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Turquie je t’aime, avec Alican Yücesoy, Defne Şener Günay, İrem Sultan Cengiz, Emre Koç et Damla Karaelmas. Théâtres municipaux de Bakırköy, Centre culturel Yunus Emre, Istanbul (Turquie), 2017.

Photographie d’Emrah Eren.

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Introduction

Depuis le début des années 2000, la Turquie est confrontée à une profonde mutation sociale, marquée par la montée de tensions politiques autour des lignes de fractures du pays et par de nouvelles articulations entre l’art et le politique. Le mouvement du théâtre alternatif, qui émerge à Istanbul durant cette période, joue un rôle central dans cette dynamique en mettant en récit et en scène les expériences des minorités ethniques, religieuses et sexuelles, longtemps invisibilisées dans l’espace public. Ces pratiques transforment la scène théâtrale en un espace de mémoire collective où des récits politiquement tabous peuvent être présentés, interrogés et négociés. Dans un contexte de restrictions croissantes de la liberté d’expression, ces théâtres deviennent des refuges pour les voix dissidentes et marginalisées.

L’évolution de cette scène théâtrale alternative s’accélère après le mouvement Gezi, en 2013, à un moment clé dans l’histoire contemporaine turque. Ce mouvement de protestation, déclenché pour sauver le parc Gezi à Istanbul, se transforme en une contestation nationale contre l’autoritarisme croissant du gouvernement. Les théâtres alternatifs, qui soutiennent ouvertement les manifestations, deviennent des lieux de réappropriation de l’espace public, non seulement à travers des performances artistiques, mais aussi par l’organisation d’ateliers, de séminaires, de concerts et de rencontres. Ces espaces de création deviennent des centres de sociabilité essentiels à la construction d’une communauté artistique et citoyenne.

Cependant, cette effervescence culturelle post-Gezi est rapidement confrontée à la répression de l’État. Le climat autoritaire qui s’installe après les manifestations entraîne non seulement la fermeture de nombreux théâtres, notamment ceux qui avaient soutenu le mouvement, mais aussi des coupures de subventions publiques et des transformations urbaines dans des quartiers comme Taksim. Malgré ces obstacles, les théâtres alternatifs continuent de s’adapter en créant des espaces mobiles et temporaires à travers la ville. Cette résilience témoigne de leur capacité à réinventer des formes d’expression artistique et à maintenir l’esprit contestataire de Gezi, même dans un environnement de plus en plus précaire.

Ceren Ercan, dramaturge, metteure en scène et écrivaine turque, s’inscrit pleinement dans cette dynamique du théâtre alternatif en Turquie. Depuis le début de sa carrière, elle interroge dans ses oeuvres les enjeux de l’appartenance, de la désappartenance et des tensions politiques contemporaines. Née à Istanbul en 1981, Ercan a étudié la dramaturgie et la critique théâtrale à l’Université d’Istanbul avant de poursuivre un master en cinéma à l’Université Marmara. En 2003, elle commence à travailler comme dramaturge aux Théâtres municipaux de Bakırköy, où elle se distingue par son approche innovante et son engagement artistique. Ercan est également cofondatrice du projet Yeni Metin Yeni Tiyatro (Nouveau Texte Nouveau Théâtre), un programme lancé en 2006 pour promouvoir la dramaturgie contemporaine en Turquie à travers des lectures scéniques et des ateliers d’écriture. Ce projet, devenu un espace clé de la création théâtrale turque, a formé plusieurs auteur·trices qui sont aujourd’hui des figures importantes de la scène contemporaine.

Parmi ses oeuvres les plus marquantes, on retrouve Çirkin İnsan Yavrusu (Le vilain petit humain) (2007), une pièce collective qui explore les polarités politiques de la vie quotidienne, et İstenmeyen (Persona non grata) (2013), une oeuvre présentée dans plusieurs festivals internationaux, notamment en Allemagne, à Paris et à New York. Sa Türkiye Üçlemesi (Trilogie de la Turquie) – composée des pièces Seni Seviyorum Türkiye (Turquie je t’aime) (2017), Berlin Zamanı (Le temps de Berlin) (2017) et Tahran Rüyası (Le rêve de Téhéran) (2019) – propose une réflexion profonde sur les enjeux politiques et identitaires de la Turquie contemporaine à travers des récits personnels et collectifs qui interrogent la notion d’appartenance.

Dans le contexte d’un régime de plus en plus autoritaire, Ercan utilise le théâtre comme outil pour donner voix aux récits contestés et aux minorités invisibilisées, en s’intéressant particulièrement au sentiment de désappartenance. Ce concept, central dans son oeuvre, reflète une réalité sociale complexe en Turquie, où de nombreuses personnes se sentent ostracisées ou exclues, que ce soit en raison de leur appartenance ethnique, religieuse, sexuelle ou politique. Ercan explore ce sentiment à travers des personnages qui cherchent à naviguer entre l’inclusion et l’exclusion, entre leur désir de s’intégrer et leur incapacité à se conformer aux normes sociales dominantes.

Cet article se propose d’examiner en détail certaines créations théâtrales d’Ercan en les situant dans le contexte politique et artistique de la Turquie contemporaine. Nous analyserons comment elle articule, à travers ses oeuvres, les questions de la désappartenance et de la marginalisation, tout en explorant les possibilités d’émancipation politique qu’elles offrent. En nous basant sur un entretien réalisé avec Ercan et sur des pièces telles que Le vilain petit humain, Persona non grata et Turquie je t’aime, nous suivrons son regard d’artiste et de femme queer dont les créations apportent un éclairage esthétique sur des enjeux politiques actuels en Turquie.

Afin de comprendre, dans leurs multiples dimensions, les créations théâtrales d’Ercan, nous examinerons d’abord le contexte artistique et politique dans lequel l’artiste se situe. Nous aborderons ensuite le sentiment de désappartenance en tant que concept clé de ses oeuvres avant d’évaluer comment ce dernier pourrait se transformer en agentivité publique. Nous adopterons un format inhabituel en intégrant un extrait de sa pièce Turquie je t’aime, que nous avons traduit de son texte original en turc dans l’objectif de familiariser les lecteur·trices francophones avec son oeuvre, uniquement accessible en turc pour le moment.

Situer le théâtre d’Ercan sur la scène du théâtre alternatif d’Istanbul

Depuis le début des années 2010, la scène dont Ercan fait partie est dénommée « scène du théâtre alternatif ». Le terme « alternatif » désigne ici l’espace où se déroule la pratique théâtrale. Contrairement aux scènes proscenium caractérisées par une séparation nette entre la scène et le public, les scènes alternatives convertissent des espaces qui ne sont pas conçus à l’origine pour être des théâtres de type « boîte noire ». Elles reconfigurent ainsi la relation au·à la spectateur·trice et à l’espace. La transformation de la forme et de l’architecture stimule de nouvelles façons de faire du théâtre. Cette forme de théâtre se caractérise par la proximité entre la scène et le public. Cette nouvelle forme architecturale a provoqué une transformation des sujets, des styles, du langage théâtral et de la dramaturgie.

