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Une manifestante brandissant son foulard brûlé en signe de protestation contre le voile obligatoire pour les femmes iraniennes. Boulevard Keshavarz, Téhéran (Iran), 2022.

Photographie tirée des réseaux sociaux.

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Né en 1968, Hamid Pourazari est un metteur en scène iranien connu pour ses créations avec des groupes sociaux marginalisés dans des espaces urbains insolites[1]. Lorsqu’en 2008, il décide de quitter définitivement les salles de théâtre institutionnelles, il a déjà une reconnaissance professionnelle confirmée par plusieurs prix reçus dans de grands festivals de théâtre nationaux. Il renonce ainsi à une carrière artistique garantie dans les grandes salles de la capitale iranienne. Il s’installe avec une centaine de jeunes issu·es de milieux défavorisés, immigré·es et, pour certain·es, délinquant·es, dans un hangar abandonné de l’ancien abattoir de Téhéran. Celui-ci avait été converti dans les années 1990 pour devenir le premier centre culturel municipal de la ville (Farhangsarā) avant de tomber en déclin à la fin des années 2000.

Au bout de deux ans de travail, Pourazari et son collectif Pāpatihā (Pieds nus) transforment le hangar en un espace de représentation où ils présentent Oedipe (2009) et Dāyere Gatchi (Le cercle de craie) (2010). Les deux spectacles connaissent un grand succès aussi bien public que critique. Parmi la centaine de jeunes qui intègrent le collectif au cours de cette période, une vingtaine seront formé·es grâce à cette expérience, s’engageront dans une carrière théâtrale et deviendront plus tard des artistes confirmé·es.

Pourazari applique avec succès cette méthode de travail dans d’autres cadres et contextes. En 2010, il met en scène Doré do farmoun (Demi-tour) avec des étudiant·es de l’Université technologique d’Amir Kabir de Téhéran. Ce spectacle participatif se déroule dans le stationnement à étages de l’établissement où le public est amené à vivre l’expérience de la répression politique dans le milieu universitaire iranien. La portée médiatique du spectacle suscite des soupçons chez les autorités, qui suspendent les représentations avant de les annuler définitivement.

Un an plus tard, Pourazari est invité à Londres par le Lift Festival pour y créer Unfinished Dream (2011), un spectacle participatif issu d’un atelier que l’artiste organise avec des immigré·es sans papiers. Il choisit comme lieu de création un stationnement à étages situé à Croydon, une banlieue défavorisée de la capitale britannique. De retour en Iran, il se rend compte qu’il est visé par des soupçons émis par des instances de sécurité de la République islamique. Cela lui entraîne une interdiction informelle de tout travail artistique pendant quelques années. En 2013, il monte clandestinement un spectacle participatif, Zafar, khiābān Nāji, bolvaré Minā (Zafar, avenue Nāji, boulevard Minā), à la Mohsen Gallery. Trois ans plus tard, il reprend son travail officiel avec Héngāmi ké… (Lorsque…) (2016), un spectacle créé avec des femmes afghanes immigrées et victimes de violence. Les représentations se tiennent dans les locaux d’Omid Foundation, une organisation non gouvernementale (ONG) qui travaille pour l’émancipation de ces femmes.

Sāl saniyé (L’an-seconde) (2015) est quant à lui un spectacle chorégraphique avec des performeuses qui relatent leurs souffrances en tant que femmes. Il est présenté dans le terrain de tennis du palais-musée Sa’ad Abad à Téhéran. Dans Halé, hin, hān [halā][2] (2019), Pourazari invite les spectateur·trices à une expérience participative portant sur les violences du système scolaire en Iran. Le spectacle est présenté au manoir Roub-é-Rou, un institut culturel et artistique installé dans une maison historique réaménagée au centre-ville de Téhéran.

Dans une ville où la ségrégation sociale et spatiale fait partie de l’expérience quotidienne des citoyen·nes, l’oeuvre de Pourazari et de son collectif invite le public à un voyage hasardeux. Ainsi, le public de théâtre, habitué aux salles institutionnelles situées pour la plupart au centre-ville, traverse les frontières sociospatiales de sa ville pour aller à la rencontre d’autrui. L’oeuvre de Pourazari représente ainsi un décloisonnement d’un théâtre iranien dont les artistes et le public ont longtemps été perçus comme déconnectés des dynamiques sociales et urbaines.

Entretien avec Hamid Pourazari

Cet entretien a été mené en persan[3] par Mohammadamin Zamani le 9 janvier 2023.

Mohammadamin Zamani : Quand le mouvement de contestation ayant suivi la mort de Mahsa Amini a pris de l’envergure, une question urgente s’est posée aux artistes : « Que peut-on faire pour accompagner le mouvement? » Il me semble que la vidéo ou la performance que Soheila Golestani et toi avez créée et partagée sur vos pages Instagram est une tentative d’y répondre.

Hamid Pourazari : Pour répondre à ta question, je mettrai en avant quelques points importants. Tout d’abord, notre scène théâtrale a toujours été à la traîne par rapport à la société et, dans la situation actuelle, par rapport à ce qui se passe dans la rue. La question est donc la suivante : « Que peut-on faire sur la scène qui ne s’est pas déjà produit dans la rue? » Ensuite, en parlant de la performance, il faut dire que cela fait longtemps que les performances de femmes que nous voyons dans les rues sont largement plus avancées que nos créations artistiques. Regarde le cas des Filles de l’avenue de la Révolution. Aujourd’hui, après cinq ans, quand on regarde ce que Vida Movahed a fait, cela nous donne des frissons. Cette image, qu’elle a créée en montant sur un boîtier électrique en pleine avenue de la Révolution pendant l’heure de pointe et en brandissant son foulard sur un bâtonnet devant les yeux ahuris des passant·es, est un exemple sublime de ce qu’est un corps féminin politisé. Ce corps, avec sa performance, a tout d’abord affecté l’architecture et l’aménagement urbains. À Téhéran, tu ne vois plus de boîtiers électriques avec une surface supérieure plate. Ils ont tous été modifiés pour que personne ne puisse les utiliser comme des estrades urbaines.

