Corps de l’article

Up There, avec Wael Kadour. Theater an der Ruhr, Mülheim, Allemagne, 2022.

Photographie de Jean-Christophe Lanquetin.

-> Voir la liste des figures

Présentation de l’artiste

Écrivain et dramaturge, ainsi que journaliste, Wael Kadour (Wā’il Qaddūr, Damas, 1981) vit actuellement à Paris[1]. Diplômé de l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas (ISAD) en 2005, il obtient une résidence d’écriture au Royal Court Theatre de Londres en 2007. Depuis 2008, il travaille comme collaborateur artistique à divers projets théâtraux en Syrie, en Jordanie, au Liban, en France, en Suède, en Italie et en Allemagne. En 2011, il cofonde Ettijahat – Independent Culture, une organisation culturelle syrienne qui favorise la culture indépendante à travers le monde arabe. Kadour édite en 2016 un important recueil de témoignages d’intellectuel·les et d’artistes syrien·nes indépendant·es, publié à Damas. Dès 2022, il fait partie du collectif Ma’louba, avec lequel il met en scène au Theater an der Ruhr de Mülheim sa dernière pièce, Up There (2022), qui constitue le sujet de cet article[2].

De nombreuses pièces de Kadour sont publiées en arabe et en traduction et sont présentées dans des versions différentes, modifiées au fil des années[3]. Les thèmes principaux de ses oeuvres – notamment les luttes au sein de la société syrienne, la violence, les conflits moraux et l’ambiguïté du concept de moralité – découlent du contexte postrévolutionnaire. Les questions de l’exil, du déplacement et de l’altérité sont parfaitement abordées dans le théâtre de Kadour, qui représente « une réalité en constante mutation, dans un état de transformation permanente » (Ruocco, 2022 : 5). Puisque Damas est désormais trop lointaine et que la France n’est pas encore si familière, Kadour se concentre sur « l’entre-deux », conçu en tant qu’« espace liminaire qui implique des dynamiques de continuité, de séparation, de transition, de chevauchement et de mobilité, et des questions liées aux territoires, mais aussi à la pratique et à la représentation » (ibid. : 7). Le théâtre de Kadour, qui se charge d’une responsabilité morale et artistique, est un théâtre politique qui enregistre les changements apportés par la révolution non seulement dans l’équilibre social et politique du pays, mais surtout dans la mentalité des Syrien·nes (Ruocco, 2019 : 79).

Up There

Up There est un projet du collectif Ma’louba, né en Allemagne dans le but d’interroger la condition politique et sociale du monde arabe sur fond de rébellions récentes et d’aborder de front les tabous de la société arabe et européenne[4]. Wael Kadour est l’auteur du texte et partage la mise en scène avec Mohamad Al Rashi, diplômé en jeu théâtral de l’ISAD en 1995. Quatre personnages apparaissent sur scène. Ils sont joués par Hala Bdier, Wejdan Nassif, Hend Alkahwaji et Wael Kadour. Ces acteur·trices sont des Syrien·nes en exil. Wael (le personnage) joue le rôle de l’auteur; Nassif et Alkahwaji jouent leur propre rôle d’anciennes prisonnières politiques de la prison de Douma, tandis que Bdier, actrice jordanienne qui a terminé ses études de théâtre à Damas en 2015, joue le rôle d’une prisonnière de la prison de Douma.

La pièce dure une heure trente et développe trois narrations étalées sur autant de niveaux temporels : le présent, l’année 2008 et l’année 1991. Le présent est le temps où Wael nous expose l’histoire. 2008 est l’année où il filme les prisonnières dans la prison de Douma pour faire sa pièce documentaire. Il rencontre une femme qui lui raconte qu’elle est emprisonnée pour l’homicide d’un homme qu’elle n’a pas réellement tué : celui-ci est tombé d’une tour après qu’elle lui a demandé d’y monter – tout comme Hilde dans Le constructeur Solness (1993 [1892]) d’Henrik Ibsen. Elle lui raconte aussi qu’en 1991, dans cette prison, des femmes ont mis en scène La dame de la mer (1992 [1888]) d’Ibsen. Un Wael imaginaire – un jeune dramaturge qui aurait pu, en 2008, être au courant de la mise en scène du spectacle d’Ibsen à Douma – décide alors d’en savoir davantage. Il rencontre Wejdan et Hend, qui ont joué la pièce en 1991 et qui, dans cette fiction, habitent désormais à Damas.

Les deux femmes, anciennes militantes communistes qui ont été emprisonnées pour cette raison, expliquent comment elles ont joué la pièce sans la permission des autorités. Wael les enregistre pour pouvoir transmettre leurs messages à la femme de la prison. Dans ce lieu, Wael et la prisonnière répètent en secret une scène du Constructeur Solness. On voit simultanément Wejdan et Hend reconstituer le rocher de La dame de la mer et le colorier, comme si elles étaient en 1991. Quand la femme sort de prison, dans le présent, elle va chercher Wael dans son bureau de Damas pour mettre en scène la pièce. L’actrice joue avec Alkahwaji (ou Nassif) une scène du Constructeur Solness. Wael (aujourd’hui) annonce qu’il va mettre en scène la pièce. Toutefois, dans la réalité, il n’habite plus à Damas et son bureau n’existe plus. On voit quelques photos de son bureau après le raid des forces de sécurité. La pièce se termine par un message vocal téléphonique, témoignage de l’ancienne détenue qui a adapté La dame de la mer à l’intérieur de la prison en 1991 et qu’elle a enregistré dans sa ville en Syrie.

La structure de la pièce est complexe et repose sur une alternance temporelle signalée visuellement par le mouvement des acteur·trices sur trois bandes de la scène : la projection, au milieu de la scène, marque la période médiane, 2008; le présent est mis en scène sur le front, tandis que la temporalité de 1991 est représentée en fond de scène. Le présent est proche, tandis que le passé est physiquement distant, éloigné dans l’espace. La vue du passé est obstruée, car le passé n’est pas clair.

Au début de la pièce, l’auteur donne des indications au public afin de faciliter sa compréhension :

Wael. – L’histoire [de la mise en scène racontée par Hala] est réelle. En effet, un groupe de prisonnières communistes a préparé une production de La dame de la mer d’Ibsen et l’a présentée à l’intérieur de la prison en 1991.
J’ai été initié à l’histoire par deux de ces femmes qui ont participé à la pièce. Hend Alkahwaji et Wejdan Nassif. Elles sont ici ce soir. Elles ont accepté de participer à cette pièce.
L’histoire que Wejdan et Hend ont racontée m’a posé problème, même si je l’aime et qu’elle m’a beaucoup inspiré. Le problème c’est que je ne savais pas pourquoi j’aurais dû la raconter aujourd’hui. Après tout ce qui est arrivé. L’histoire s’est passée alors qu’elles étaient emprisonnées à l’intérieur du pays en 1991, et aujourd’hui, après 32 ans, nous essayons de la raconter à nouveau alors que nous sommes emprisonné·es à l’extérieur du pays!

