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Avant d’aborder les enjeux et les problèmes philosophiques de ce livre, disons tout d’abord ce qu’il n’est pas et ce qu’il ne fait pas. Il n’est ni une thèse ni une monographie. Entendez par là qu’il ne se consacre pas à un problème circonscrit de la morale antique, ni à un auteur particulier. On n’y trouve pas à proprement parler d’introduction problématique dont les termes seraient débattus dans le corps de l’ouvrage ; il n’y a pas non plus de conclusion explicite dans laquelle un auteur rassemble habituellement les résultats de ses recherches. La table des matières annonce une progression chronologique des thèmes abordés, allant des « figures du socratisme » aux « thèmes antiques dans la philosophie contemporaine » ; pourtant, on ne saurait y trouver une quelconque description des outils théoriques et des courants historiques qui peuvent expliquer l’influence de l’Antiquité sur les éthiques modernes. Il ne faut donc pas se méprendre sur la nature de ce livre. Il traite d’histoire de la philosophie, mais aborde cette discipline d’une manière personnelle, voire distante, car il se présente comme un essai. En soi, ce n’est pas une tare (il serait ridicule de limiter la philosophie à un genre littéraire), et la qualité de ces pages est indéniable, mais le lecteur doit être prévenu : on y chercherait en vain des index ou des notes bibliographiques complètes ; une présentation plus polémique que théorique des problèmes rend malaisé d’en tirer des conclusions affirmatives. En bref, si Éthiques grecques explique en partie ce que sont pour nos contemporains les éthiques grecques, son enjeu consiste surtout à dire plus clairement ce qu’elles ne sont pas.
Le nom « essai » lui convient donc bien ; il pourrait pourtant induire en erreur. Certes, la polémique, la touche personnelle, la méthode soulagée du poids de l’érudition définissent l’essai. Ils conviennent aussi à Éthiques grecques. Mais l’essai est un discours ; ce qu’il perd d’académique et de scientifique par sa méthode, il devrait le gagner en étant persuasif et animé d’un bout à l’autre par le même objectif. Monique Canto-Sperber offre un texte qui communique un message ; il sait convaincre et réfuter, c’est manifeste. Une chose nous empêche cependant de considérer Éthiques grecque comme un essai à part entière. Derrière ce nom se trouve un recueil de textes, composé d’originaux et d’articles dont la rédaction s’étale sur les quinze dernières années. La nature composite de l’ouvrage empêche par conséquent de l’assimiler entièrement à un essai. La qualité de chacune de ses parties n’est pas en cause, mais l’ensemble pâtit du manque d’unité propre à un recueil. On peut supposer le travail de réécriture que suppose la publication d’un tel recueil d’articles ; Éthiques grecques est manifestement le fruit d’un tel travail. Les redites, les ruptures entre les articles, leurs perspectives variées, les différentes méthodes qu’ils mettent en oeuvre gênent toutefois une compréhension d’ensemble aussi immédiate qu’articulée. Il faut donc dire que dans cet essai on trouve de tout.
Son introduction lance très bien le débat : « Des critiques prétendument dirimantes sont aujourd’hui adressées à l’idée que ceux que l’on appelle, de manière fort peu obligeante, les « Anciens » ont encore quelque chose à nous apprendre. Ces critiques soulignent que la pensée grecque est solidaire d’un monde révolu et d’idées dépassées. » (p. 17) La nature polémique de ces pages semble parfaitement claire, et on attendrait que s’ouvre ensuite le débat annoncé entre les éthiques grecques et leurs critiques modernes. En vain. Cette introduction est suivie d’un long chapitre « vulgarisateur » de soixante-dix pages, présentation générale « pour aider le lecteur qui n’aurait pas une grande familiarité avec la pensée grecque à y découvrir sans préjugés les richesses qu’elle recèle » (p. 28 note 2). On passe ainsi de la polémique à une description linéaire des éthiques socratiques, platoniciennes, aristotéliciennes et hellénistiques. Le débat cède la place à un résumé qui couvre bien plus que cinq cents ans de philosophie morale et politique. Compte tenu de la difficulté d’une telle entreprise, ce texte est en lui-même une réussite, mais il trouve mal sa place dans le projet d’ensemble d’Éthiques grecques. Malgré quelques lignes allusives sur « Hobbes, Hume et tous les courants anti-intellectualistes en morale » (p. 81-82), le lien entre l’Antiquité et la Modernité n’est pas suffisamment souligné. Si « certains de nos problèmes moraux sont les mêmes que ceux que se posaient les Grecs » et si « les réponses que nous tentons d’y apporter empruntent en partie à la pensée grecque » (p. 98), cette longue présentation est loin de nous dire pourquoi et comment. Le lecteur non spécialiste y trouvera certainement son compte, mais la polémique aurait exigé une présentation différente du problème. Le texte suivant, sur « la philosophie morale et politique de Platon », poursuit les même objectifs descriptifs et, bien qu’il présente une analyse fine des théories morale et politique de Platon en les comparant à la pensée de Socrate et d’Aristote, il ne fait que trop peu le lien avec les théories modernes. Les trois pages sur Popper, Strauss, Hegel et Hobbes (p. 162-164) sont brèves