Vida Movahed, militante contre le port obligatoire du voile, montée sur un boîtier électrique et brandissant son foulard devant le regard ahuri des passant·es. Avenue de la Révolution, Téhéran (Iran), 2017.

Photographie tirée des réseaux sociaux.

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En plus, l’image que Movahed a créée est restée gravée dans l’esprit des citoyen·nes comme étant dénonciatrice de l’injustice infligée aux femmes. J’irai même plus loin en affirmant qu’elle est devenue l’image d’une Antigone iranienne qui résiste à la loi injuste de la cité. De la même manière, les jeunes filles qui montent aujourd’hui sur de grandes poubelles urbaines en brandissant leurs foulards sont nos Antigone qui occupent les espaces publics de la cité et dénoncent l’injustice.

Aucune conception ou création artistique ne peut rendre compte de ces images. Notre scène théâtrale conventionnelle n’a plus rien à dire, car tout ce qu’elle peut dire serait de l’ordre de la représentation esthétisante. C’est là que je reviens à la légende que Golestani a écrite pour la vidéo : « Le spectacle finit et la vérité se dénude ». Autrement dit, la « représentation » est désormais impossible. Cette vidéo est une tentative (réussie ou non, je ne sais pas!) de répondre à ce dilemme existentiel d’être artiste de théâtre en Iran aujourd’hui.

Quand le mouvement de Mahsa Amini a commencé, avec nos ami·es de théâtre, nous avons amorcé des rencontres régulières. Nous y discutions de cette question épineuse : « Que peut-on ou doit-on faire maintenant? »

On a pensé à une communication publique. Nous avons rédigé un texte sur lequel nous étions tous·tes d’accord, mais avant même qu’on puisse le rendre public, nous avons été contacté·es par le ministère du Renseignement qui nous a menacé·es d’arrestation si on le publiait. Dans cette communication non publiée, on disait qu’on ne se résignerait plus à toute forme de censure imposée par toute instance politique ou idéologique et qu’on ne reviendrait plus sur les scènes tant qu’il y aurait de la censure, puisque désormais tout lieu, tout espace serait notre scène. Notre vidéo est le résultat de ces idées.

M. Z. : La vidéo est donc le fruit d’un long processus de discussions et de tâtonnements que vous avez mené en vue d’accompagner la rue. Vous vous êtes dit que cette fois, il serait impossible de rester à la traîne de la société.

H. P. : Oui, effectivement. La vidéo est une réponse possible à ce que peut être le théâtre dans l’Iran post-Mahsa. Pourtant, le processus derrière ce travail est plus important que le résultat. Nous avons essayé de nous mettre dans la peau de la citoyenne et du citoyen et de réfléchir collectivement à ce qu’on pouvait faire. Ainsi, le processus s’est transformé en un exercice participatif et horizontal. C’était un « être et agir ensemble » dans lequel nous étions tous·tes, les un·es à côté des autres, dans une position égale. Nous étions, femmes et hommes, des êtres humains qui aspirions à la révolte et à l’émancipation.

M. Z. : Si je te demandais de définir cette vidéo sur le plan artistique, comment l’appellerais-tu?

H. P. : Je pourrais la désigner en tant que performance, vidéoperformance, théâtre en ligne, ou tout autre terme renvoyant au fait de performer quelque chose de manière vivante. Mais ces étiquettes n’importent guère. Ce qui compte, c’est l’interaction qui s’est formée et a mûri entre nous pendant le processus de création.

Cela fait plus de quinze ans que je ne travaille plus dans un cadre hiérarchique. Je ne me mets pas dans la peau d’un·e metteur·e en scène qui crée ce qu’il·elle a en tête. Je vois notre travail théâtral comme un exercice d’être ensemble dans un processus démocratique (dont nous avons toujours été privé·es sous le système totalitaire de la République islamique). Personne n’est plus important qu’un·e autre. Le travail final doit refléter les voix de tous·tes.

Cette méthode est un dialogue continu que nous ne dissimulons pas dans le travail final, même si cela peut parfois donner une impression de non-professionnalisme. Le·la spectateur·trice voit ce processus dialogique, puis entre lui·elle-même dans un nouveau dialogue avec nous.

La vidéo est le résultat d’un tel processus où un dialogue continu et parfois tendu s’est déroulé entre tous·tes les membres du groupe. Nous avons essayé de nous écouter les un·es les autres, de dialoguer, de nous réunir ou même, dans certains cas, de nous désunir.

M. Z. : C’est bien visible dans tous vos spectacles. Vous ne montrez pas seulement un résultat final bien rodé, bien peaufiné : vous montrez aussi vos brouillons. C’est comme un palimpseste à travers lequel le·la spectateur·trice peut observer les différentes couches du processus de création, quitte à ce que le résultat final soit rempli d’imperfections. Quant à la vidéo, vous y laissez voir le processus de réflexion qui, comme vous venez de le dire, a été difficile, puisqu’il était question du statut même de l’artiste de théâtre aujourd’hui en Iran.

H. P. : La question de ce que nous, les artistes de théâtre, pouvons faire face à la situation sociale en Iran a été une polémique brûlante. Nous vivons dans une société en crise permanente; cette crise est sociale, politique, économique, environnementale, etc. Nous nous interrogeons donc de manière permanente sur notre relation avec une situation sociale en bouleversement permanent. Ainsi, nous sommes constamment confronté·es à ces questions existentielles : « À quoi cela sert-il de faire du théâtre en Iran? » et « Quelle est la pertinence du théâtre? ». Dans des périodes de mouvements de contestation massifs comme maintenant, ces questions se posent plus profondément, d’autant plus que cette fois, rien n’est prévisible ni pour la société ni pour le régime. On est donc dans une remise en question constante de notre travail. Je crois que tous·tes les Iranien·nes vivent cette même situation d’imprévisibilité. Tous les jours, on se réveille, et avant même de sortir du lit, on parcourt les dernières nouvelles et on s’attend au pire, et ce, jusqu’à la nuit.