Pourquoi d’ici? Pourquoi je veux la dire d’ici? Au fait, quand je dis le mot « ici », honnêtement, je ne sais pas ce que je veux dire. Exil? Un endroit où tu es obligé·e de vivre. Un temps qu’il faut gérer comme temporaire. Tu dois agir comme s’il s’agissait... d’une prison? Un lieu qui oblige à attendre, à rêver, à imaginer. N’importe quoi tu imagines... une illusion.
La vidéo que vous avez vue est une version imaginaire de moi, à travers laquelle nous avons essayé de répondre à la question de savoir comment j’aurais pu connaître l’histoire.
Entre autres suggestions, nous avons décidé d’opter pour celle-ci. Selon cette proposition, j’irai dans une prison pour femmes en 2008 afin de mettre en scène une pièce qui repose sur leurs histoires personnelles[5]

(Kadour, 2022).

Dans Up There, le présent et le passé se mêlent avec l’imagination. L’auteur montre l’épisode de la mise en scène de La dame de la mer dans la prison de Douma et expose son propre passé, même celui, imaginé, qui ne s’est pas réellement passé…

Le temps retrouvé à l’aide d’Ibsen

L’élément temporel et le mouvement dans le temps sont fondamentaux dans Up There. Les trois niveaux de la pièce (1991, 2008 et 2022), interreliés, sont choisis par rapport à des événements qui se sont réellement produits. Cette analyse prend comme points de départ quelques considérations sur le choix de ces trois niveaux temporels pour se concentrer ensuite sur la mise en abyme de la pièce d’Ibsen. Nos réflexions nous amènent à considérer l’invention du passé dans le cadre de la « temporalité négative » (Scott, 2022), c’est-à-dire la reconnaissance d’un soi impossible passé ou présent, et à évaluer sa place dans le récit identitaire biographique.

En Syrie, en 1991, de nombreux·euses prisonnier·ères des années 1980 sont libéré·es. À cette époque, avant de quitter la prison de Douma, des prisonnières y mettent en scène La dame de la mer d’Ibsen. Kadour ne connaîtra cet épisode qu’en 2017. En effet, les anciennes détenues n’ont pas le droit de voyager ni celui de travailler; le fait même de raconter le récit de leur expérience en prison est interdit et constitue un tabou. Comme Hend l’explique dans son message, après la prison, un grand besoin de trouver un équilibre, de se retrouver avec les autres anciennes détenues se fait sentir :

Hend. – Une fois sortie de prison, j’ai tout jeté derrière moi. J’ai rejeté l’oppression, la tristesse et j’ai ouvert la porte à la lumière et à la liberté. […]
Au fil du temps, j’ai réussi à trouver un équilibre. La situation politique était mauvaise. Il n’y avait plus de vie politique comme avant l’emprisonnement. Je me suis consacrée à d’autres intérêts artistiques et culturels, je me suis intéressée à la question des droits des femmes. De temps en temps, nous avions l’habitude de nous rencontrer, les filles [anciennes détenues], et de parler de la prison

(Kadour, 2022).

En 2000, après la mort de Hafez el-Assad, lui succède son fils, Bachar el-Assad, qui maintient le régime instauré par son père. Toutefois, au début du mandat, l’attitude du jeune dictateur suscite un espoir de changement dans les milieux de l’opposition. Un certain enthousiasme anime les jeunes étudiant·es, motivé·es par l’élection du nouveau président et ses promesses d’assurer plus de liberté, notamment en matière de censure. Des artistes peuvent même documenter l’état des prisons. C’est le cas de Mohammed al-Attar, par exemple, qui mène des entretiens avec treize Syrien·nes détenu·es depuis peu (Ziter, 2015 : 236-238). Pour cette raison, Kadour imagine de se rendre dans la prison de Douma en 2008. Dans la fiction, il peut ainsi interviewer des femmes prisonnières et connaître l’histoire de la mise en scène de La dame de la mer.

En réalité, comme il l’affirme au cours de l’entretien mené dans le cadre de cet article et au début de sa pièce, Kadour savait qu’il y avait des prisonnier·ères politiques – des femmes dans la prison de Douma et des hommes dans la prison de Saidnaya –, mais il ne savait pas qu’on faisait du théâtre à l’intérieur des prisons :

Wael. – Pourquoi n’ai-je pas su? Parce que ce sujet était tabou. Il était interdit de parler de tout ce qui concernait la période de répression politique des années 1980-1990. […]
J’étais pris par le travail et l’écriture, et mes projets étaient avancés ou publiés. J’étais piégé dans le présent et je n’occupais pas mon esprit avec le passé. Je n’ai pas pensé à la génération avant moi. Une génération que mon expérience était censée prolonger! J’étais un artiste indépendant, indépendant même vis-à-vis de son propre passé

(Kadour, 2022).

Le tabou par rapport à la répression politique des années 1980-1990 d’un côté et l’indépendance de la nouvelle génération artistique de l’autre a fait en sorte que Kadour n’est pas entré en contact avec l’« ancien » milieu théâtral en 2008.

À partir de 2011, avec le début de la révolution – qui se transformera en guerre civile –, plusieurs hommes et femmes de théâtre quittent la Syrie, où la répression du régime s’intensifie. Kadour se déplace d’abord en Jordanie, où vit la famille de sa femme, et le couple se réfugie à Paris en 2016. Les anciennes prisonnières de la prison de Douma, Nassif et Alkahwaji, ont quitté la Syrie en raison de la violence croissante du régime : leur exil est double, puisqu’elles ne peuvent pas parler, dans leur diaspora, à un public qui ne comprend pas ou qui ne veut pas savoir. Elles sont âgées de plus de soixante ans et commencent à perdre l’espoir de parler de leur expérience en prison. Kadour commence à se poser une question : est-il utile de raconter la Syrie depuis l’exil? Wael explique ceci depuis son bureau fictif de 2008 :

Wael. – Pendant que je suis ici, je peux dire le mot « ici » et je sais de quoi je parle. Mais mon problème avec ce « ici », c’est qu’il n’existe plus. L’endroit est détruit. Les Mukhabarat [forces de sécurité] ont perquisitionné l’endroit en 2011. Il ne reste que quelques photos qu’un ami a prises quelques semaines plus tard. Quand il m’a envoyé ces photos, j’avais quitté le pays et jusqu’à aujourd’hui je n’y suis plus revenu

(idem).