Il n’est pas possible de classer la scène théâtrale alternative d’Istanbul en tant qu’entité homogène. Cependant, un point commun dans le contenu et la forme apparaît comme la mémoire collective et individuelle découlant de l’espace physique urbain. Les théâtres alternatifs deviennent des espaces de mémoire donnant de la visibilité aux récits contestés des minorités non reconnues dans la construction monolithique de l’État-nation, qui glorifie une identité turque, musulmane et néo-ottomane. Cette transformation est fortement liée à l’émergence d’une sphère intellectuelle engagée dans l’activisme pour les femmes, les LGBTIA+, les causes kurdes et arméniennes, l’antiguerre et l’altermondialisme.

GalataPerform est l’un de ces théâtres et a été fondé par la dramaturge, metteure en scène et actrice Yeşim Özsoy au premier étage d’un bâtiment historique du XIXe siècle, dans un ancien quartier de Taksim. Inspirée par les théâtres qu’elle a découverts à New York pendant ses études, Özsoy a créé ce théâtre de trente-cinq places en 2003 et il est resté ouvert jusqu’en 2021. Ceren Ercan, cofondatrice du projet Nouveau Texte Nouveau Théâtre avec Yeşim Özsoy et Mark Levitas, a dirigé ce projet au sein de GalataPerform. Ce projet a été lancé en 2006 et s’articule autour de deux axes : la traduction et la mise en scène, sous forme de théâtre-lecture, des pièces d’écrivain·es contemporain·es de théâtre en langue turque, ainsi que l’organisation d’ateliers d’écriture théâtrale. Ce projet annuel joue toujours un rôle central dans l’écriture du théâtre contemporain en Turquie.

C’est dans ce sillage que l’on pourrait situer la pièce Le vilain petit humain. Cette pièce est cocréée avec l’équipe L’entrepôt de spectacles dont Ercan est cofondatrice. L’équipe a été fondée en 2007 par cinq femmes : Ceren Ercan, la danseuse et chorégraphe Maral Ceranoğlu, ainsi que les actrices Yelda Baskın, Gülce Uğurlu et Elif Ürse. Elles définissaient leur point de départ comme le décalage entre l’actualité et ce qui est représenté sur la scène théâtrale contemporaine (Ercan, entretien du 15 mars 2023). Leur première création, Le vilain petit humain, inspirée du conte Le vilain petit canard d’Andersen, explore les impacts de la polarisation politique en Turquie sur la vie ordinaire. Ce spectacle rassemble trois personnages de femmes minorisées par la société. L’une est voilée, l’autre est kurde et la dernière est lesbienne. Elles sont montrées sur la scène dans leurs processus de construction identitaire ainsi que dans leurs luttes contre les préjugés auxquels elles font face. Une intersectionnalité apparaît dans leur rencontre avec les préjugés et interventions sociales, ce qui les fait sortir de leurs vies isolées.

Ercan souligne que les membres de l’équipe ont puisé dans leurs propres expériences : Ceranoğlu en tant qu’Arménienne, Baskın en tant que Kurde « assimilée », et elle-même en tant que femme queer (idem). Le spectacle met en lumière les similarités dans les défis sociaux que les personnages affrontent, malgré la diversité de leurs identités. Contrairement au « vilain petit canard », les « vilaines petites humaines » rendent visibles les violences psychologiques et symboliques vécues depuis leur enfance, incitant le public à réfléchir sur son propre rôle dans la reproduction de l’altérisation sociale. Créé en 2007, dans un contexte marqué par la montée du nationalisme en Turquie et par des crises politiques, ce spectacle aborde des thèmes sensibles comme le port du foulard et la question kurde, prenant un risque considérable à l’époque. Il préfigure les préoccupations d’Ercan sur la minorité, l’appartenance et la désappartenance dans ses oeuvres ultérieures.

Ercan indique : « Je pense que les formes de discrimination à l’encontre des Syrien·nes aujourd’hui, ou hier à l’encontre des Juif·ves, ou soudainement à l’encontre des Kurdes, fonctionnent en fait selon le même principe et de la même manière » (idem). Cet extrait d’un entretien que nous avons mené avec elle souligne la réflexion profonde qu’elle nourrit sur l’intersection des discriminations. Elle explique que les violences et stéréotypes subis par les personnes homosexuelles, kurdes, portant le foulard ou issues de minorités ne sont pas distincts, mais qu’ils opèrent tous selon un même principe de marginalisation (idem). Cela résonne profondément dans Le vilain petit humain, où les personnages, malgré leurs identités distinctes, partagent une expérience commune d’oppression sociale et politique. La pièce invite ainsi à une réflexion sur la manière dont les mécanismes de la marginalisation fonctionnent, tout en dévoilant les processus intimes qui façonnent l’individu et la société.

Cette réflexion trouve un écho particulier dans le mouvement Gezi, un tournant majeur dans la Turquie contemporaine. Selon Ercan, il s’agit d’un moment où des manifestant·es, jusqu’alors marqué·es par un sentiment de désappartenance, ont cultivé un puissant sentiment d’appartenance (idem). En s’unissant dans l’espace public, il·elles ont créé un collectif qui défiait l’oppression et la marginalisation imposées par le pouvoir, transformant ainsi un sentiment d’exclusion en acte de résistance collective.

Le mouvement Gezi : un moment marquant de la création d’appartenance à partir de la désappartenance

En mai 2013, un groupe d’écologistes a organisé un sit-in dans le parc Gezi, voisin de Taksim, pour protester contre sa démolition par des bulldozers qui déracineraient les arbres. Le parc Gezi, l’un des rares espaces verts du centre-ville d’Istanbul, était sur le point d’être démoli et remplacé par un complexe immobilier regroupant un bâtiment « historique » reconstruit (une caserne ottomane), une mosquée et un centre commercial. Les manifestant·es ont dû faire face à de sévères représailles policières et la manifestation s’est rapidement transformée en une résistance politique massive contre le régime de plus en plus autoritaire de Recep Tayyi Erdoğan. Pendant les deux semaines où les manifestant·es ont occupé le parc Gezi, avant que la police ne les disperse, les protestations se sont étendues à l’ensemble du pays. Pendant l’occupation du parc, des citoyen·nes de classes, de milieux sociaux, d’ethnies, d’idéologies et de styles de vie différents ont cohabité. Par exemple, des séculier·ères ont entouré des musulman·es pour les protéger des violences policières lorsqu’il·elles priaient. La rencontre entre les kémalistes et les Kurdes a révélé les frictions et les tensions de la société. Dans leur recherche sur les mouvements de la place publique, Bilgin Ayata et Cilja Harders (2019 : 129) soulignent que l’expérience sensorielle, corporelle et affective partagée met en mouvement des moments liminaux où les liens se font et se défont constamment, même s’il n’est pas possible de parler d’un dépassement absolu des divisions.