M. Z. : Justement, cette imprévisibilité de la vie sociale et cette interrogation permanente sur la pertinence du théâtre distinguent le statut de l’artiste de théâtre en Iran et celui de l’artiste dans des démocraties occidentales. Pour ce dernier ou cette dernière, la prévisibilité de la vie fait partie de son mode de vie. Il·elle planifie à long terme ses projets, créations et tournées. Alors que nous, en Iran, nous sommes obligé·es de vivre dans l’instant immédiat. À chaque instant, nous devons redéfinir notre rapport à la société. C’est pourquoi lorsque le soulèvement de Mahsa a commencé, vous vous êtes retrouvé·es dans l’urgence de redéfinir vos rapports à la situation sociale. Vous avez réfléchi et tenté une multitude d’idées pour finalement arriver à celle des « regards rivés vers la caméra dans un silence absolu ».

H. P. : Puisqu’aucun mot, aucune parole, aucune tentative d’explication dramaturgique, aucun récit narratif ne peut rendre compte des actes de courage quotidiens des femmes iraniennes dans les rues face à toutes ces forces de répressions omniprésentes. Regarde toutes ces femmes qui défilent tous les jours dans les rues de Téhéran sans foulard, sous les yeux des forces de répression armées. Rien que par la présence audacieuse de leurs corps, elles paralysent ces hommes corpulents, vêtus d’habits qui les assimilent à des machines de violence. Comment le théâtre peut-il représenter cette image créée par les femmes?

Même si nous nous efforcions de la représenter sur scène par tous les moyens dramaturgiques dont nous disposions et même si nous y parvenions à un certain degré, il y aurait une conséquence importante qu’il faudrait absolument éviter : la normalisation de la situation. Toute tentative de représenter théâtralement la réalité actuelle reviendrait inévitablement à la normaliser. Or rien ne doit être normalisant, surtout le théâtre. Après tout ce qu’on a vécu depuis la mort de Mahsa, personne ne peut continuer à vivre comme avant.

Après tous les moments de crise que nous avons connus depuis quelques années, nous sommes revenu·es à la vie normale. Je pense à la répression sanglante du mouvement vert en 2009 ainsi qu’aux mouvements de janvier 2017 et de novembre 2019, à la crise sanitaire de la COVID-19, pendant laquelle le régime a tardé à importer des vaccins – ce qui a coûté la vie à plusieurs milliers d’Iranien·nes –, à l’avion ukrainien abattu par des missiles des Gardiens de la Révolution, à la grande sécheresse et à la crise de l’eau potable dans la province de Khuzestan ainsi qu’à l’effondrement de la tour Métropole à Abādān. Après toutes ces catastrophes, nous sommes revenu·es à la vie normale. Il faut s’arrêter à un moment et dire : « Non! Nous n’en pouvons plus et la vie ne peut plus être comme avant ».

Le théâtre en Iran post-Mahsa : fini la représentation, récupérons la rue!

Le dernier travail artistique de Pourazari est une courte vidéo, d’une durée d’à peine une minute, qu’il a cocréée avec Golestani[4]. Le 27 novembre 2022, en plein soulèvement populaire déclenché par la mort de la jeune femme Mahsa Amini, en détention par la police morale pour avoir porté des vêtements jugés « inappropriés », la vidéo est simultanément diffusée sur les comptes Instagram des deux artistes.

Des femmes, dansant, enlèvent leurs foulards et les jettent dans le feu en signe de contestation contre le voile obligatoire. Sari (Iran), 2022.

Vidéo publiée sur les comptes Instagram d’Hamid Pourazari et de Soheila Golestani.

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Dans un parc public, aux pieds d’escaliers formant une sorte de gradin, nous voyons Pourazari se tenir debout sur une marche à gauche du cadre. Mains dans les poches, habillé en noir, il regarde la caméra d’un air à la fois nonchalant et chagriné. Puis Golestani, cheveux courts, dévoilée et vêtue de noir, entre d’un pas lent et élégant dans le cadre, se place au centre, se tourne et fixe la caméra d’un regard déterminé. Entrent ensuite, de la même manière, de jeunes hommes et femmes dévoilé·es et habillé·es en noir. Remplissant le cadre dans un silence pesant, il·elles s’installent sur les marches et fixent la caméra à leur tour du même regard déterminé, défiant et teinté de chagrin. La pesanteur de leur regard et de leur silence absolu s’accentue à mesure qu’il·elles s’immobilisent, durant une vingtaine de secondes, tenant la même posture déterminée et défiante. L’image s’estompe dans le noir, laissant ainsi le·la spectateur·trice immobilisé·e par ce tableau vivant et incisif.

La vidéo est accompagnée d’une courte légende : « Le spectacle finit et la vérité se dénude. Nos vrai·es protagonistes sont les gens anonymes. Nous ne rayons pas nos erreurs. Nous continuons à nous entraîner et à apprendre. Il reste beaucoup à parcourir et notre espoir est immense ». Ce texte est accompagné des hashtags « Nous_sommes_tous·tes_ensemble », « Mahsa_Amini », « Femme_Vie_Liberté », « Baloutchistan » et « Kurdistan[5] ».

Aussitôt diffusée sur les pages Instagram de Pourazari et de Golestani, la vidéo devient virale. Le lendemain, les deux artistes sont arrêté·es dans leurs maisons respectives par des agents du ministère du Renseignement. Pourtant, cette arrestation n’est pas la fin de cette performance, puisqu’elle provoque une vague de vidéos similaires créées par des groupes d’artistes ou d’étudiant·es du monde entier. Parmi les reproductions les plus diffusées, mentionnons celle où un groupe d’artistes inconnu·es, la tête et le visage entièrement bandés et habillé·es en noir, reconstruisent la performance dans le même parc et devant les mêmes escaliers; celle où des étudiant·es de l’Université d’art de Téhéran reproduisent le tableau à l’intérieur du campus universitaire; et des vidéos partagées sur les réseaux sociaux dans lesquelles des étudiant·es en art d’universités européennes (dont roumaines et allemandes) reconstruisent les gestes de Pourazari, de Golestani et de leur groupe en signe de solidarité avec le mouvement de contestation iranien. La plupart de ces vidéos sont accompagnées de la même légende : « Le spectacle finit et la vérité se dénude ».