et rapides face aux soixante pages de ce texte ; la même absence de présentation orientée ou polémique s’y fait ressentir. Si nous concédons qu’il faut, toujours ou presque, faire oeuvre utile pour les lecteurs non spécialistes, on peut aussi remarquer que manque à cet ouvrage une présentation générale des critiques que les « modernes » adressent aux « anciens » sur les questions morales et politiques. Cette contribution aurait été d’autant plus méritoire que nous n’en connaissons aucune complète, exacte et mise à jour. Mis à part ces textes d’introduction, le reste du livre est constitué d’articles et aucun ne fournit une vue d’ensemble sur ces critiques ; un bon nombre des problèmes que pose la réception moderne des éthiques grecques est exposé et analysé, mais la philosophie politique des « anciens » ne reçoit nulle part un tel traitement. Un livre présenté comme un recueil d’articles n’aurait pas souffert outre mesure de ces imperfections, mais si l’on doit prendre Éthiques grecques pour un essai qui veut apporter une solution personnelle et en partie satisfaisante aux problèmes que pose cette réception, cet ouvrage souffre de l’absence d’une telle présentation.
Une fois ces remarques faites — elles portent plus sur la forme de l’ouvrage que sur son fond — nous devons reconnaître que le travail de Monique Canto-Sperber possède des qualités évidentes. Même dans les parties plus accessibles dont l’argumentation est moins serrée, les problèmes centraux de la philosophie morale antique sont abordés avec clarté et respect des textes originaux. Les citations sont rares, mais judicieuses et suffisamment analysées ; la tâche de définir les éthiques de Socrate, Platon et Aristote n’est pas aisée, on peut toutefois dire qu’elle est accomplie de manière satisfaisante. Les textes se recoupent fréquemment, car chaque chapitre ou article de ce recueil est l’occasion d’un nouveau départ, mais l’interprétation qu’on y donne de l’histoire de la philosophie morale antique n’en est que plus claire. La succession Socrate, Platon et Aristote y est abordée selon le problème du choix moral. Quel type de vie doit-on choisir ? Cette question résume efficacement l’ensemble des problèmes débattus dans la philosophie antique, car elle correspond manifestement aux préoccupations éthiques et politiques des auteurs grecs. Les interprétations de cet ouvrage rendent évident que les divergences entre les réponses offertes au problème du choix moral dans la philosophie antique suivent des oppositions présentes dans les théories psychologiques défendues par Socrate, Platon ou Aristote. Ces oppositions sont elles aussi exposées à plusieurs reprises. Les conséquences de telles oppositions pour les morales antique et moderne apparaissent dans l’interprétation qu’en donne Monique Canto-Sperber. Le lecteur constate ainsi comment le débat de l’Antiquité se retrouve dans certaines des théories contemporaines. Éthiques grecques répond par conséquent en partie aux critiques affirmant l’inactualité de la philosophie morale des « anciens ». De deux manières : premièrement, en s’attaquant à l’idée, héritée des critiques que Kant adresse à la philosophie morale antique, que cette dernière est un eudémonisme ; deuxièmement, en expliquant comment l’actuel débat sur l’intellectualisme commença en Grèce à l’époque de Socrate.
Dans l’excellent article « Le bien de Platon et le platonisme en morale » (p. 167-206) l’auteur aborde la question de l’eudémonisme. « […] Affranchir l’éthique ancienne de l’eudémonisme » va de pair avec « affranchir la philosophie morale antique de la confusion entre bien et eudaimonia ». (p. 205) On pourrait mettre en doute que ce qui est vrai de la morale platonicienne puisse être attribué à toute la morale antique, mais une fois ces limites acceptées, ces pages démontrent que l’on ne peut affirmer que l’eudémonisme est une critique judicieuse de la philosophie morale de Platon. En effet, si on doit reconnaître que Platon fait du bonheur la fin recherchée dans toute vie humaine, il serait difficile de ne pas reconnaître à sa philosophie morale une préoccupation constante pour la recherche des biens véritables, qui valent en eux-mêmes comme biens, indépendamment du bonheur individuel. Monique Canto-Sperber démontre de manière satisfaisante à nos yeux que « les principes de moralité [chez Platon] ne sont pas définis à partir de l’eudaimonia. Il y a chez Platon un principe de moralité qui conditionne de façons distinctes la valeur de la vertu et celle du bonheur. C’est la Forme du bien. » (p. 179) On devrait alors rejeter de Platon soit l’eudémonisme, soit la dialectique transcendantale du Bien, mais il semble que les deux ne peuvent être maintenus en même temps. Monique Canto-Sperber s’attache par conséquent à montrer comment on pourrait comparer l’éthique du bien moderne que l’on trouve chez G.E. Moore et celle que recherche Platon. Elle explique par ailleurs en quoi l’éthique de Platon est différente de celle de Moore (Platon, à la différence de Moore « a réellement cherché à rendre compte de tous les usages du terme bon » : p. 188). Elle soustrait donc l’éthique platonicienne de l’interprétation eudémoniste par ce parallèle avec Moore, et montre en quoi la pensée des « anciens » reste imparfaitement décrite par la philosophie éthique contemporaine.