Le 15 juin 2013, la police a fait évacuer le parc Gezi et a violemment réprimé les manifestations qui se sont étendues à tout le pays. L’espace public réapproprié dans le temps a à nouveau été confisqué par le pouvoir politique avec une surveillance policière et un contrôle amplifiés. Le contexte politique de la période post-Gezi était marqué par la criminalisation de la rue et la polarisation de la société entre partisan·es et opposant·es du gouvernement. Le climat politique autoritaire a conduit à l’étouffement de l’espace public et à l’oppression des acteur·trices de l’opposition, soit des journalistes, des universitaires, des intellectuel·les, des artistes et des personnalités politiques. Cette atmosphère autoritariste s’est également fait ressentir dans la sphère théâtrale. Vingt-deux théâtres ayant ouvertement soutenu Gezi ont été privés de subventions publiques. En raison de la politique de transformation urbaine et de l’embourgeoisement de Taksim, la plupart des théâtres ont dû fermer ou déménager dans d’autres quartiers de la ville, comme Kadıköy, de l’autre côté du Bosphore, qui est devenu le nouveau centre culturel de la ville. Dans le contexte politique autoritaire qui a suivi le mouvement Gezi, les récits et les souvenirs sont devenus inaudibles et invisibles dans le discours politique. Après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, par exemple, toute forme d’opposition au gouvernement s’est vue criminalisée. Le gouvernement a condamné et discrédité Gezi comme un mouvement « terroriste », au point d’incarcérer le philanthrope Osman Kavala en l’accusant d’avoir financé la révolte.

Ercan souligne qu’elle a vécu le mouvement Gezi comme une expérience transformatrice (entretien du 15 mars 2023). Par rapport aux sentiments d’appartenance et de désappartenance, elle explique que pour elle, c’était la première fois qu’elle ressentait une appartenance (idem). Pendant le mouvement, elle a réalisé un documentaire intitulé Ben Bir Slogan Buldum: Annem Benim Yanımda (J’ai trouvé un slogan : Ma mère est avec moi) (2014) qui filme des mères s’engageant au côté de leurs enfants. Pour elle, ce documentaire met en avant l’intergénérationnalité du mouvement comme un point de singularité en comparaison avec l’histoire politique de l’action collective en Turquie (idem). Ce documentaire a été montré dans plusieurs festivals de films en Turquie jusqu’à la censure et son interdiction en raison de la criminalisation de Gezi en tant que mouvement « terroriste ».

Ceren Ercan a également écrit une pièce de théâtre avec Gülce Uğurlu en septembre 2013, au lendemain du mouvement Gezi, intitulée Persona non grata. L’expérience de Gezi et celle de Tahrir sont juxtaposées autour de la rencontre de trois personnes le soir même du déclenchement du mouvement Gezi. Barış, un homme turc, revient en Turquie après l’obtention de son master, devant l’impossibilité de trouver du travail aux États-Unis. Lorsqu’il rentre chez ses parents à Taksim, le quartier où le parc Gezi est en pleine révolte, il retrouve sa petite soeur Bahar avec son mari égyptien Khaled et leur bébé. Cette rencontre inattendue révèle les tensions familiales, les rapports de pouvoir et d’altérité ainsi que la quête du sentiment d’appartenance des trois adultes. On comprend que Barış et Bahar sont issu·es d’une famille séculière et urbaine. Khaled et Barış ont tous deux étudié aux États-Unis et se souviennent des discriminations et de l’islamophobie qu’ils y ont subies. Pourtant, le rapport qu’entretient Barış avec Khaled, qu’il rencontre pour la première fois, est marqué par le mépris. Barış incarne l’approche eurocentrique qui cherche à distinguer les Turc·ques des Arabes. Son mépris envers Khaled fait écho au racisme anti-arabe, en montée à Istanbul depuis 2013, dans la foulée de la migration syrienne et du changement des profils des touristes, qui basculent plus vers les pays du Golfe que de l’Occident.

Khaled a quitté son pays par obligation, après la dictature qui a suivi le mouvement Tahrir. Bahar et Barış rentrent à Istanbul après avoir vécu dans d’autres pays. Il·elles ne retrouvent pas leur chez soi comme il·elles l’ont quitté. Bahar dit : « Il n’y a plus de maison. Une chimère. Une maison fantôme[1] » (Ercan, 2014). Les trois histoires entrelacées créent des liens entre la mémoire individuelle et collective et remettent en cause l’appartenance à un niveau familial, social et ensuite politique. Les personnages ont quitté leur pays à un moment donné pour vivre ailleurs. Pourtant ni la migration ni le fait de « rentrer chez soi » ne créent un sentiment d’appartenance. L’expérience du déplacement est marquée par la désillusion et la désappartenance. Cependant, une possibilité de forger des liens apparaît au moment liminal d’une rencontre improbable entre ces personnages. La migration et l’exil, dans leur désenchantement, continuent de se manifester dans les spectacles d’Ercan. C’est dans le dilemme entre partir et rester qu’un rapport politique invitant à une agentivité apparaît.

On étudiera maintenant de plus près la Trilogie de la Turquie d’Ercan avec un extrait de sa première pièce, Turquie je t’aime. Cette pièce a été représentée pour la première fois en novembre 2017 dans le cadre du Festival de théâtre d’Istanbul aux Théâtres municipaux de Bakırköy, auquel Ercan est affiliée. Elle a également travaillé comme dramaturge aux côtés de la metteure en scène Yelda Baskın. Les cinq personnages de la pièce, Alican, Defne, İrem, Emre et Damla, sont joués par les acteur·trices des Théâtres municipaux de Bakırköy Alican Yücesoy, Defne Şener Günay, İrem Sultan Cengiz, Emre Koç et Damla Karaelmas. Ainsi, les acteur·trices jouent les personnages qui portent leurs propres noms, écrits spécifiquement pour eux·elles dès le départ.

La pièce, structurée en vingt tableaux, rassemble cinq personnes qui se croisent dans une laverie de Taksim. Le synopsis de la pièce indique :

Il y a une atmosphère à la fois réaliste et ironique dans cette laverie où l’on sent le climat politique nébuleux de la Turquie et l’état d’esprit du pays. Turquie je t’aime, écrite par Ceren Ercan, est une pièce sur l’effort d’aimer ce pays aujourd’hui. Dans la pièce mise en scène par Yelda Baskın, les personnages explorent la possibilité de dire : « Je suis ici et moi aussi je suis la Turquie »

(İstanbul Kültür Sanat Vakfı – Tiyatro, 2017).