À Paris, par le biais de son théâtre, Kadour réfléchit sur la situation politique de la Syrie, et tout spécialement sur le contexte postrévolutionnaire et les conflits moraux qu’il entraîne. Par exemple, bien que Kadour n’ait pas l’intention de faire une pièce sur les droits des femmes, dans Up There il fait face à la question de la liberté des femmes et des restrictions sociales qu’elles subissent. Cette question, qui est au coeur de la production ibsénienne, est courante dans celle de Kadour, comme il le souligne dans la description du projet de Up There. Dans Khārij al-sayṭara (Hors contrôle) (2009), Alia épouse un jeune homme d’une autre confession religieuse et s’enfuit loin de sa famille et plus particulièrement de son frère qui la poursuit en ville pour la tuer. Dans al-Ghuraf al-saghīra (Les petites chambres) (2013), Saba se retrouve emprisonnée chez elle pour plusieurs années après que sa famille l’a condamnée à prendre soin de son père malade. Saba profite de cette réalité pour tisser une histoire d’amour dans le salon de sa maison avec le livreur du supermarché en face de chez elle. Dans Waqā’i’ madīna lā na’rifuhā (Chroniques d’une ville qu’on croit connaître) (2011, dernière version en 2019), Roula s’interroge sur son identité sexuelle à la lumière des changements violents que connaît la ville à l’aube du mouvement révolutionnaire de 2011.

Souvent, Kadour revient sur des oeuvres écrites auparavant et, dans le cas d’al-I’tirāf (L’aveu), écrite en 2013 et reprise en 2018, il a recours à la mise en abyme pour multiplier les niveaux de lecture. Se déroulant dans un pays arabe hautement militarisé et rappelant les trois dernières décennies en Syrie, la pièce présente cinq personnages impliqués dans la représentation d’une version adaptée de La jeune fille et la mort (1997 [1991]) d’Ariel Dorfman. Kadour s’est inspiré de la pièce de Dorfman pour l’intrigue de sa propre pièce. La fin de L’aveu laisse entendre que, comme dans La jeune fille et la mort, quelques personnages ont rencontré un tortionnaire par hasard. Dans ces deux pièces, on ne sait pas s’il sera tué (Potenza, 2020a; 2020b).

En 2017, Wael Kadour a participé en tant que dramaturge au projet X-Adra, monté par Ramzi Choukair, acteur diplômé de l’ISAD en 1994. La pièce a pris le nom de la prison d’Adra située à la périphérie nord-est de Damas. Kadour y a recueilli et mis en texte les témoignages de cinq femmes et d’un homme qui ont été emprisonné·es et torturé·es en Syrie à des époques différentes. En 2017, en France, Kadour a appris l’histoire de la mise en scène de La dame de la mer à Douma en 1991. Il a aussi fait la connaissance du scénographe Jean-Christophe Lanquetin, qui était un habitué du milieu théâtral syrien. Lanquetin avait notamment déjà collaboré aux mises en scène de X-Adra et avait vécu en Syrie au début des années 2000 (Dubois, 2019 : 286). Kadour a travaillé avec lui dans le cadre du projet Up There. Dans cette pièce, Kadour a refusé la forme, déjà exploitée dans X-Adra, du théâtre documentaire conçu exclusivement à partir de témoignages d’ancien·nes prisonnier·ères.

L’année 2020 a été déterminante pour la création de Up There : pour Kadour, il s’agissait d’un moment de crise qui l’a « obligé » à se pencher sur le passé de son pays et sur son propre passé. D’une part, il y avait la COVID-19, avec le confinement, la fermeture des salles de théâtre et la fin de la production de sa pièce Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, la solitude et le manque de travail. D’autre part, par rapport aux dix dernières années, il y avait moins de financement européen pour favoriser les projets culturels des artistes syrien·nes. À ce moment, pour Kadour, la référence à Ibsen est devenue le moyen d’explorer le passé en le reliant au présent et d’ainsi pouvoir raconter l’épisode de la mise en scène de La dame de la mer. Par ailleurs, Kadour ne s’est pas limité à cette référence : tout comme dans L’aveu, il a renforcé la mise en abyme par le biais de l’intertextualité. Les deux Wael – celui d’un passé qui n’a pas eu lieu et celui du présent – se retrouvent dans la fiction, tout comme les deux personnages ibséniens de Hilde dans Up There. La référence à Ibsen devient ainsi une composante essentielle de la pièce. Cependant, même si le public ne connaît pas Ibsen, il peut toujours apprécier les autres niveaux de lecture de la pièce.

La référence à Ibsen est déjà saillante dans le titre de la pièce, « up there » étant une expression qu’Ibsen utilise souvent dans ses pièces pour distinguer la région et les gens du nord de la Norvège. « Là-bas », d’après Ibsen, les coutumes sont moins affectées par la religion chrétienne et il y a moins de conditionnements sociaux, surtout dans le milieu bourgeois dont il met à nu les contradictions. Ce titre est l’un des fruits du dense travail de recherche et de lecture que Kadour a conduit en 2020 (et dont il parle dans l’entrevue). En plus de la lecture des pièces d’Ibsen, Kadour a mobilisé à la fois des études portant sur l’auteur, des mises en scène et des films réalisés à partir de ses oeuvres, qu’ils soient italiens, anglais, français, australiens, allemands ou norvégiens[6].

Dans La dame de la mer, naturalisme et symbolisme, suggestions philosophiques et introspection psychologique, moralisme et poésie coexistent. Le drame de la bourgeoisie se développe dans la vie quotidienne et dans la poursuite de ses mirages. La protagoniste, Ellida, est la deuxième épouse du docteur Wangel et vit avec celui-ci et ses deux filles – Hilde et Bolette –, nées de sa première relation, dans une petite ville balnéaire près d’un fjord sur la côte nord de la Norvège. Ellida aime profondément la mer. Elle se sent liée à un mystérieux marin, dont le nom est inconnu et dont elle attend le retour. L’homme finit par arriver et Ellida fait un choix difficile entre l’amour passionné, imprévisible, et l’amour conjugal, rassurant. Wangel laisse sa femme libre de choisir. Ellida apprécie la générosité de son mari et, se sentant libre, choisit enfin de rester avec lui.

