Christine Tappolet avance dans son livre plusieurs hypothèses originales au sujet des émotions, des valeurs et de leur rapport à nos croyances morales. Entre autres, elle reprend une thèse qui avait déjà été proposée par Husserl, et défendu par Meinong, selon laquelle les émotions constituent des perceptions des valeurs. Or cette thèse, semble-t-il, implique le réalisme de valeurs, puisqu’il n’est de perception que de ce qui existe, réalisme que par ailleurs elle revendique. Une des idées les plus novatrices qu’elle défend est que cette perception des valeurs, à l’instar de la perception des couleurs, aurait un contenu non-conceptuel. Cet ensemble structuré d’affirmations s’inscrit en fait au sein d’une démarche d’épistémologie morale, car ce que vise Christine Tappolet en dernier ressort c’est à fonder nos croyances axiologiques et c’est ce à quoi servent ici les émotions. Après avoir montré les limites et les difficultés des approches cohérentistes et fondamentalistes en épistémologie morale, Christine Tappolet avance que les émotions vues comme un outil de perception des valeurs peuvent justifier nos croyances axiologiques. À la fois pour des raisons de compétence, et parce que je m’accommode assez bien du scepticisme moral, c’est-à-dire de l’idée que nos croyances axiologiques n’ont pas de fondement ultime, dans ce qui va suivre, je ne m’intéresserai pas aux analyses, souvent très détaillées et toujours rigoureuses, de l’épistémologie morale qu’elle présente. Il y a là une certaine injustice de la part de l’auteur d’une étude critique j’en conviens, puisque celles-ci occupent plus de la moitié de l’ouvrage. Je ne m’attarderai dans ce qui suit qu’à la seule thèse qui veut que les émotions constituent des perceptions des valeurs et à certains aspects de celle selon laquelle ces perceptions ont un contenu non-conceptuel. D’une part parce que cette thèse est centrale, c’est sur elle que repose l’ensemble de l’édifice proposé ici, d’autre part parce que dans l’état actuel elle me semble peu convaincante. En effet on peut, mieux, on doit, je crois, reprocher à Christine Tappolet de consacrer trop peu d’espace et de temps à une thèse à la fois aussi importante et difficile, et aussi intéressante. Je trouve d’ailleurs étonnant qu’elle n’accorde qu’un seul chapitre à l’analyse et à la défense de cette idée stimulante et contestable, laquelle constitue selon moi l’aspect le plus original de son ouvrage. La thèse repose dans une large mesure sur une analogie entre les émotions, plus particulièrement entre certaines émotions, les émotions occurrentes, et la perception des couleurs (p.168-170). De même que la perception est le moyen par lequel nous avons l’expérience des couleurs, les émotions occurrentes seraient celui par lequel nous faisons l’expérience des valeurs. Ou, pour le dire autrement, selon Christine Tappolet, les émotions sont aux valeurs ce que la perception est aux couleurs. Elle évoque trois points pour préciser cette analogie. Premièrement, les émotions tout comme les perceptions sont en général causées par ce qui nous entoure. Deuxièmement, les expériences perceptives et les émotions possèdent toutes deux des propriétés phénoménales. Troisièmement enfin, ni les unes ni les autres ne sont directement soumises à la volonté. Mais cela ne suffit pas car le lien étroit qui depuis longtemps a été reconnu entre les émotions et les valeurs, suggère encore l’idée d’émotion appropriée. En effet, le rapport qui associe l’émotion à la valeur peut être aberrant ou déviant. On peut se réjouir du malheur d’autrui, s’attrister de son bonheur, envier son succès ou rechercher l’humiliation. Dans tous ces cas, semble-t-il, l’émotion n’est pas adéquate. Ne faut-il pas au contraire se réjouir du bonheur, s’attrister du malheur et fuir l’humiliation ? Et que faut-il au juste envier ?… D’où l’idée que les émotions …
Émotion et perception Étude critique de Tappolet, Christine, Émotions et valeurs, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, 296 p. [Notice]
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Paul Dumouchel
CRÉA et UQAM
Dumouchel.paul@uqam.ca