philosophie de l’histoire, comme thématique lancée au début du volume, mais sur l’intérêt général que peut présenter la géographie, en tant que mode de pensée, pour la pensée philosophique. La question n’est pas de se demander si et comment une épistémologie de la géographie doit être faite philosophiquement mais si la réflexion géographique peut apporter quelque principe utile à philosophie dans les champs de réflexion qui lui sont propres. Benoist aperçoit six « effets » possibles de la pensée géographique sur la pensée philosophique : 1) un « effet d’empiricité » qui consiste à présenter le monde dans sa matérialité, en tant que lieu que les hommes habitent, 2) un « effet de positivité » qui consiste à mettre de l’avant la description des choses telles qu’elles sont devant nous, par opposition à des démarches plus herméneutiques telle celle à laquelle a recours l’histoire, 3) un « effet de spatialisation » qui tient à la capacité de l’image de présenter quelque chose synthétiquement et dans la complexité des relations, 4) un « effet de politisation » qui voudrait dire que la géographie organise le monde en domaines politiquement constitués et introduit donc au sein de la définition des choses naturelles des rapports de pouvoirs, 5) un « effet critique » qui par ce découpage à la fois naturel et arbitraire du monde constitue une sorte de paradigme de la pensée catégorielle. L’espace géographique objectif constitué par la discipline ainsi que la spatialité de la représentation cartographique serait donc deux manières d’entendre l’espace ici en cause.