C’est encore grâce à son travail de recherche que Kadour s’aperçoit que le personnage de Hilde existe dans deux pièces d’Ibsen. Dans Le constructeur Solness, Halvard Solness, un architecte accompli, réalise que la perte de ses enfants et la maladie de sa femme sont la cause de ses remords et de sa tristesse. Sa vie bascule lorsqu’une jeune fille, Hilde Wangel, qu’il avait connue auparavant et oubliée, fait irruption. Pendant dix très longues années, elle avait nourri un grand amour pour lui. Solness est ainsi submergé par un tourbillon d’émotions qui le conduira à sa chute et à sa mort.

Tout comme Hilde Wangel dans Le constructeur Solness, la prisonnière de Up There déclare avoir rencontré un homme deux fois dans sa vie. La première, quand elle était jeune : il était arrivé dans son village et lui avait promis de revenir dix ans plus tard, de lui bâtir un château en l’air, de la conduire dans son royaume et de faire d’elle sa princesse. Et puis la deuxième, quand elle le retrouve dix ans plus tard. Elle lui demande alors de monter dans la tour de son dernier bâtiment, bien qu’il soit acrophobe. La pièce d’Ibsen se termine par la mort de Solness, qui tombe de la tour, tandis qu’Hilde le regarde dans un triomphe silencieux. Dans Up There, la prisonnière purge sa peine pour meurtre dans la prison de Douma.

D’après la pièce de Kadour, si les metteures en scène de La dame de la mer à Douma avaient connu Le constructeur Solness, elles auraient informé leur public dans la prison, ou auraient peut-être choisi cette dernière pièce :

Wajdan. – Elles [les prisonnières] l’auraient certainement aimée davantage.
Nous disons cela parce que notre public n’a pas aimé la fin de La dame de la mer. Elles n’ont jamais aimé que le personnage principal choisisse son mari plutôt que son ancien amoureux, le marin.
Le public s’y est opposé. Près de la moitié d’entre elles étaient en prison parce qu’elles avaient tué leur mari. Alors, comment présenter une pièce où la protagoniste choisit son mari à la fin?!
Elles ont refusé la fin et ont exigé qu’elle soit changée.
Bien sûr, je peux comprendre cela, nous vivions dans une prison! N’importe quelle prisonnière choisirait de s’évader de la réalité, même si elle partait avec un « étranger ». Personne ne choisirait la réalité. Voici mon interprétation personnelle de leur réaction.
À cette époque-là, nous ne savions pas que dans Le constructeur Solness, dix ans après leur première rencontre, Hilde suivrait Halvard Solness et le « tuerait » ou causerait sa mort

(Kadour, 2022).

À travers Hilde, les prisonnières peuvent voir l’« évasion de la réalité » qui est moins perceptible chez le personnage d’Ellida, « la dame de la mer ». Dans la pièce de Kadour, le lien entre Hilde et Ellida se fait par une mise en abyme des pièces d’Ibsen qui tient compte de l’évolution de la pensée de celui-ci. L’influence d’Ibsen se lit également dans la force de l’écriture dramatique de la pièce. Comme la présentation du projet sur le site Internet d’Ibsen Scope (2021) le précise, Up There se base sur un théâtre postdramatique qui mêle des éléments, des époques et des personnages du théâtre dramatique d’Ibsen aux documents purement factuels que représentent les témoignages de deux femmes autrefois détenues en Syrie et aujourd’hui réfugiées en France. Tous ces aspects convergent dans la figure de l’artiste présent sur scène. Celle-ci, comme le dit Kadour en entrevue, devient indispensable : « Être moi-même sur scène était une décision artistique cruciale » (entretien du 14 janvier 2023). Le collectif Ma’louba s’est accordé sur le fait que l’auteur devait jouer son propre rôle. Dans l’objectif d’interroger son passé et d’essayer, dans le même geste, de le « réparer », Kadour rompt avec la distance, souvent de mise, entre l’auteur et son oeuvre.

La visite du « passé » qu’effectue Wael est mise en scène par une vidéo qu’il aurait enregistrée avec sa caméra. Le Wael du présent la regarde et tourne donc le dos au public, en se montrant dans toute sa vulnérabilité. Nous observons un effet miroir entre Wael, le vrai Wael, et le personnage doublement fictif de Hilde / la prisonnière / Hala (fictif chez Ibsen, fictif dans Up There, au contraire de Wael, Hend et Wejdan qui jouent leur rôle). La promesse d’un nouveau royaume, symbole de bonheur que Hilde attend depuis dix ans, rappelle l’attente de Wael en exil. Il ne faut pas oublier que la pièce est mise en scène dix ans après le début de la guerre civile syrienne. Wael et Hilde reviennent tous·tes deux après des années pour rétablir leur situation et faire évoluer leur personnage. Dans le cas de Hilde, il s’agit d’une double attente : d’abord de Solness et ensuite de sa liberté hors de prison. Wael, quant à lui, doit remonter le temps pour modifier son passé, ce qui peut seulement se réaliser par l’intermédiaire de la fiction. Kadour imagine une version alternative de lui-même fondée sur une action non réalisée, en voyant cet objet (le « non-soi ») d’un point de vue externe. Inversant le concept d’un soi possible, il crée un soi impossible : une version potentielle non réalisée qui n’est pas et ne peut pas devenir.

Si la narration est une tendance humaine universelle, par laquelle nous imposons de l’ordre, de la structure et du sens à l’expérience personnelle (Bruner, 1991), Up There relie les non-événements et le non-soi dans un scénario cohérent[7]. Le bureau de 2008 est un « no-thing » (Scott, 2022) qui apparaît hors de portée et dont la non-possession évoque pour Wael des émotions négatives telles que la nostalgie. Dans la fiction, le bureau de 2008 est ainsi un espace liminal, où le passé est momentanément abrogé et où l’avenir n’a pas encore commencé, un instant de pure potentialité (Turner, 1979). Ce passé – qui ne s’est pas passé – est donc reconstitué de façon crédible : « Wejdan. – J’aime l’idée qu’une prisonnière assiste à notre représentation en 1991, et qu’elle se souvienne encore de qui nous sommes et de ce que nous avons fait. L’idée est imaginaire, je sais, mais pour moi cela est crédible. Je veux y croire, et c’est très important en ce moment » (Kadour, 2022). Le fait de reconstituer – dans la fiction – une réalité qui n’existe pas empiriquement est d’une aide réelle pour Wejdan. C’est un phénomène social négatif : une expérience qui n’existe pas est empiriquement irréelle, mais elle reste néanmoins significative pour le sujet (Scott, 2022). D’ailleurs, pour Wael, il était clair dès le premier moment que ce projet aurait un impact positif sur Hend et Wejdan. En août 2021, à Berlin, lors d’un atelier de théâtre, Kadour était enthousiaste à l’idée du projet Up There et de la façon dont ces deux femmes, Nassif et Alkahwaji, s’étaient finalement retrouvées et avaient parlé ensemble de leurs années de prison et du présent (entretien du 16 août 2021). Peut-être qu’à cette époque, Kadour n’imaginait pas encore la portée du phénomène social négatif à l’égard de Nassif et Alkahwaji et à son propre égard, tout comme il n’imaginait pas les difficultés posées par l’écriture du témoignage de cette expérience – qu’on retrouve dans la section « Parole d’artiste » de cet article (échanges privés du 6 février 2023). Susie Scott théorise :