La deuxième question, celle de l’intellectualisme (que le choix moral relève toujours d’une décision émanant de la raison), reçoit un traitement plus diffus. Il revient dans tous les articles sans recevoir de traitement en accord explicite avec les théories contemporaines. L’apport direct des Grecs dans les théories contemporaines se laisse pourtant comprendre en établissant les éléments de leur discours ; ce problème fait en effet partie des éléments propres aux éthiques grecques qui nourrissent une réflexion originale et suscitent un intérêt légitime chez nos contemporains. Le problème de l’akrasía (intempérance ou weakness of the will) se trouve au centre de ce débat. En divers endroits de ce recueil, ce que l’on présente comme l’intellectualisme sans compromis de Socrate s’oppose aux principes psychologiques reconnus par la philosophie de Platon, selon laquelle les désirs s’opposent parfois à la raison. Si on le compare à la théorie d’Aristote, on peut toutefois qualifier de radical l’intellectualisme de Platon. Les enjeux et les conséquences de ces oppositions historiques montrent la richesse des théories psychologiques qui les sous-tendent. En plus d’être une solide contribution à l’interprétation de ce texte très difficile, l’article sur le livre III du De Anima d’Aristote (« Mouvement des animaux et motivation humaine dans le livre III du De Anima d’Aristote », p. 225-275) offre une démonstration efficace de la complexité du problème et laisse apercevoir que l’intellectualisme constitue un apport original des Grecs à la philosophie morale.
Nous terminerons ce compte rendu par les textes du recueil qui nous semblent les plus originaux et intéressants. Le premier porte sur la philosophie anglaise du xixe siècle. Monique Canto-Sperber y décrit les interprétations et les théories qui furent à l’origine de « La redécouverte de Platon à l’époque victorienne (1835-1865) » (p. 305-368). On apprend beaucoup dans ces pages bien documentées sur les premières traductions anglaises et la réception de Platon dans l’Angleterre victorienne. Le climat, les polémiques, l’attitude des personnages historiques (des Radicaux Grote et Mill aux interprètes chrétiens comme Jowett) reçoivent un traitement sobre et alerte. L’analyse est riche en renseignements, mais reste accessible pour qui s’intéresse à l’histoire de la philosophie.
À la lecture du dernier article (« Aristote chez les Modernes », p. 407-454), l’intérêt découlant d’une étude parallèle entre les éthiques grecques et leur influence dans les théories contemporaines apparaît sans l’ombre d’un doute. Ces pages sont l’occasion d’établir les relations entre la philosophie d’Aristote et les courants contemporains réunis sous le nom « d’éthique de la vertu ». Point de départ d’une analyse des rapports entre l’Antiquité et la Modernité, cette tâche descriptive permet aussi « de montrer que l’aristotélisme d’aujourd’hui est en partie un prétexte dont certains courants de la philosophie moderne se servent pour critiquer d’autres courants et penser à nouveaux frais certaines de ses difficultés » (p. 421). Nous retrouvons ici les deux éléments qui nous paraissent essentiels à une étude critique de l’interprétation que nous faisons des « anciens » : une description nourrissant une démonstration argumentée. Les dernières pages de cet article traitent du pluralisme moral vu dans la perspective de la philosophie antique ; elles comptent parmi les plus inspirantes qu’il nous a été donné de lire sur la philosophie morale de l’Antiquité.
Ce texte ainsi que le précédent sur la réception des oeuvres de Platon dans l’Angleterre victorienne pourraient servir de modèle à un état des lieux de la réception des éthiques grecques au xxe siècle. Monique Canto-Sperber a dirigé d’importants ouvrages de référence sur la philosophie grecque et les théories éthique et politique de l’Antiquité ; elle semble être la spécialiste la mieux placée pour réaliser ce travail indispensable. Il n’est pas nécessaire de répéter combien un tel travail manque à cette série d’essais sur la question. Ironiquement, ce manque n’aurait peut-être pas paru si important sans la parution d’Éthiques grecques. Voilà sans doute une qualité indirecte de ce livre : en rendant manifeste le manque à gagner, il donne une idée du travail qui reste à faire.