Dans la pièce, on retrouve un ton très sombre qui fait écho aux crises successives et multisectorielles de l’époque post-Gezi, notamment marquée par l’autoritarisme du gouvernement après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. La pièce aborde quatre thématiques marquantes de cette période : la menace constante d’être criminalisé·e en tant qu’ennemi·e intérieur·e par le pouvoir politique, la transformation urbaine dans le quartier Taksim, l’ascension d’un racisme anti-arabe vis-à-vis de la visibilité des migrant·es syrien·nes et des touristes des pays du Golfe, et enfin la migration des Turc·ques séculier·ères d’opposition vers l’Europe. Ercan adopte un humour noir provocateur qui cible la stigmatisation des Arabes par des Turc·ques ainsi que la stigmatisation des Turc·ques par l’Occident.

Turquie je t’aime

Turquie je t’aime, avec Alican Yücesoy, Defne Şener Günay, İrem Sultan Cengiz, Emre Koç et Damla Karaelmas. Théâtres municipaux de Bakırköy, Centre culturel Yunus Emre, Istanbul (Turquie), 2017.

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14.
[…]
DAMLA. – Chez nous, ça ne se fait pas de poser ce genre de questions.
İREM. – Chez vous?
DAMLA. – Je veux dire que ma grand-mère me disait qu’on ne demandait pas ça non plus chez eux·elles. Elle disait : « Ma fille, nous avons vécu comme dans un jardin de roses, sans savoir qui est qui ».
İREM. – Il·elles vivaient comme dans un jardin de roses.
DEFNE. – Il n’y aura pas de problème par rapport à ce que t’as signé?
DAMLA. – Quelle signature?
EMRE. – Je crois qu’il·elles ont découvert que tu ne prenais pas de bain.
İREM. – J’ai démissionné, personne ne peut rien contre moi.
EMRE. – Étrange.
DAMLA. – Pourquoi ne m’as-tu rien dit?
Emre écrit des choses sur des papiers
EMRE. – Elle ne te fait pas confiance, donc.
DAMLA. – Tu ne me fais pas confiance?
EMRE. – Faisons un défi pour savoir qui fait confiance à qui.
DAMLA. – C’est pour ça que tu ne sortais pas de la maison?
İREM. – Quoi?
DAMLA. – Voilà ce que tu as signé.
EMRE. – Vous le connaissez bien?
İREM. – Je n’ai rien fait de mal.
EMRE. – Tu te connais bien toi-même?
DEFNE. – Qu’est-ce que tu fais?
EMRE. – Je vais l’accrocher à la porte!
DAMLA. – Écris en arabe!
EMRE. – Je vais écrire en anglais.
DAMLA. – Tu ne trouveras personne qui parle anglais à Taksim!
EMRE. – En turc?
DAMLA. – C’est difficile!
DEFNE. – Merci de me faire confiance. Mais si le mec demande, ne lui dis pas que je sais, d’accord?
EMRE. – Pourquoi tu ne te laves pas?
DAMLA. – Tu fais confiance à cette femme, et pas à moi.
DEFNE. – Je suis devenue mère après des années!
EMRE. – Est-ce que quelqu’un parle arabe?
DAMLA. – Tu crois que les Arabes vont t’aider?
DEFNE. – Quand je marchais sur la place, j’avais l’impression d’avoir été emprisonnée pendant des années et d’être libérée aujourd’hui, puis j’ai réalisé que tout avait changé.
EMRE. – Vous étiez tous·tes là! Je suis désolé.
İREM. – Où étiez-vous?
EMRE. – J’étais aux Cascades du paradis.
DEFNE. – Vous avez regardé ce dessin animé?
DAMLA. – Si on était dans notre quartier, mettre une pancarte sur la porte, ça marcherait.
İREM. – Mon beau paradis des coffee shops!
DAMLA. – Comment faites-vous pour vivre ici?
DEFNE. – Je veux déménager.
DAMLA. – En fait, il y a peut-être une solution comme ça. On peut séparer les cafés, les épiceries, les marchés. Il pourrait y avoir des couleurs sur la porte, par exemple, pour que tu saches avec qui tu es quand tu entres.
DEFNE. – Très démocratique!
DAMLA. – Il pourrait y avoir des autocollants. Végane, amoureux·se des animaux...
DEFNE. – J’ai la phobie des chiens.
DAMLA. – En fait, même deux couleurs suffiraient.
İREM. – Y aurait-il un autocollant disant « Les Arabes ne sont pas autorisé·es »?
DAMLA. – Peut-être.
İREM. – Donnez-moi du papier!
DEFNE. – Je pense que les habitué·es de chaque lieu devraient décider qui peut ou ne peut pas entrer. Ce serait beaucoup plus démocratique.
İREM. – C’est écrit en arabe. Ici.
DEFNE. – Tu es Arabe?
EMRE. – Ou c’est juste que tu parles arabe?
DAMLA. – Mais tu n’es pas comme ça.
İREM. – Comment ça, je ne suis pas comme ça?
DAMLA. – Tu n’es pas comme eux·elles.
İREM. – Comment sont-il·elles?
DAMLA. – J’essaie de dire quelque chose de bien.
İREM. – Et alors?
DEFNE. – Elle veut dire que tu es comme nous.
İREM. – Qui êtes-vous?
DAMLA. – Toi aussi tu es mécontente de ce qui se passe ici.
İREM. – Je suis mécontente, mais je ne parle pas de diviser les gens avec des autocollants.
DAMLA. – Je te rappelle ce que tu n’as pas écrit sur Facebook le 29 octobre 2011!
EMRE. – Que s’est-il passé le 29 octobre 2011?
İREM. – Je vous rappelle ce que vous avez publié en décembre 2011.
DEFNE. – En décembre 2011?
DAMLA. – Ce n’est pas vous qui avez écrit ces statuts en août 2010!
DEFNE. – Je n’arrive pas à suivre.
DAMLA. – En serait-on là si vous n’aviez pas fait ces reposts en juin 2015?
İREM. – Même faire un retweet en juillet 2015, c’était trop pour vous, n’est-ce pas? C’est vrai!
DAMLA. – Tu aurais pu changer ta photo de profil en septembre 2015, mais tu ne l’as pas fait. Pourquoi ne l’as-tu pas fait? La voici!
İREM. – Tout est de votre faute!
EMRE. – Une fois entré·e dans ce cycle, on ne peut plus en sortir!
DAMLA. – On vous l’avait bien dit!
İREM. – Voici votre regard hautain!
DAMLA. – Tu vas dire « élite »? Allez, dis-le! Dis-le!
İREM. – Paysan·ne, primitif·ve, terroriste. C’est ce que vous allez dire? Allez, allez! Allez, allez!
EMRE. – Il arrive!
DEFNE. – Vous croyez que tout ce qui se passe, c’est réel?
Silence
EMRE. – C’était une ombre.
DEFNE. – Je crois qu’on ne sortira jamais d’ici.
Personne ne fait de bruit. Il·elles essaient d’avertir avec leurs yeux.
Silence pendant un moment
İREM. – George Orwell, 1984!
DEFNE. – On nous observe?
EMRE. – 1984? Pas du tout! Si ce qui se passe ici en ce moment était un film, son score IMDb serait de 1!
DEFNE. – Quelqu’un a-t-il un plan?
Silence. Damla se prépare à la méditation.
DEFNE. – Qu’est-ce que tu fais?
DAMLA. – J’essaie de me calmer

(Ercan, 2017 : 17-19).