Raconter des récits négatifs ne peut ni aboutir à des histoires d’évasion heureuses ni à des scénarios tristes et désolés, mais quelque part dans une zone plus grise, entre les deux. Des sentiments ambivalents, mais plus réalistes naissent face à un compromis : accepter la déception (Craib, 1994) d’une bénédiction mitigée ou apprécier humblement un nuage argenté. Cela nous rappelle que le non-soi est une illusion, tout comme le soi vécu consciemment. Il est provisoire, inachevé : un brin fragile qui lie l’identité (Jackson, 2010), mais qui peut facilement se rompre. Si l’ipséité narrative est une capacité, un processus de fabrication de son récit (Spinelli, 2005, 79), on peut en dire autant de son ombre, le narrateur négatif qui réécrit l’expérience perdue

(2022).

Ou, pour le dire avec les mots de l’ancienne prisonnière à sa sortie de prison, quand elle va trouver Wael dans son bureau,

[c]e que tu [Wael] dis est beau, mais ce ne sont que des illusions.
Des illusions dont tu ne peux pas te débarrasser.
Tu ne peux pas ou tu ne veux pas. Je ne sais pas. Mais en tout cas, tu as bien fait d’en faire une pièce de théâtre.
Tu as raison d’essayer encore de comprendre ce que signifie le mot « ici ».
Reste « ici »

(Kadour, 2022).

Cette conscience individuelle et subjective de ce que l’artiste n’a pas fait, de ce qui ne s’est pas produit et de ce qui manquait à sa vie personnelle et professionnelle, cette temporalité négative se déploie tout au long du processus de création de la pièce, depuis son idéation durant la crise de 2020 jusqu’au lendemain de sa mise en scène en décembre 2022. Cette prise de conscience est le résultat d’un parcours de remontée dans le temps, réel et réinventé, accompagné du regard d’Ibsen sur la société.

Bande-annonce de Up There.

-> Voir la liste des vidéos

Parole d’artiste

Up There, avec Wael Kadour. Theater an der Ruhr, Mülheim, Allemagne, 2022.

Photographie de Jean-Christophe Lanquetin.

-> Voir la liste des figures

Quelques jours avant l’ouverture[8]. La fin d’une longue journée de travail. Seul Mohamad Al Rashi (le metteur en scène) était dans la salle pour faire quelques ajustements à l’éclairage, accompagné du concepteur lumière, Toni [Mersch]. J’étais sur le point de partir, mais j’ai décidé de rester quelques minutes. C’était la fin des répétitions et j’étais nerveux. J’avais oublié une grande partie de mon scénario et ma réponse aux instructions de Mohamad avait été mitigée. J’avais causé de l’anxiété, que j’ai vue dans les yeux des autres participant·es. Peut-être était-ce dû à l’épuisement, ou peut-être à la nervosité face à la date d’ouverture qui approchait. Je portais des sentiments que je ne pouvais pas comprendre. C’était peut-être parce que cette pièce était très personnelle. Plus personnelle que je ne m’attendais! Je voulais parler à Mohamad et m’excuser. J’avais donc voulu attendre. Mohamad me faisait signe depuis la régie alors que je me déplaçais sur scène dans la pénombre. Il me demandait de l’aide. Il voulait juste que je m’assoie derrière mon bureau après la fermeture du rideau de façade. « Fais-le ». Calme. Obscurité presque totale. Ce que j’entends par « mon bureau » est un espace de travail privé que j’ai partagé et loué à Damas avec un groupe d’ami·es pendant environ cinq ans, entre 2006 et 2011. Dès le départ, le scénographe, Jean-Christophe [Lanquetin], a voulu que nous évoquions ce lieu sur scène après m’avoir longuement écouté. Il ne savait pas encore que cet endroit avait été perquisitionné par les forces de sécurité à la recherche de militant·es (je n’en faisais pas partie). Je ne savais pas non plus que je quitterais le bureau pour la dernière fois un jour d’octobre 2011 et que je n’y reviendrais plus, du moins pas avant aujourd’hui. Ce que j’entends par « aujourd’hui », c’est cette nuit-ci, quelques jours avant l’ouverture. « Aujourd’hui » pourrait aussi être le moment où j’écris ce témoignage. Je crois que le mot « aujourd’hui » restera utilisable tant que vous lirez ces lignes. Il décrit simplement ce moment qui continue de s’étirer à chaque « aujourd’hui ».

Heureusement, ou peut-être malheureusement, j’ai quelques photos que mon ami a prises quelques semaines après que le bureau a été fouillé par les Mukhabarat. Il les a partagées avec moi. J’ai dû les retrouver au bas d’une longue liste de fichiers sur un vieux disque dur externe que j’avais emporté avec moi quand j’ai quitté la Syrie. J’ai partagé les photos avec Mohamad et Jean-Christophe et ils ont décidé d’en utiliser certaines à la fin de la pièce.

À la fin de la pièce, tout le monde quitte la scène et je reste seul. Je veux dire, il·elles partent pour le moment présent. Métaphoriquement, il·elles décident de vivre dans le présent. Quant à moi, je reste dans mon espace de bureau qui appartient à un temps qui a arrêté de bouger au moment du raid, il y a onze ans.

Je suis les instructions de Mohamad. Je regarde autour de moi et ferme doucement les rideaux comme s’il s’agissait de murs mi-transparents. Alors que je ferme les rideaux, deux photos du bureau détruit apparaissent. C’est l’image qui accompagne ce texte. Seul dans mon bureau. Devant moi et derrière moi, il y a ces deux photos du bureau détruit après le raid des Mukhabarat. Je m’assois et j’attends. Les réglages d’éclairage sont un processus très lent. Mohamad et Toni oublient mon existence pour quelques minutes. Leurs voix m’arrivent de la salle de contrôle, lointaines et étouffées. Je suis maintenant seul dans mon bureau, oublié à un moment où le temps s’est arrêté il y a de nombreuses années. C’est comme si je retournais à cet endroit. C’est comme si je visitais l’endroit, une visite que j’aurais dû faire il y a onze ans, pour au moins lui dire au revoir. Je le fais maintenant, enfin. Je quitte l’endroit et je pleure. Je quitte l’ancienne version de moi. Ce jeune homme impulsif plein d’enthousiasme et de passion. Ce rebelle qui croyait autrefois qu’il était la personne la plus intelligente de la ville et qu’un nouveau départ pour le théâtre syrien allait naître de lui. Plein de zèle, d’impulsivité et de désir de travailler et de réussir. Il voulait prouver à lui-même et aux autres qu’il était supérieur. Il estimait que le fait d’avoir raison et de bonnes intentions était une force qui lui donnait suffisamment de légitimité pour porter un jugement sur les autres et évaluer leurs comportements et leurs actions. Parfois, j’aimerais pouvoir enterrer cette version de moi pour toujours. Non pas parce que je la déteste, mais simplement parce que je l’ai laissée là-bas, que je suis parti en hâte et que je ne lui ai jamais donné l’adieu qu’elle méritait jusqu’à aujourd’hui.