Pourquoi, après plus de vingt ans de carrière théâtrale riche et constante, Pourazari annonce-t-il la « fin du spectacle »? Comment faut-il comprendre ce parti pris si radicalement différent de celui qui l’inspirait jusqu’alors, à savoir de se procurer les moyens de faire du théâtre dans les failles et les brèches du système de contrôle et de censure imposé par le pouvoir en place? Pour répondre à ces questions, force est de retracer d’abord le parcours artistique hors norme de Pourazari et de mettre en exergue l’empreinte significative que son travail a laissée sur la place du théâtre iranien au sein de la ville et de la société. Nous montrerons ensuite que la vidéo de Pourazari et de Golestani va bien au-delà d’un acte audacieux qui enfreint ouvertement l’une des principales lignes rouges du régime iranien, c’est-à-dire l’obligation du hijab, dans une conjoncture sociopolitique particulièrement agitée. Elle annonce un changement de paradigme important dans le théâtre iranien. Il s’agit d’une nouvelle ère où le rapport du théâtre à la société, à la ville et au pouvoir en particulier a définitivement changé.

Fini les salles de théâtre, place aux espaces urbains vacants!

Metteur en scène confirmé et lauréat de plusieurs festivals nationaux, Hamid Pourazari commence sa carrière artistique à la fin des années 1990, époque d’ouverture artistique et culturelle sous le gouvernement réformateur de Mohammad Khatami[6]. L’oeuvre de Pourazari, fusionnant des éléments tirés de traditions spectaculaires iraniennes et de la dramaturgie moderne, fait de lui une figure prometteuse de la scène iranienne. Pourtant, l’arrivée au pouvoir, en 2005, de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad plonge le milieu artistique, en l’occurrence théâtral, dans une période d’incertitude et de censure intensifiées. La nouvelle politique culturelle veut rétablir l’ordre idéologique et répressif de l’ère pré-réformes. Tout comme nombre d’artistes, Pourazari se voit dans l’obligation de faire son choix entre continuer à travailler dans le cadre institutionnel, en se résignant à une censure de plus en plus omniprésente et agressive, ou trouver une voie alternative en dehors des structures officielles. Il ne tarde pas à quitter définitivement les salles.

L’occasion se présente en 2008, quand il est invité par Shahram Karami, artiste de théâtre récemment nommé directeur artistique du Centre culturel de Bahman au sud de Téhéran, à organiser des ateliers de théâtre. Bahman, l’ancien abattoir de la ville converti en 1991 en premier Farhangsarā (centre culturel municipal) de la capitale, se situe dans l’un des quartiers les plus défavorisés et malfamés de la capitale du fait du taux élevé de délinquance et de son passé comme quartier de Koshtargāh (l’abattoir). De ces ateliers naît le collectif des Pieds nus. En persan, être pāpati (pieds nus) sous-entend avoir un statut social marginal, démuni ou opprimé. Le choix de ce terme correspond manifestement au parti pris de Pourazari en faveur d’un théâtre au service de causes sociales, parti pris qui explique que le collectif soit principalement constitué d’adolescent·es et de jeunes amateur·trices de théâtre issu·es de milieux ouvriers et immigrants. Plus tard, il·elles obtiendront une reconnaissance dans le milieu théâtral en tant que premier groupe de théâtre iranien à travailler systématiquement en dehors des salles institutionnelles.

Les Pieds nus occupent un hangar désaffecté à Bahman et y créent deux spectacles : Oedipe et Le cercle de craie. Le processus de création que les Pieds nus développent à Bahman se base sur deux éléments principaux : 1) l’occupation et la réappropriation de l’espace de manière à en faire l’élément principal de leur dramaturgie; 2) l’écriture de plateau et l’implication non hiérarchique de tous·tes les membres du collectif afin de donner à ces dernier·ères une voix et un moyen d’expression.

Le cercle de craie, avec une vingtaine de comédien·nes des Pieds nus dans une scène de tribunal. Hangar de Bahman, Téhéran (Iran), 2011.

Photographie de Nima Maghsoudi.

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Le hangar occupé par les Pieds nus était à la base l’ancienne salle de découpe des dépouilles animales de l’abattoir. Elle a été convertie en espace d’exposition avant d’être abandonnée pendant plusieurs années. Lorsque le collectif s’y installe, il investit un espace vacant qui porte toujours les empreintes de ses affectations et usages passés. Pourazari décrit l’expérience de travailler dans ce hangar comme celle d’« être débarqué dans un îlot oublié et abandonné en pleine ville » où les Pieds nus auraient la possibilité de construire leur propre espace tout en se libérant de « toutes les peurs et contraintes des salles de théâtre et d’imaginer un autre monde, un autre mode de faire du théâtre[7] » (entretien du 8 février 2017). Cela reconfirme l’ambition de Pourazari de faire de la pratique théâtrale une expérience de construction collective, celle d’un univers qui ne rentre pas dans les codes théâtraux conventionnels et institutionnels.

Ainsi, les Pieds nus s’engagent dans leur premier projet, Oedipe. Au fil du processus de création, il·elles réaménagent, modifient et se réapproprient le hangar, si bien que la création du spectacle et la reconversion de l’espace sont inextricables : « l’espace est recréé », dit Pourazari, « pour et par le spectacle de sorte que nous avons créé notre propre Oedipe qui n’aurait pu être créé et présenté nulle part ailleurs. Il en va de même pour Le cercle de craie » (idem).