17.
Vous êtes de quel pays?
Puis-je me réfugier chez vous?
Tous les Européen·nes m’aiment
EMRE. – Bonjour, moi c’est Emre
Vous m’entendez? Je suis un peu nerveux, je m’excuse.
DAMLA. – J’ai 31 ans, 56 kg, je mesure 1 m 73, je suis donc grande, mince et j’ai la peau blanche.
DEFNE. – Je m’appelle Defne. Mon nom se prononce facilement dans les langues étrangères. Daphné
İREM. – Ma sueur ne pue pas. Sentez-la.
Je n’ai aucun problème de santé.
Je suis en bonne santé
Je suis bonne enfant, je suis éduquée, ma famille est également éduquée
Je suis une fuite des cerveaux
Mon anglais est très bon et j’ai commencé à apprendre l’allemand et le français.
J’aime la musique classique
Je n’ai pas de tabous
Je ne parle pas votre langue mais je connais quelques mots, j’apprends vite, vous pouvez me demander tout ce que vous voulez, je peux répondre et apprendre, je peux le faire. J’ai confiance en moi et en vous.
« Merci », c’est le mot que j’utilise le plus souvent.
Merci. Excusez-moi. S’il vous plaît
J’ai de l’argent à la banque
J’aime beaucoup les animaux
Je n’utilise pas de sacs en plastique inutiles
Je ne suis pas fanatique de quoi que ce soit
Je suis comme une Européenne
ALICAN. – Mes grands-parents sont des immigrés de Thessalonique.
İREM. – Je suis brune mais j’ai les yeux verts.
EMRE. – On dit que je ressemble à un Italien. Une chanson
ALICAN. – Cette chanson n’est pas en italien.
EMRE. – On me dit que je ressemble aussi à un Espagnol.
DEFNE. – Mon fils est blond.
DAMLA. – Je ressemble à une Européenne.
DEFNE. – J’aime les vins français.
ALICAN. – Je suis fan de la cuisine italienne. Risotto, fettuccine, ravioli, minestrone, bruschetta, pancotti, tiramisu...
DEFNE. – Je veux avoir une vie comme ça : des fleurs à Stockholm au printemps, des journées de vélo à Amsterdam, les fjords, les aurores boréales, le palais de Buckingham, les forêts d’Écosse, la verdure de Dublin, boire un chocolat chaud dans un chalet des Alpes, les théâtres de Berlin, la vie nocturne, les saucisses, les döner kebabs? Le café de l’après-midi à Vienne, le schnitzel, la bière dans le métro, le Rhin, la Forêt-Noire, les cafés parisiens, les pubs londoniens,
Emmenez-moi – Concours –
Je peux éclaircir ma peau avec de la poudre.
Prenez-moi
Je suis musulmane, est-ce important?
Laissez-moi entrer!
Ma sueur ne pue pas
Prenez-moi
Qu’est-ce que c’est que ça?
Je peux éclaircir ma peau avec de la poudre.
Prenez-moi
EMRE. – Je peux nettoyer votre merde. Je suis un très bon nettoyeur de merde. Je nettoierai votre merde. Je frotte très bien. Je désinfecte très bien avec de l’eau de Javel. Ma grand-mère m’a appris tout cela. S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît. Je peux vous appeler maman, je peux vous appeler papa? Papa? Maman? Mom. Dad.
Emmenez-moi avec vous.
Comment me préférez-vous?
Saignant – À point – Cuit – Très cuit – Très
Très cuit
İREM. – Moi aussi, j’ai peur, mais je sens que je ne dois aller nulle part.
DAMLA. – Nous n’allons nulle part

(ibid. : 21-22).

18.
Vers la fin, la voix d’Alican se mêle aux paroles d’Emre. À un moment donné, un drapeau arc-en-ciel apparaît. Emre revient au début et répète.

EMRE. – 2007 Istanbul Pride, nous sommes dans la rue Istiklal, c’est moi qui peux t’aimer le mieux, 2008 on est à Taksim, je t’ouvre mes portes, 2009, Pride, nous pardonnons à tous ceux·celles qui nous accusent sans cesse. 2010 nous sommes main dans la main à la rue Istiklal, nous nous embrassons sur le drapeau, prenez-nous en photo. 2011 nous avons tapé du gaz lacrymogène, mais si tu me touches tout le goût amer de la rue se dissipera. Pride 2012 les ami·es sont bon·nes, même si les paroles blessent une année entière, se retrouver un jour les répare. 2013 les mamans, les papas, les frères et les soeurs sont avec nous. Nous deux nous n’avons jamais été aussi nombreux. 2014 Istanbul Pride; ceux·celles qui nous font signe depuis les cafés, les bureaux, les fenêtres des maisons.

On est là! Nous sommes là! Ne lâche pas ma main! 2015 les TOMA[2] sont à la rue! Du gaz lacrymogène partout, des canons à eau qui traînent une fille dans la rue. Ne lâche pas ma main! 26 juin 2016 personne n’est autorisé à entrer dans la rue Istiklal, tout le monde se disperse dans les rues latérales. 2017, ne me laisse pas! Personne ne peut rencontrer personne. Où est cette foule? Pars toi aussi, si tu veux partir. Ceux·celles qui font coucou des cafés, ceux·celles qui accrochent des drapeaux aux fenêtres de leurs maisons? Où sont ces gens? Pourquoi es-tu si malheureux? La police partout, TOMA partout! Il y a des gens éparpillés dans les ruelles. Nous sommes cinq dans la rue cette année. Pourquoi toi t’es chez toi? Ces gens, où sont-ils? Sont-ils partis? Sont-ils vraiment partis? Toi aussi, tu vas partir?

(Ibid. : 22.)

Les personnages se retrouvent au sein d’une laverie dans une atmosphère presque postapocalyptique où rien ne produit plus de sens. Dans chacun des vingt tableaux de la pièce, on assiste à des interactions différentes. Ils deviennent voisins, des ex-copains, des connaissances d’enfance, s’accusent les uns les autres. Des alliances se font et se défont constamment, au point qu’il devient impossible de distinguer qui fait partie de quel camp, qui est en conflit avec qui. Ces alliances se font et se défont, et chaque fois les rapports de force, la constitution de la majorité et de la minorité changent.

Le choix de la laverie est significatif : il s’agit d’un lieu inhabituel pour les Stambouliotes, où la sociabilité est rare, étant donné que la majorité des appartements disposent d’une machine à laver. Dès le début, İrem remarque : « Je croyais que c’étaient seulement les étudiant·es et les migrant·es qui utilisaient les laundry » (ibid. : 3).