Quand on est vaincu et seul, comment le fait de revisiter le passé ne peut-il pas se transformer en simple autoflagellation?

Au cours d’une des séances de travail sur l’élaboration de la pièce, nous essayons de suivre l’évolution de la ligne dramatique qui réunit l’histoire de la femme emprisonnée et du dramaturge que je suis. Mohamad demande quelles sont les possibilités et je réponds deux fois sans réfléchir. Je crois fermement qu’elle se précipitera en ville sans crainte. Elle n’a rien à perdre. Elle s’est bien préparée pour ce moment. Elle va vivre plusieurs expériences de travail, de logements et de relations. Son caractère ne cède pas aux considérations morales dominantes qui pèsent sur les habitant·es de cette ville. Elle s’est émancipée, par sa décision personnelle, de tout cela. J’y vois une incarnation de l’esprit des pirates du Grand Nord qui croient à la multiplicité des divinités et au fait que le bonheur est un droit indiscutable, peu importe s’il peut blesser les autres. Ce personnage peut rester de longues années dans cet état, mais si l’on veut le soumettre au développement du personnage ibsénien, il se heurtera tôt ou tard au tissu moral de la société qui gouverne la ville. « Comment cela peut-il arriver? », demande Mohamad. Elle doit avoir quelque chose à perdre. Elle doit former une mémoire avec le lieu et ses habitant·es. « Votre relation pourrait-elle évoluer dans une certaine direction? », demande encore Mohamad. Dans mon cas, pendant cette période de ma vie, oui. Une relation ouverte et non exposée peut me rapprocher d’elle. Une relation dans laquelle il y a beaucoup de respect, d’attention et de plaisir. Une relation qui n’est pas soumise au modèle prédominant ou habituel des relations. Aucune condition préalable et aucun désir de contrôler.

Cette relation dure un moment, et si jamais elle se termine, ce sera à cause de moi. Il y a une femme qui revient du passé. Une jeune femme avec qui j’avais testé toutes mes questions sur l’amour, la vie, la religion et les classes sociales. Une femme que j’aime et qui, par mon amour pour elle, se révolte contre un héritage long et complexe de traditions familiales et communautaires. J’ai remporté une victoire facile. Je choisis volontiers le style des relations exclusives qui reposent sur les mystères de l’amour éternel. Je choisis le mariage et je m’efforce de prouver à moi-même et aux autres que je fais partie des rares personnes qui comprennent les relations conjugales et que je suis capable de créer un modèle de relation conjugale différent de celui qui prévaut. Je demande à la femme (anciennement prisonnière) qu’on arrête de communiquer. Elle est encore sans passé. La prison est le seul passé qu’elle a. Aucun vieux chéri du passé ne dicte un changement dans ses choix. Mon souhait est pleinement respecté, et la communication entre nous cesse définitivement.

Soudain, d’une scène d’amour, d’aventure et de conversations réconfortantes, la ville se transforme en un grand piège de douleur. Elle a maintenant un petit passé. Une courte histoire. Elle le possède, et c’est là que la douleur commence. Elle et moi, nous comprenons maintenant mieux le sens de cette question aiguë que pose Hilde à la fin du Constructeur Solness, lorsqu’elle se rend compte qu’elle ne peut pas enlever Halvard Solness à sa femme, Aline. Pourquoi ne pouvons-nous pas facilement supprimer ce qui se dresse entre le bonheur et nous? Hilde se heurte à l’épais mur moral de la société et refuse tout à la fois de revenir dans le passé et dans la grange de la maison paternelle, qu’elle a quittée définitivement. Hilde fait une prophétie de bonheur. Les châteaux en l’air sont les seuls endroits où les êtres humains peuvent vivre heureux pour toujours.

La pièce que j’ai faite avec Mohamad est mon château en l’air où je peux vivre heureux. Cette pièce me permet de voyager dans le temps et de le réimaginer. Ce bonheur imaginaire, empreint d’illusions, c’est ce que je veux. À la fin de la pièce, tout le monde revient au présent, mais moi j’y reste. Je laisse une version de moi dans ce passé réinventé. Je la laisse entre les colonnes de bois qui composent la structure du bureau. Une fois le spectacle terminé, pendant que les machinistes le retirent de sa place, le démontent et l’emballent dans une boîte en bois avec ce qui reste du décor, je ressens de la douleur. J’ai l’impression qu’il·elles me déchirent. Je pourrais pleurer à nouveau. J’ai mis cette copie imaginaire de moi dans cette boîte avec le reste des accessoires. Je la place avec les pièces de bois qui composent la structure du bureau. Je la laisse au-dessus des cartons à oeufs avec lesquels Hend et Wejdan refont le rocher comme elles l’avaient fait en prison il y a trente-deux ans. Dans la boîte, il y a également un drap bleu, suggérant la mer derrière le rocher. Une copie imprimée supplémentaire des photos du bureau démoli après le raid, une copie des pièces d’Ibsen et une copie imprimée du scénario de la pièce elle-même. J’ai tout ce dont j’ai besoin pour survivre dans cette boîte. Je rentre et j’attends quelques semaines pour le prochain spectacle. Ce n’est qu’alors, pendant une heure et demie, que je pourrai vivre heureux à nouveau. Je pourrai revisiter le passé et je suis sûr que j’y retrouverai tout comme je l’ai laissé.

Entretien avec Wael Kadour

Cet entretien a été mené par Daniela Potenza le 14 janvier 2023 dans un café de la Place d’Italie de Paris.