Dans les deux spectacles, les pièces originales, c’est-à-dire Oedipe (429 av. J.-C.) de Sophocle et Le cercle de craie caucasien (1948) de Bertolt Brecht, constituent le point de départ. Au cours des processus de création intenses, qui durent plusieurs mois, les textes originaux sont fragmentés, modifiés, réécrits et adaptés à travers un travail d’écriture de plateau basé sur des improvisations. Nashmineh Norouzi, dramaturge des Pieds nus, décrit cette méthode de création comme suit :

Nous, les dramaturges, Mohammad Vafajoui et moi, mettions d’abord la pièce en fragments. Pour chaque fragment, nous écrivions un premier jet à partir duquel les performeur·euses improvisaient. Nous prenions des notes, des photos et des vidéos qui nous permettaient de réécrire la scène pour la soumettre encore une fois à l’improvisation. Les réécritures et les improvisations se poursuivaient jusqu’à ce que tout le monde en soit satisfait. Nous arrivions finalement à une version convaincante pour nous, dramaturges, pour Pourazari en tant que metteur en scène et, surtout, pour les performeur·euses. Nous devions donner à ces dernier·ères le sentiment qu’il·elles étaient là pour eux·elles-mêmes et non pour nous servir comme s’il·elles étaient nos instruments. Pourazari restait toujours ouvert à toutes leurs propositions. Il ne les jugeait pas. Il essayait de les aider à se corriger, à progresser et à laisser aller leur créativité. En tant que dramaturges, nous devions aussi être flexibles pour pouvoir les accompagner. Nous nous adaptions à leur rythme, quitte à ce que le résultat final, ce qui allait être joué sur scène, soit incohérent et critiquable d’un point de vue théâtral et dramatique

(entretien du 17 août 2018).

De cette description, nous pouvons bien comprendre pourquoi les spectacles finalement présentés au public maintiennent un caractère « imparfait » ou « incohérent ».

Oedipe est l’histoire d’un messager à moto chargé de livrer un colis. Après des mésaventures, il finit par livrer le colis au destinataire, lequel est Oedipe. En ouvrant le colis, celui-ci y trouve deux crochets. Il en choisit un et se l’enfonce dans les yeux. L’histoire du messager est entrecoupée de scènes et de chansons présentées dans les différents espaces du hangar sans avoir de lien direct évident avec la trame narrative. Le spectacle est comme un casse-tête dont les morceaux sont disposés de manière non linéaire dans le temps. Il incombe au·à la spectateur·trice de reconstruire le récit. Pourtant, les pièces de ce casse-tête ne sont pas toutes parfaitement compatibles les unes avec les autres. Le tableau qui se forme à la fin a des pièces manquantes, et certaines sont répétitives ou sans lien avec les autres.

Dans Le cercle de craie, la trame narrative de la pièce brechtienne est maintenue, bien qu’elle soit fragmentée et réagencée par des mises en abyme, une distanciation et des microhistoires. Celles-ci s’entrecroisent et s’interrompent sans être nécessairement complémentaires, ni même liées les unes aux autres ou avec le récit principal. La logique de la narration est alors celle du morcellement et de l’incohérence.

Pourazari décrit les processus de création d’Oedipe et du Cercle de craie comme une expérience de « vivre ensemble pour construire collectivement un espace et des spectacles » (entretien du 8 février 2017). Elle s’avère d’autant plus complexe et unique quand on se rend compte de l’envergure du projet. En octobre 2009, lorsque le collectif présente Oedipe, il comprend une cinquantaine de membres dont une trentaine jouent sur scène. Plus d’un an après, en février 2011, le collectif compte une centaine de membres dont environ quatre-vingts jouent dans Le cercle de craie. Or, en dépit de la taille importante du groupe et du profil social très hétérogène de ses membres, Pourazari assume le principe de la construction et de la création collectives :

Pendant tout le processus de création, nous avons essayé de mettre de côté nos peurs et nos complexes liés à nos origines sociales. Nous avions un espace à reconstruire et à rendre nôtre. Pour cela, chacun·e devait prendre part aux travaux de modification de l’espace, qu’il·elle soit fille ou garçon, adolescent·e ou plus âgé·e, issu·e d’une famille pauvre ou aisée, éduqué·e et expérimenté·e en théâtre ou amateur·trice et novice. Quant à la création, tout le monde devait être présent et impliqué dans toutes les répétitions et avoir des répliques et des rôles actifs dans les spectacles. Personne ne devait se sentir comme secondaire ou figurant

(idem).

Ainsi, la construction et la création collectives deviennent des moyens d’émancipation et d’expression pour celles et ceux qui n’ont ni d’espace ni de voix dans la société. Le hangar de Bahman fonctionne alors comme une « brèche », un « interstice » (Nicolas-Le Strat, 2009 : 13-39) urbain laissé temporairement vacant et dont s’emparent des « sans-voix » de la ville pour s’y faire entendre et voir. Ce caractère interstitiel du hangar de Bahman émane de son double statut contradictoire. D’une part, il fait partie des locaux de l’un des plus grands et importants centres culturels de la ville, si bien qu’il est censé être soumis à une régulation stricte et à un contrôle permanent. D’autre part, le hangar est un espace abandonné en attente d’une nouvelle affectation, ce qui explique que la régulation et le contrôle y soient temporairement allégés, voire suspendus.

Le cercle de craie, avec des comédien·nes des Pieds nus. Sont également visibles les deux gradins mobiles sur lesquels les spectateur·trices sont assis·es. On voit également Hamid Pourazari dans une posture penchée vers l’avant. Hangar de Bahman, Téhéran (Iran), 2011.

Photographie de Nima Maghsoudi.