La laverie est située à Taksim, lieu de manifestations politiques, notamment du mouvement Gezi. Cet emplacement incarne une dépossession spatiale et une désappartenance. En 2017, Taksim a été marqué par le contrôle strict de l’espace public, l’autoritarisme croissant, la transformation rapide de la ville, la fermeture des théâtres et la montée des tensions après les attentats. Dans ce contexte, les personnages se croisent dans un lieu aussi déshumanisé qu’une laverie.

On comprend de ces dialogues que cette laverie est située à Taksim, Beyoğlu, qui est le centre de la ville, lieu par excellence des manifestations politiques, y compris du mouvement Gezi. Le fait d’être dans une laverie à Taksim indique tout de suite une dépossession spatiale et une désappartenance par rapport à la ville. La pièce est écrite en 2017 et comporte des références à des moments de crises politiques; on comprend qu’elle se déroule dans les années 2010. Pour le quartier Taksim, ce moment a été marqué par la surveillance et le contrôle de l’espace public exercés par le pouvoir politique après les événements du parc Gezi. Il s’est également accompagné de l’installation d’un régime autoritaire et d’une transformation urbaine rapide et imposée d’en haut. Celle-ci a entraîné la fermeture des théâtres, des lieux culturels, des bars et des boîtes. À Taksim, les attentats ont mis en péril la libre circulation dans la rue et le changement démographique draconien causé par la migration syrienne et la vague de tourisme venue des pays du Golfe. Dans ce climat politique et culturel où l’espace public est étouffé, où la société est polarisée entre les partisan·es et les opposant·es du régime autoritaire, les personnages sont désormais obligés d’aller dans une laverie pour se croiser.

Quant aux thématiques politiques, les dates mentionnées dans la pièce font écho à des événements marquants qui ont contribué à l’instauration d’une atmosphère de peur, de violence et de répression en Turquie, particulièrement après les années 2010. Ces dates s’inscrivent dans un effort permanent de contrer l’amnésie. Dans la même pièce, plusieurs dates sont citées dans un souci de rappeler le passé. Certaines sont précises et immédiatement reconnaissables, tandis que d’autres sont plus ambiguës. La grande majorité de ces dates marquent des moments charnières qui ont rompu le processus d’ouverture kurde que le gouvernement avait amorcé dans les années 2000, comme l’attentat-suicide de 2011 – le massacre de Roboskî – ou encore l’attentat de Suruç en 2015. Ces événements renforcent le climat de violence, où la répression devient une réponse à la dissidence. Il y a tellement d’événements politiques enchaînés qu’il devient difficile d’en choisir un pour marquer un avant et un après. Hamit Bozarslan utilise le concept de « fatigue sociale » (2016 : 47) pour décrire ce phénomène où la mémoire devient liquide à cause d’un enchaînement d’événements charnières entraînant une perte de repères. Ces références sur la scène théâtrale réaniment la mémoire de ce qui est vécu ou perdu, dans une expérience partagée avec les spectateur·trices.

La pièce explore également le dilemme entre partir ou rester. Dans un tableau, İrem cite Rainer Werner Fassbinder : « Oui j’ai peur moi aussi mais je sens qu’il faut que je ne parte nulle part » (Ercan, 2017 : 3). Ce passage soulève la question existentielle du sentiment de désappartenance : faut-il fuir un pays devenu étranger ou y rester et résister? Le quartier Taksim, autrefois un lieu vivant, devient un espace de ségrégation et de marginalisation. La transformation urbaine et les tensions entre populations anciennes et nouvelles aggravent ce phénomène.

Par ailleurs, le rapport des personnages à la désappartenance se construit autour de la dépossession spatiale urbaine et de la perte de repères. Déboussolés, les personnages ne reconnaissent plus le quartier Taksim, autrefois lieu de rencontre et de vie. Dans un autre passage de la pièce, Ercan fait référence à tous les lieux emblématiques de la vie culturelle et nocturne de Taksim qui ont été fermés après 2013. Ce passage s’adresse directement à la mémoire d’une génération ayant vécu sa jeunesse au début des années 2000, lorsque Taksim était le coeur battant de la scène culturelle et nocturne d’Istanbul. Il illustre la désappartenance d’une génération qui perd ses repères et ses lieux de mémoire, un processus accéléré par la transformation urbaine rapide et par un discours politique de plus en plus polarisant. Le rétrécissement des lieux de mémoire et de socialisation de la jeunesse séculière et urbaine se conjugue à l’apparition de nouveaux espaces destinés aux populations arabes, ce qui se manifeste par un racisme anti-arabe accentué par la migration syrienne à Istanbul. La transformation urbaine, avec l’embourgeoisement et la fermeture des espaces historiques, se double d’une altérisation qui marginalise davantage les populations perçues comme « autres », notamment les réfugié·es syrien·nes, exacerbant ainsi la fracture entre les ancien·nes habitant·es et les nouvelles populations. Le quartier Taksim, jadis lieu de mélange et d’ouverture, devient le théâtre d’une ségrégation sociale et culturelle, amplifiée par les politiques d’urbanisme et les discours de rejet qui marquent la période post-2013.

Enfin, la dernière partie fait explicitement référence au mouvement LGBTIA+ et aux marches des fiertés tout en offrant une réflexion poignante sur le déclin de l’espace public et la montée de la répression en Turquie. À travers la répétition des scènes des Istanbul Pride de 2007 à 2017, la pièce illustre l’intensification de la violence et de l’autoritarisme; la présence d’un simple drapeau arc-en-ciel devient un acte subversif et une source de tensions jusqu’à l’interdiction des marches des fiertés en 2015. L’apparition du drapeau et les paroles d’Emre, qui évoquent une époque révolue, marquée de moments de solidarité et de résistance, font écho à la transition brutale vers un contexte où les manifestations sont réprimées par la police, notamment à partir de 2015. La pièce met en avant le contraste entre le souvenir des luttes passées et la répression systématique actuelle. Elle souligne également comment la communauté LGBTIA+, désormais l’une des minorités les plus visées, se trouve à un tournant décisif, confrontée au choix difficile de rester et résister ou de fuir un environnement devenu hostile.

Ainsi, la question de la désappartenance abordée dans Turquie je t’aime traverse toutes les personnes en quête de repères dans un pays marqué par une rapide transformation sociale et politique. Ce sentiment de perte d’appartenance, qui se manifeste dans la pièce à travers les événements de répression et la fermeture des espaces publics, est également intimement lié à la réflexion d’Ercan sur la question de partir ou rester. Dans la pièce comme dans le parcours personnel d’Ercan, cette interrogation devient un dilemme existentiel : comment vivre dans un environnement devenu étranger et hostile tout en restant ancré·e dans son identité et ses racines?