Wael Kadour : Le point de départ est assez important pour ce projet – c’était 2020. C’était l’année de la COVID-19 et on avait perdu d’emblée la moitié de la tournée des Chroniques, la production précédente; huit dates ont été annulées. C’était pendant le premier confinement, donc c’était la mort soudaine du projet et c’était un moment sombre. Nous avions travaillé très dur sur cette production et nous perdions toutes les dates. Et si on ne représentait pas la pièce, on ne pouvait plus la revendre, donc c’était un peu la fin de la production… une mauvaise fin. Un seul théâtre nous avait proposé de représenter à nouveau les Chroniques au bout d’un an et demi, mais nous n’avions pas pu confirmer, car l’intervalle était très long et l’équipe, grande. Je ne pouvais pas prendre cette responsabilité de confirmer, de signer un contrat autant à l’avance. Alors j’ai dit : « Non, je ne suis pas sûr, non ».

Puis, en 2020 et en 2021, en perdant les Chroniques et avec les salles de théâtre qui fermaient, on sentait qu’on était vraiment coincé·es, parce que tu as des questions sur ta carrière, sur ta vie, sur la façon de payer tes factures… à tous les niveaux : artistique, économique, social, personnel. Le deuxième point, c’était toute la situation politique par rapport à la Syrie parce qu’après dix ans, il n’y avait plus de révolution, personne ne voulait parler ni de la révolution ni de la Syrie, et Bachar el-Assad était toujours le président. Donc quand tu quittes ton pays, peut-être que tu as encore de l’espoir la première année, la deuxième année aussi, mais la dixième année, à ce stade, tu perds vraiment espoir. Donc c’était la COVID-19, dix ans après la révolution et en plus – bien sûr – on ressentait toute la pression quotidienne normale que représente le fait d’être en exil. Toute la pression – je veux dire sociale, culturelle, administrative, à tous ces niveaux… 2020-2021, c’était… c’était un moment critique. Donc je ne veux pas dire que j’étais déprimé, mais bon, la déprime était… partout…

Daniela Potenza : Partout sur toi, tout autour de toi... [Kadour sourit.]

W. K. : J’avais toujours cette histoire des femmes prisonnières en 1991 et La dame de la mer, alors j’ai décidé que je pouvais peut-être faire quelque chose à propos de cette histoire, je pouvais peut-être écrire une pièce sur cette pièce et peut-être sur la situation dans laquelle elles étaient emprisonnées et isolées, où elles n’avaient rien à perdre et avaient besoin de tuer le temps. Peut-être que cette similitude entre elles dans la prison faisant du théâtre à l’intérieur du pays, mais prisonnières dans ce pays, et moi, emprisonné à l’extérieur du pays et confiné… peut-être que ce lien m’a motivé d’une certaine manière. Ensuite, j’ai considéré cet aspect de moi : je suis un artiste qui sait écrire des demandes de subvention. J’ai donc utilisé cette compétence et en cherchant sur Internet, j’ai trouvé une petite subvention d’al-Mawred pour les artistes au moment de la COVID-19; une très petite subvention. J’ai postulé, j’ai eu la subvention, j’ai commencé à écrire un peu, j’ai eu une autre bourse de la fondation Ibsen Scope. En parallèle, bien sûr, je lisais toujours davantage sur Ibsen, sur l’histoire des prisonnier·ères politiques en Syrie, sur le théâtre documentaire en Syrie. Donc pendant un, deux ans, je lisais seulement et je n’avais aucune idée de la structure de la pièce. Voici le contexte.

Le point problématique était que j’avais une question : quel genre de visibilité, de visibilité politique, pouvais-je atteindre en racontant cet incident « maintenant », « ici »? J’étais comme désemparé. Parce que cette affaire est vraiment loin, et que même la Syrie est maintenant loin de moi, vu que je l’ai quittée il y a dix ans. Je ne suis plus capable d’écrire quoi que ce soit sur ce qui se passe en Syrie. Je connais beaucoup de choses sur la Syrie, je lis tous les jours sur la Syrie, mais je n’y suis pas. Je ne peux pas vraiment écrire quelque chose sur quelque chose que je ne connais plus. C’est le point problématique essentiel de l’ensemble du processus. J’ai une belle histoire de femmes en prison, mais ce n’est qu’une histoire que je peux raconter, que je peux écrire, et je ne sais pas à quoi ça sert d’en faire une pièce de théâtre, une mise en scène… donc tout le processus est une tentative de répondre à cette question.

D. P. : Et tu le dis dès le début de la pièce. Tu déclares que c’est ton problème.

W. K. : Et je définis ma situation actuelle aussi : celle qui est vraiment la relation entre moi et la Syrie de 1991. Dans une perspective dramaturgique, ça a l’air vraiment dénué de sens, parce qu’il n’y a pas de justice, parce que Bachar el-Assad est toujours au pouvoir, parce que moi, Wejdan, Mohamad, Hend et tous·tes les autres, nous sommes tous·tes des prisonnier·ères à l’extérieur du pays. Il n’y a personne qui peut y revenir, donc nous racontons peut-être l’histoire au mauvais public… Je pouvais de toute façon laisser Hend, Wejdan et d’autres femmes raconter l’histoire, mais pour moi c’était quelque chose que je ne voulais plus vraiment faire. De mon point de vue, c’était fait, c’était bien, mais maintenant il était temps de faire autre chose.

D. P. : Il te fallait donc une solution au problème…

W. K. : J’ai donc décidé d’écrire le problème. Parce que j’ai aussi besoin de faire du théâtre, c’est ma carrière, c’est ma… c’est ma vie. Alors j’ai décidé de poser le problème et d’étirer le problème…

Alors j’ai rencontré Wejdan et Hend quelques jours à Paris, je les ai invitées, et Mohamad est lui aussi venu de Marseille. C’était en février 2021. Nous avons loué un Airbnb pour quatre jours et nous avons parlé, et parlé... Je les écoutais encore et encore, je les filmais aussi. Donc j’avais du bon matériel enregistré. En même temps, je lisais beaucoup d’Ibsen et sur Ibsen et j’ai su qu’il avait utilisé l’un des personnages de La dame de la mer quatre ans plus tard dans une autre pièce titrée Le constructeur Solness; alors j’ai lu cette autre pièce, j’ai tout lu à ce sujet et puis j’ai décidé de travailler sur ce personnage.

À la fin du Constructeur Solness, Hilde Wangel « tue » Solness. Selon ma proposition, elle est mise en prison. En prison, elle a vu la mise en scène de La dame de la mer, car elle faisait partie des prisonnières, alors j’ai transformé Hilde – ou j’ai adapté Hilde –, qui est passée du contexte ibsénien norvégien au contexte syrien. Voilà donc les étapes du projet, comment elles se sont déroulées les unes après les autres.