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C’est cet entre-deux qui permet à Pourazari et à son collectif de créer, ne serait-ce que pour une période limitée de deux ans, leur propre espace, et d’y instaurer leurs propres codes. Si nous empruntons les notions de « stratégie » et de « tactique » développées par le philosophe français Michel de Certeau, la démarche des Pieds nus à Bahman peut être conceptualisée comme une « tactique de survie, de résistance et de transgression » (1990 [1980] : 61-62) développée au sein de brèches et d’interstices de la stratégie sociospatiale dominante. Pour de Certeau, la stratégie est la manière dont les forces dominantes spatialisent leur pouvoir : la façon dont elles circonscrivent, catégorisent, divisent, surveillent et régulent l’espace ainsi que les utilisations qui en sont faites. Or la tactique est le moyen pour les dominé·es de défier la stratégie. Elle fonctionne selon la « loi de l’opportunité » et la « logique de braconnage » (ibid. : 61) dans la mesure où elle s’empare des possibilités provisoires qu’offrent les failles qu’une conjoncture particulière ouvre dans le contrôle et la surveillance de l’espace. Dès lors, la tactique consiste en différentes formes d’usage, d’occupation, d’appropriation et de mobilité qui perturbent et brouillent les catégorisations et les divisions de l’espace, subvertissant ainsi la rationalité de l’espace telle qu’elle est mise en place par la stratégie dominante.

Par conséquent, la construction et la création collectives telles qu’elles ont été détaillées plus haut sont les tactiques que Pourazari et les Pieds nus développent dans l’espace interstitiel du hangar de Bahman. En 2011, après le grand succès rencontré par Oedipe et Le cercle de craie, le collectif prépare un nouveau projet. Or les autorités municipales ne cachent pas leurs soupçons ni leur mécontentement vis-à-vis de l’envergure que le projet de Pourazari a prise, alors qu’il était, au départ, censé être un atelier de théâtre pour les jeunes du quartier. Le hangar est récupéré, et les Pieds nus se voient privé·es de l’espace qu’il·elles ont reconstruit et dans lequel il·elles ont vécu pendant deux ans. La brèche se referme et l’ordre de la stratégie se rétablit.

À l’été 2010, les universités iraniennes sont toujours la scène des contestations étudiantes qui ont commencé un an plus tôt. En juin 2009, des soupçons de fraudes massives dans l’élection présidentielle en faveur du candidat ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad ont déclenché un mouvement de contestation, baptisé le « Mouvement vert », qui a secoué le pays pendant plus de deux ans. Les étudiant·es, acteur·trices majeur·es de cette révolte, ont été sévèrement réprimé·es par les forces de l’ordre. Dans une telle conjoncture, Pourazari se sert de ses ateliers annuels de théâtre avec un groupe d’étudiant·es de l’Université technologique d’Amir Kabir de Téhéran pour monter un projet. Amir Kabir a toujours été le lieu de mouvements étudiants contestataires parmi les plus actifs du pays, d’où la présence d’une surveillance intense sur le campus.

En août 2010, Pourazari et les Pieds nus, accompagné·es d’étudiant·es de l’Université technologique, présentent Doré do farmoun (Le demi-tour) dans un cadre urbain et architectural insolite, à savoir un stationnement circulaire à étages et ses espaces connexes, situés au sein du campus. Il s’agit d’un lieu que Pourazari décrit comme « sauvage, débridé et imposant de par son architecture circulaire et tout en béton, et [qui comprend] aussi nombre d’espaces et locaux délaissés, sans affectation particulière et plein de débris » (entretien du 8 février 2017).

Le demi-tour, avec des spectateur·trices et des comédien·nes circulant dans les différents étages du stationnement circulaire où se déroule le spectacle. Stationnement de l’Université technologique d’Amir Kabir, Téhéran (Iran), 2010.

Photographie de Soroush Milanizadeh.

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Le demi-tour porte sur l’expérience de la répression politique telle que la vivent les étudiant·es des universités iraniennes. Les spectateur·trices sont invité·es, au cours de la représentation, à participer activement aux treize épisodes reconstruisant l’expérience de l’oppression dans la vie quotidienne des campus. Les épisodes se déroulent simultanément dans des voitures et différents espaces et recoins du stationnement circulaire et de ses abords. L’itinérance dans l’espace, la participation et l’intervention du public dans le déroulement du spectacle ainsi que les chevauchements entre les parcours des épisodes rendent ce lieu, avec son architecture et son agencement spatial inédits, l’élément principal du spectacle.

Le demi-tour, avec un comédien qui guette les spectateur·trices. Stationnement de l’Université technologique d’Amir Kabir, Téhéran (Iran), 2010.

Photographie de Soroush Milanizadeh.

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Or, avec le succès critique et public du spectacle, la réaction des autorités universitaires ne tarde pas. Le département de sécurité de l’Université technologique prétexte, rapporte Pourazari, les « perturbations que le spectacle crée dans la vie étudiante au sein du campus » (idem) pour suspendre précocement les représentations avant d’annuler définitivement l’autorisation accordée aux artistes. Tout comme dans le cas du hangar de Bahman, l’interstice qui s’était brièvement formé dans un environnement hautement surveillé se referme.

En 2013, les Pieds nus créent Zafar, avenue de Nāji, boulevard de Minā dans les espaces et locaux de la Mohsen Gallery ainsi que dans les rues environnantes. Contrairement à leurs lieux de travail précédents, Bahman et le stationnement de l’Université technologique d’Amir Kabir, la Mohsen Gallery ne se situe pas dans un quartier défavorisé ou malfamé ni dans un tissu culturel ou universitaire central. Elle se trouve dans un quartier aisé et résidentiel de la capitale iranienne.

Néanmoins, Zafar s’inscrit toujours dans la lignée des expériences précédentes de Pourazari du fait de l’importance de l’architecture, de l’itinérance dans l’espace et de l’interaction avec le public. Or c’est également un projet qui court des risques liés aux lignes rouges de la censure. Le spectacle a lieu dans une galerie; il n’a donc pas à obtenir d’autorisation pour autant qu’il n’y ait pas de billetterie[8]. Néanmoins, sous l’égide de la Mohsen Gallery, une billetterie publique est ouverte. Lorsque les spectateur·trices entrent dans le bâtiment, il·elles se retrouvent tout à coup au milieu d’une soirée dansante avec des effets lumineux semblables à ceux des fêtes bruyantes que la jeunesse iranienne organise dans des maisons et appartements privés. Ces fêtes domestiques sont souvent ciblées par les interventions de la police morale en raison de la mixité entre hommes et femmes, ainsi que du service de boissons alcoolisées.