La désappartenance : collectiviser un sentiment personnel

Ercan évoque à plusieurs reprises la désappartenance comme un sentiment profondément ancré en elle et qu’elle porte depuis son enfance (entretien du 15 mars 2023). Elle trace les racines de ce sentiment à travers son parcours personnel, en soulignant notamment sa contradiction identitaire : elle est originaire de Dersim tout en étant ethniquement turque. Dersim, à majorité kurde et alévie, a été ciblée par la République turque en raison de ses révoltes contre un pouvoir central sunnite lors de la fondation de la Turquie moderne. Le parcours d’Ercan est aussi marqué par l’engagement politique de gauche de sa famille, qui a notamment suscité l’emprisonnement de son père lorsque sa mère était enceinte d’elle. Dès son adolescence, elle prend conscience du décalage entre les opinions politiques de sa famille et ce qu’il est acceptable de dire en dehors du foyer. Être femme et queer constitue également un fondement de sa position politique, bien qu’elle ait toujours eu un rapport distant à l’engagement, préférant se tenir à l’écart des organisations politiques, féministes ou LGBTIA+. C’est à travers l’art qu’elle trouve un moyen d’aborder ces questions politiques :

Bien sûr, j’ai toujours été une minorité, je n’ai jamais fait partie d’un groupe dominant. C’était inévitable. Mais je pense que ce que je ressens, c’est plutôt un fort manque d’appartenance. Vous savez, j’ai l’impression que la chose dominante pour moi, le thème récurrent est ce manque d’appartenance à chaque fois, ou le fait de ne pas être capable de le ressentir. Je pense que c’est quelque chose de très décisif dans le lien établi avec le pays. Est-ce que c’est le fait de ne pas pouvoir, ou de ne pas vouloir s’établir dans ce lieu auquel on s’associe? Je pense que c’est de là que naît le désir de créer

(idem).

Ce manque, selon elle, dépasse son statut de minorité et reflète une incapacité à se sentir connectée au lieu auquel elle est associée. Cette déconnexion illustre la notion de désappartenance, que nous utilisons pour désigner un phénomène plus complexe que l’inappartenance. Contrairement à celle-ci, qui suggère simplement un vide ou une absence de lien, la désappartenance implique un processus actif de séparation, souvent renforcé par des forces sociales ou politiques extérieures.

Ce choix de terme reflète ainsi une expérience plus dynamique et conflictualisée que la simple absence de lien : il s’agit d’un sentiment où la perte d’appartenance devient non seulement un état, mais aussi un facteur d’exclusion sociale. En effet, le sociologue Richard Sennett (2012) définit la désappartenance comme l’expérience de n’être ni pleinement accepté·e ni inclus·e dans une communauté, ce qui met l’accent sur le caractère intersubjectif de cette expérience : elle est à la fois vécue intérieurement par l’individu et socialement imposée par les normes ou les pratiques des autres. C’est la souffrance des personnes qui se sentent ostracisées, exilées ou aliénées de leur entourage, des communautés dans lesquelles elles vivent, travaillent ou essaient de former des relations. Ce n’est pas seulement un manque d’appartenance, mais une souffrance active qui naît d’un isolement parfois auto-infligé, mais souvent structurellement imposé, et où la connexion aux autres devient de plus en plus difficile à maintenir.

De son côté, Sara Ahmed (2000 : 9) met l’accent sur la dimension spatiale de ce sentiment, en le définissant comme un état où la personne se sent déplacée, déracinée des mondes sociaux auxquels elle appartient, tant matériellement que métaphoriquement. La désappartenance, pour Ahmed, n’est pas une expérience individuelle, mais résulte de structures sociales et culturelles qui excluent certaines populations en fonction de critères tels que la race, le genre ou la sexualité. Ce phénomène génère non seulement de la souffrance, mais peut aussi catalyser des résistances et des réaffirmations d’identité.

Dans le cas d’Ercan, la désappartenance ne relève pas seulement d’une expérience personnelle, mais fait aussi écho à une revendication générationnelle plus large. Issu·es d’une classe moyenne urbaine des années 1980-1990, ses contemporain·es et elle ont grandi dans un contexte d’accès élargi à l’éducation et de questionnement des valeurs républicaines, particulièrement en ce qui concerne le traitement des minorités. La génération d’Ercan s’oppose aux politiques républicaines traditionnelles, notamment sur des questions comme le laïcisme et le traitement des minorités ethniques et religieuses. Ce questionnement s’intensifie avec l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) et du président Erdoğan qui, à partir des années 2010, impose un régime islamopopuliste et une polarisation grandissante entre une majorité turque sunnite, conservatrice et nationaliste, et les minorités perçues comme « autres ».

C’est dans ce contexte politique que la désappartenance se renforce, nourrie par un discours qui cible toute personne perçue comme opposée au récit officiel du gouvernement. Cependant, cette situation n’est pas uniquement vécue comme une frustration passive. Bien que ce sentiment de déconnexion semble parfois conduire au désengagement, il contient aussi un potentiel de mobilisation et de résistance. Le mouvement Gezi de 2013 marque une rupture importante, offrant une nouvelle possibilité d’appartenir à un collectif opposé au régime et aux discours dominants. Le sentiment de désappartenance devient alors non seulement un symptôme de marginalisation, mais également un moteur d’action politique.

Cette dynamique de résistance face à la désappartenance soulève la question cruciale du choix : partir ou rester? Cette interrogation traverse les récits personnels des individus qui, confrontés à un environnement devenu hostile, doivent décider s’ils vont chercher une appartenance ailleurs ou lutter pour en recréer une là où ils sont. La tension entre l’envie de fuir une situation oppressive et le désir de transformer son propre espace, de revendiquer un lieu d’existence, devient centrale dans la réflexion sur l’agentivité des individus face à un pouvoir autoritaire. La question de partir ou de rester se pose non seulement à un niveau personnel, mais aussi collectif, agissant comme un enjeu politique et social majeur dans un contexte de crise identitaire et de fragmentation sociale.

Partir ou rester? Entre l’appartenance et l’agentivité

Les spectacles Persona non grata, Turquie je t’aime et Le temps de Berlin partagent un objectif commun : interroger les notions d’appartenance et d’agentivité. À travers ses créations, Ercan explore la possibilité de réinventer l’appartenance dans un contexte où elle semble absente ou imposée de manière oppressive. Ses expériences théâtrales deviennent ainsi une tentative de reconquête d’un espace d’agentivité où, malgré la désappartenance, de nouvelles formes de solidarité et de résistance peuvent émerger.