Alors je me suis imaginé à Damas en 2008-2009. J’irais en prison avec ma caméra et avec l’autorisation du ministère de la Culture pour faire une pièce de théâtre, avec les prisonnières, sur leurs histoires personnelles. Je rencontrerais Hilde. Elle me dirait tout… Voilà le point : je ne suis pas capable de raconter l’histoire ici, donc je reviendrais à Damas pour essayer de raconter l’histoire à partir de là. C’était la solution simple et directe que j’avais en tête. Elle me parlerait de La dame de la mer, j’irais en ville et je trouverais Wejdan, Hend et d’autres femmes du même groupe. Je les inviterais dans mon espace à Damas, nous parlerions et donc je serais comme le messager entre elles et cette prisonnière. Voilà le point de la question. Je leur parlerais, je les enregistrerais, je retournerais en prison, la prisonnière me poserait des questions à leur sujet, je ne saurais pas quoi répondre, alors je les enregistrerais, puis j’y reviendrais. J’oscillerais entre l’intérieur et l’extérieur de la prison.

Être moi-même sur scène était une décision artistique cruciale. Il y a moi – le dramaturge –, il y a Wejdan et Hend en tant que vraies personnes sur scène, et il y a une actrice. […] En 2008, je suis ce jeune prometteur, pas arrogant, mais qui pense être intelligent, confiant en lui-même, qui croit être un artiste indépendant, ambitieux. C’est dans la toute première scène qu’on se rend compte que, techniquement, ce type ne connaît pas les anciennes prisonnières communistes et leurs expériences de théâtre en prison, bien qu’il soit un metteur en scène. Alors, ce gars commence à réaliser à quel point sa relation avec le passé de son pays est mauvaise.

D. P. : Et en réalité, c’est en 2017 que tu t’es rendu compte de cela…

W. K. : J’avais cette version de moi. Elle avait de très bonnes intentions, mais elle avait cette idée très générique du passé. Le père de Bachar était un dictateur et cette génération d’artistes et de personnalités politiques n’avait pas eu de chance; cette idée générale était correcte, mais elle était générale. Si tu « zoomes », tu verras beaucoup de monde. Et si tu fais du théâtre, tu ne peux pas vraiment le faire sans être conscient·e du passé de ton pays. C’est le seul passé que tu as.

Il y avait cette raison générale : OK, personne ne pouvait connaître le passé parce que c’était impossible, mais moi-même et d’autres personnes de ma génération étions dans notre bulle. Parce que lorsque Bachar el-Assad est arrivé au pouvoir, nous avons connu un peu plus de liberté. Donc c’était la vie, bien sûr, on a pris cette liberté. De plus, certains modèles de production artistique entraient dans le pays, avec al-Mawred, Arab Funds for Art and Culture, le British Council, l’Institut Goethe; je veux dire certaines sources indépendantes, pas le ministère de la Culture ou le Théâtre national, alors quand j’ai passé mon diplôme en 2005, j’ai regardé autour de moi et j’ai vu des chances. J’étais si jeune, j’étais impliqué dans des projets, donc je n’ai pas vraiment regardé le passé parce que « maintenant » je suis occupé, je suis indépendant, je suis intelligent et je suis sage, je suis gentil. Tu vois cet assemblage de moi dans le passé… c’est pourquoi ce projet est vraiment personnel : j’essaie d’être honnête avec moi-même et avec mes choix passés afin de comprendre ma situation actuelle par rapport au théâtre, au pays. Et j’avais besoin de comprendre à cause de 2020, à cause de la COVID-19, la mort subite des Chroniques, la Syrie qui n’était plus un sujet… donc j’étais forcé en quelque sorte, parce que je me retrouvais dans le présent, dans mon appartement, sans production, sans argent… J’ai d’abord été forcé. Ce n’était pas non plus mon... mon propre choix, mais j’ai utilisé cette crise pour repenser à moi-même en tant que dramaturge.

Au début de 2022, je suis devenu directeur artistique du collectif de théâtre Ma’louba à Mülheim, en Allemagne, et il est ainsi devenu possible de réaliser la création grâce au collectif et au soutien qu’il a reçu du Theater an der Ruhr en plus des deux bourses de production d’Ibsen Scope et d’al-Mawred que j’avais déjà. Au début, nous avions deux personnages féminins, la dramaturge et la prisonnière. Puis en août [2022], avec Mohamad, on s’est vraiment rendu compte que le metteur en scène c’était moi, pas une femme metteure en scène. Nous avons décidé qu’il fallait que ce soit moi. Alors j’ai réécrit une partie de la pièce. C’était comme si je me cachais derrière le personnage, comme je le faisais avant. Je prenais ma place en me cachant derrière mes personnages, mais à ce moment il semblait que non, je devais être ma voix.

D. P. : Depuis que cet épisode s’est produit, ta relation avec le passé a-t-elle changé? Souhaites-tu en savoir davantage sur la Syrie? Ou te concentreras-tu sur l’avenir?

W. K. : Les deux. Oui et non à la fois. Oui, parce que depuis 2020 et jusqu’à maintenant, ça fait deux ans que je travaille vraiment là-dessus. J’avais l’impression d’en savoir beaucoup sur le théâtre et sur les intellectuel·les de gauche en Syrie. C’est comme un nouveau chapitre de « connaissance » de ma vie. Et non, parce que j’ai toujours besoin d’anticiper, d’avoir un nouveau projet qui n’y est pas forcément lié. Ce que je veux dire à ce propos, c’est que travailler sur la pièce Up There au niveau du scénario, de la mise en scène et même du processus de production m’a donné la capacité de développer ma sensibilité à la question suivante : quels sont les véritables choix des créateur·trices de théâtre face à des changements politiques et sociaux extrêmes? Et comment prennent-il·elles leurs décisions sous pression? Je peux dire que je suis devenu plus compréhensif et tolérant envers les choix que font les artistes individuellement.

Parfois, je pense que je devrais faire une anthologie de tous·tes les hommes et femmes de théâtre des années 1980-1990, ou même d’avant. Je ne sais pas si cela pourrait être une production théâtrale ou un livre de recherche. Je ne sais pas pour la forme, mais il·elles avaient beaucoup à dire et il·elles ont beaucoup plus souffert que ma génération. Oui, c’est une façon de renouer avec la Syrie et de faire du théâtre maintenant, parce que je suis toujours hors de la Syrie, sans justice; je ne peux pas retourner dans ma ville, et avec le temps, ça devient de plus en plus frustrant. Ce n’est pas comme en 2011, 2012. Je ne veux pas dire que je suis fatigué, mais d’année en année, ça devient plus lourd. Bien sûr, j’avance dans ma vie avec ma famille, avec mes choix, mais ce sera toujours comme si tu restais enchaîné·e à quelque chose.