Au cours du spectacle, la soirée dansante se transforme en scènes se déroulant dans différentes parties de la galerie. Les spectateur·trices se déplacent et suivent les histoires dont certaines se prolongent jusque dans la rue, voire à l’intérieur des deux à trois voitures qui circulent dans le quartier. Zafar, explique Pourazari, est une expérience immersive qui invite les spectateur·trices à vivre l’univers de la jeunesse iranienne, un univers qui est « d’un côté réel, concret et ancré dans une ville, Téhéran, et de l’autre, cauchemardesque en raison des pressions sociales et politiques que les jeunes subissent plus que tout autre groupe social » (idem). Cette expérience se voit d’ailleurs plusieurs fois interrompue par l’intervention de la police morale[9]. Ces épisodes rendent encore plus poreuse et embrouillée la frontière entre l’univers du spectacle et la réalité immédiate de la ville qui l’entoure.

En 2015, Pourazari met en scène L’an-seconde sur le terrain de tennis du palais-musée Sa’ad Ābād, le palais estival du shah d’Iran transformé en musée après la révolution de 1979. Le site se trouve dans un quartier aisé de la capitale où habitent notamment des haut·es fonctionnaires et dignitaires du régime iranien. Le ministère du Patrimoine national apporte son soutien au projet et propose à Pourazari de le jouer au palais-musée. Le collectif choisit le terrain de tennis, et le spectacle est créé en fonction des caractéristiques de l’espace. Le processus de création dure un an, au cours duquel Norouzi réécrit le texte cent-trente-cinq fois :

Nous étions dans une partie de la ville qui nous était étrangère avec ses grandes villas protégées où vivaient des gens liés au pouvoir ou des familles très aisées. Même notre public était différent. Nous avions aussi bien nos spectateur·trices habituel·les que d’autres qui venaient voir un spectacle pour la première fois de leur vie. Il y avait aussi des gens du quartier et même des politiciens ou certains députés nationaux. Contrairement à nos spectacles précédents, nous n’avions aucun ennui au sujet de la censure ou des autorisations. Cela nous a étonné·es, car le spectacle était très critique. Dix femmes étaient sur la scène et racontaient des fragments de leurs vies et de leurs souffrances en tant que femmes iraniennes

(entretien du 17 août 2018).

En 2015, l’ONG Omid Foundation, dont l’objectif est l’émancipation de jeunes femmes en situation de précarité ou de marginalité sociale, invite les Pieds nus à mettre en oeuvre des ateliers visant à offrir un espace d’expression théâtrale à de jeunes femmes immigrées d’origine afghane soutenues par la fondation. Pourazari choisit de mener les ateliers, le processus de création et les représentations dans les locaux mêmes de la fondation où ces jeunes Afghanes passent toute leur journée, suivent des formations et travaillent. Le projet, démarré en mai 2015, aboutit à la création d’un spectacle intitulé Lorsque…, présenté durant les mois de juin et juillet 2016 dans la cour couverte du bâtiment du siège de l’ONG convertie par le groupe en espace de représentation. Au cours du processus de création, de jeunes immigrées sont amenées « à découvrir le théâtre », pour reprendre les mots de Nourouzi, « comme un langage leur permettant de trouver une voix et de s’exprimer » (idem). Nafiseh Azad, sociologue accompagnant Hamid Pourazari en tant que directrice du projet, souligne le rôle primordial que joue le lieu de la création et de la représentation dans ce processus d’autonomisation :

Dans tous ses projets, Pourazari n’amène pas les gens marginaux et sans voix avec qui il travaille dans les salles de théâtre ou dans les espaces qui ne leur appartiennent pas. Accompagné de son équipe, il se déplace et s’installe dans les lieux et les zones de la ville qui appartiennent à ces gens-là. Dans Lorsque…, il va beaucoup plus loin. Il travaille avec de jeunes femmes afghanes dont certaines ont subi des traumatismes tels que des viols et des violences familiales; d’autres ont été exposées à des dommages sociaux. Il y en a aussi qui ont fui leurs familles trop rigoristes et traditionnelles, et il y a même des sans-papiers. Dans tous les cas, passer toute sa journée à la fondation est pour elles le seul moyen de trouver un refuge, une protection et une intimité contre le monde extérieur. Et Pourazari entre, place son travail et invite les spectateur·trices à venir à l’intérieur d’un tel espace

(entretien du 18 septembre 2018).

Lorsque… connaît un succès critique. Pourazari reçoit des propositions venant de salles de théâtre l’invitant à reprendre les représentations dans l’une des grandes salles de Téhéran : « Je n’en ai accepté aucune. Lorsque… ne pouvait être joué nulle part ailleurs. Je ne voulais pas dépayser ces femmes et les emmener sur les grandes scènes où elles n’auraient été vues que comme des objets de pitié. C’est ce que j’ai beaucoup essayé de ne pas faire » (entretien du 8 février 2017).

Halé Hin Han [Halā] est présenté en décembre 2019 au manoir Roub-é-Rou. Leili Rachidi, artiste de théâtre connue, accompagne le collectif dans ce projet en tant que cometteure en scène. Le manoir Rou-bé-Rou se situe dans une ancienne maison historique, convertie en centre culturel au centre de Téhéran. Pourazari collabore depuis longtemps avec l’institut comme artiste associé et programmateur. Pendant ce temps, il en fait un espace pour l’art alternatif. Dans Halé…, Pourazari et Rachidi transforment tous les locaux et recoins du manoir en espaces de jeu et invitent ainsi le public à une expérience à la fois spatiale et dramaturgique. Au fil d’un parcours de quatre heures, les spectateur·trices sont invité·es à une immersion dans différentes facettes de la violence du système scolaire en Iran, laquelle se reproduit inlassablement au sein d’une société iranienne elle-même aux prises avec un système politique autoritaire. Halé… reste, jusqu’à ce jour, la dernière création des Pieds nus. Le manoir Rou-bé-Rou, quant à lui, est régulièrement sujet à des contrôles, des avertissements, voire des fermetures temporaires par les autorités culturelles et policières en raison de sa programmation centrée sur des pratiques alternatives.