Pour Ercan, l’art, et en particulier le théâtre, représente un vecteur d’action politique essentiel. Elle insiste sur le fait que l’appartenance ne se réduit pas à un lieu, mais se forge dans l’interaction humaine, dans des espaces intimes où les individus partagent des émotions communes, loin des identités sociales imposées :

Je pense que ce qui me parle vraiment, c’est la façon dont les gens peuvent engager le politique par le biais de l’art. Comment peut-on présenter son point de vue politique, dans son époque, au théâtre […]? Un sentiment d’appartenance ne se fait peut-être pas ressentir par rapport à un lieu, mais plutôt dans l’interaction avec une personne... L’appartenance se construit quand on commence à aimer les gens dans de petits groupes d’ami·es, quand on commence à les aimer en tant qu’êtres humains

(Ercan, entretien du 15 mars 2023).

Ces propos montrent que l’appartenance, pour Ercan, ne se définit pas par un lien affectif à un lieu, mais par des liens humains. Elle se construit dans des moments d’intimité, partagés loin des structures sociales dominantes.

Dans Turquie je t’aime, l’appartenance devient une forme de résistance active. Un personnage répète : « Vous n’êtes pas la Turquie » (Ercan, 2017 : 15). Ce discours incarne l’idée que certaines personnes sont exclues de la nation. Toutefois, cette exclusion devient un point de départ pour l’action : « Mon réflexe est devenu de dire : “Nous, nous sommes aussi la Turquie, mon chéri” » (Ercan, entretien du 15 mars 2023).

Ainsi, l’appartenance ne se définit pas seulement par une émotion, mais aussi par un geste performatif, une action dans l’espace public qui revendique un droit d’exister et de participer à la société. Pour Ercan, l’engagement sur scène, l’interaction avec le public et la création de moments collectifs redéfinissent l’agentivité. Le théâtre devient un espace où l’on peut non seulement réfléchir, mais aussi créer des connexions et des solidarités entre individus :

Ce qui me motive dans le théâtre, c’est de pouvoir rire ensemble sans même avoir à dire un mot, là où nous nous comprenons mutuellement. En riant, nous savons exactement pourquoi chacun·e rit, et partager ce moment crée un espace de sécurité, un espace où l’on peut exprimer ce qui ne peut être dit à l’extérieur. Pour moi, c’est l’un des aspects les plus passionnants du théâtre, car il n’est pas toujours facile de se rassembler ainsi

(idem).

Ce processus crée des ponts entre les individus et démontre que l’agentivité peut se manifester à travers la reconquête des liens sociaux, et ce, même à partir de la désappartenance. La performance théâtrale devient un moyen de repenser les rapports sociaux et politiques, comme le souligne le philosophe Jacques Rancière, pour qui la désappartenance est une condition de possibilité pour réinventer les relations sociales et égalitaires : « La désappartenance n’est pas simplement l’absence de place dans un monde commun, mais une condition de possibilité pour repenser les rapports sociaux et politiques » (2000 : 13).

En mobilisant la scène comme espace d’expression publique, Ercan crée de nouveaux lieux d’appartenance en dehors des structures sociales dominantes. Selon Pascal Gielen, « désappartenir » (2010 : 22) permet d’opérer en dehors des institutions, des marchés et des systèmes de pouvoir discursifs. L’espace de la désappartenance devient ainsi un lieu fertile pour inventer de nouvelles formes d’action politique et favoriser l’émergence de nouvelles expressions artistiques.

La sociologue Nilüfer Göle évoque quant à elle l’idée d’« agir public » (Göle, 2019), désignant ces nouvelles formes d’expression qui se déploient dans l’espace public, où l’engagement politique passe par l’art, l’interaction et la performance. L’agentivité, dans ce cadre, ne se réduit pas à l’action militante conventionnelle, mais se transforme en une reconfiguration de l’espace social, où chaque individu peut redéfinir sa place et son rôle.

Dans les pièces d’Ercan, cette agentivité se trouve dans la relation performative avec les spectateur·trices. Par l’usage du corps et des sensations, elle crée des espaces où l’appartenance se forge collectivement, au-delà des discours politiques ou des identités figées. Ces moments de partage émotionnel – rire, pleurer, réfléchir ensemble – génèrent de nouveaux liens sociaux, permettant de dépasser la simple opposition entre ceux·celles qui sont inclus·es et ceux·celles qui sont exclu·es.

Ainsi, la désappartenance se réinvente comme une ressource, un point de départ pour réaffirmer collectivement la présence et la solidarité. Elle donne naissance à des formes inédites d’appartenance et de communauté, fondées sur des engagements partagés dans l’action et l’expression. À travers son théâtre, Ercan ne se contente pas de critiquer les structures existantes, mais propose une transformation sociale où l’agentivité et la désappartenance se rencontrent pour forger de nouveaux liens, de nouvelles formes de participation et d’expression, hors des cadres traditionnels de l’appartenance.

Cette perspective invite à comprendre les nuances de l’activisme dans le théâtre d’Ercan et à repenser les articulations entre l’art et le politique. La désappartenance peut devenir un catalyseur pour l’agentivité, inspirant les individus à défier les structures de pouvoir existantes et à créer de nouvelles formes de communauté et d’appartenance. L’expérience sensorielle, corporelle et affective partagée dans la performance met en lumière des moments liminaux, où d’autres types d’appartenance peuvent émerger, allant au-delà de l’action et de la parole pour créer de nouveaux liens sociaux.

***

À travers son oeuvre et son engagement artistiques, Ercan nous invite à repenser les notions d’appartenance et de désappartenance. En transformant ces concepts en points de départ pour la résistance, elle montre que la marginalisation n’est pas simplement une expérience de souffrance, mais aussi une source potentielle d’action et de création. Son travail théâtral, en particulier, offre un espace où la désappartenance devient un moteur pour inventer de nouvelles formes de solidarité et de liens sociaux. Loin de se cantonner à une simple critique des structures existantes, Ercan propose une reconfiguration des relations sociales en créant des espaces où l’art devient un vecteur puissant de mobilisation politique.

La dynamique d’agentivité que l’on retrouve dans ses pièces et qu’elle souligne dans l’entretien que nous avons mené avec elle réunit l’intime et le collectif, l’individuel et le social. Loin d’être un repli sur soi, la désappartenance devient une ressource permettant de redéfinir et de reconstruire des espaces d’appartenance en dehors des institutions et des récits dominants. Dans ce contexte, le choix entre partir ou rester se transforme en une question politique fondamentale : comment, face à une situation oppressive, les individus peuvent-ils agir pour redéfinir leur place dans la société?

Ce questionnement s’inscrit dans une tradition de réflexion plus large qui, à travers des penseur·euses comme Sennett, Göle ou Rancière, a permis d’approfondir la compréhension de la désappartenance comme une condition qui n’oppose pas simplement l’individu aux structures dominantes, mais qui devient aussi un catalyseur pour l’action collective. En fin de compte, le théâtre d’Ercan, par sa capacité à transformer la marginalisation en un outil de création de nouvelles formes d’appartenance, montre que la désappartenance, loin d’être une impasse, ouvre la voie à de nouvelles formes d’engagement et de réinvention sociale.