Halé Hin Han [Halā], avec trois comédiens attrapant un spectateur. Manoir Rou-bé-Rou, Téhéran (Iran), 2019.

Photographie de Sarah Saghafi.

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La fin de la représentation

Depuis le hangar de Bahman jusqu’au manoir Rou-bé-Rou, en passant par le stationnement à étages de l’Université technologique, le terrain de tennis du palais-musée Sa’ad Abad et la cour du bâtiment d’Omid Foundation, Pourazari et son collectif mettent l’espace, dans toutes ses dimensions sociales, politiques, urbaines et architecturales, au coeur de leur agenda théâtral. L’espace, tel qu’il·elles le conçoivent, leur permet de se faire une place et de survivre dans les brèches et les interstices d’un système de pouvoir autoritariste qui ne laisse aucun lieu sans surveillance généralisée.

Ce choix, cette manière de faire et de survivre est ce que de Certeau décrit comme la tactique ou l’« arme des faibles » (1990 [1980] : 60-62) face à la stratégie des dominant·es. Cette tactique ne veut pas affronter et encore moins combattre le pouvoir en place et ses stratégies. Elle n’a pas non plus l’ambition de le vaincre ou de prendre sa place. Elle veut seulement imaginer et vivre, ne serait-ce que provisoirement, une contre-expérience, un vécu autre que celui imposé par la stratégie des dominant·es. Autrement dit, elle ne nie pas celle-ci mais elle l’esquive, la contourne, la perturbe et la subvertit. Pour ce faire, comme nous venons de le voir avec les créations des Pieds nus, la démarche tactique s’approprie des espaces qui sont créés, aménagés et régulés par la stratégie. Elle en redéfinit, ne fût-ce que temporairement, l’architecture, l’usage et même le statut urbain, social et institutionnel avant d’en être expulsée et de partir à la recherche d’un autre espace.

Ce mode de vie interstitiel assure la survie des « faibles », en l’occurrence les Pieds nus, dans un environnement hostile, ici Téhéran sous la République islamique. Néanmoins, ce mode de vie nécessite une forme de coexistence, de compromis, d’entente ou de négociation, bien que ce soit à partir d’une position complètement inégale par rapport au pouvoir en place. Dans ce rapport, celui-ci a toujours le moyen d’annuler, de rejeter tout compromis et de bannir l’artiste et son travail de la sphère publique. Ainsi, l’artiste demeure toujours celui·celle qui guette une occasion, une brèche, un interstice laissé temporairement vacant, moins contrôlé ou moins régulé par le pouvoir. Dans un tel rapport de force, l’agentivité (agency) de l’artiste reste toujours dépendante des opportunités que lui laisse le pouvoir.

Or, depuis septembre 2022 et le mouvement de contestation déclenché par la mort de Mahsa Amini, ce sont effectivement ce mode de survie et de travail et ce rapport de force entre l’artiste et le pouvoir qui deviennent impossibles. L’artiste, en l’occurrence Pourazari, ne peut plus continuer sa vie interstitielle ni survivre grâce à ses tactiques. En d’autres termes, ce sont la coexistence, le compromis et la négociation avec la République islamique qui s’avèrent impossibles. Dès lors, et dans une perspective plus générale, c’est le théâtre en Iran, comme un art de chercher et de s’emparer de brèches pour s’y faire voir et entendre, qui devient impossible. D’une part, le régime iranien se mue progressivement en un système totalitaire, de plus en plus militarisé et homogène, qui veille à ne laisser aucune brèche ni aucun espace vacant dans la sphère publique. De l’autre, l’artiste ne voit plus aucun champ de dialogue ni d’entente avec le pouvoir. Dorénavant, il ne peut plus esquiver l’affrontement direct avec le pouvoir. Cette position vis-à-vis du régime iranien s’inscrit dans un contexte sociopolitique plus large. Depuis la mort de Mahsa Amini et l’émergence du mouvement Femme, Vie, Liberté, la société civile iranienne opte pour une confrontation frontale afin de reconquérir l’espace public, soumis à la stricte stratégie spatiale du pouvoir iranien. Force est de constater que ce combat frontal, principalement mené par des femmes dans les rues des villes iraniennes, revêt une importante dimension théâtrale et performative. À cet égard, rappelons entre autres ces scènes inédites de femmes dansant, enlevant et brûlant leur foulard en pleine manifestation, ou se coupant les cheveux en signe de deuil pour les victimes de la répression[10].

Soheila Golestani, Hamid Pourazari et des performeur·euses sans le voile obligatoire. Téhéran (Iran), 2022.

Vidéo publiée sur les comptes Instagram d’Hamid Pourazari et Soheila Golestani.

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Vive la rue!

Revenons à la légende de la vidéo publiée par Pourazari et Golestani : « Le spectacle finit et la vérité se dénude ». Au vu du parcours et des choix artistiques de Pourazari tels que nous venons de les exposer, cette phrase peut être entendue comme un manifeste annonçant une nouvelle ère pour le théâtre iranien. Les représentations théâtrales esthétisées et régulées, aussi bien par les contraintes des conventions théâtrales que par une censure intensifiée et agressive, ne peuvent plus saisir la réalité sociale et urbaine iranienne telle qu’elle se vit aujourd’hui dans les rues. Autrement dit, c’est la raison d’être ou la légitimité même de la représentation théâtrale en Iran qui est en cause. Dès lors, les postures et les regards défiants, déterminés et perçants de Pourazari, de Golestani et de leur groupe tels qu’ils se déploient dans la vidéo partagée sur leurs comptes Instagram sont un symbole éloquent. Il annonce que l’heure n’est plus celle du compromis et de la négociation avec le pouvoir, mais celle de la transgression, de la désobéissance, de la mise au défi et de la confrontation frontale.