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Ce numéro est issu d’un petit pas de côté par rapport à des projets de publication antérieurs que j’ai menés avec des collègues sur des sujets similaires, tous liés d’une manière ou d’une autre, puisqu’ils abordent la scène contemporaine d’une région du monde située en Asie du Sud-Ouest et en Afrique du Nord, à des enjeux et des points historiques, culturels et linguistiques plus ou moins communs. Aujourd’hui, en novembre 2024, il est également urgent de ne pas oublier et de réfléchir à ce qui se passe dans une grande partie de cette région, ainsi qu’à son impact qui, in fine, touche l’humanité tout entière et l’art qui la sublime.
Si je remonte le fil de nos projets scientifiques et de nos publications, je retrouve l’image de la place du Panthéon, un jour d’automne en 2017 où, avec Pauline Donizeau, qui travaillait à l’époque sur sa thèse portant sur le théâtre égyptien contemporain en temps de révolution, nous partagions avec une certaine joie, une excitation, mais aussi un élan, la volonté d’organiser un colloque sur le théâtre au Moyen-Orient et la question de la politique. De cet instant est née une série de collaborations très stimulantes, enrichissantes et durables avec un ensemble de chercheur·euses.
D’abord, le cycle de recherches consacré aux Révoltes, révolutions et performance au Proche et Moyen-Orient au XXIᵉ siècle (Université Paris Nanterre, Université Clermont Auvergne, Institut national des langues et civilisations orientales, Institut national d’histoire de l’art et Théâtre de l’Odéon, 2017-2020), que Pauline Donizeau et moi-même avons organisé. Puis Najla Nakhlé-Cerruti nous a rejointes à la codirection du numéro 233 de la revue Théâtre/Public, intitulé « Scènes politiques, du Maghreb au Moyen-Orient », paru en 2019. Par la suite, Pauline et moi avons travaillé sur le numéro 74 de la revue Études théâtrales, intitulé « Scènes en révoltes : théâtre et performance au Maghreb, Proche et Moyen-Orient contemporains » (2024). Bien que le manuscrit ait été finalisé en 2021, la pandémie et d’autres mésaventures ont retardé sa publication, qui n’a eu lieu qu’en janvier 2024, comme nous l’expliquons dans la préface.
Entre-temps, se déployait également le projet de recherche Performer la tragédie grecque au Moyen-Orient : vivre, faire, documenter, créer dans l’actualité politique (PERMO, Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand, 2020-2022), qui a donné lieu à une journée d’étude à Clermont-Ferrand. Ce projet est devenu le point de départ d’un ouvrage codirigé par Pauline Donizeau, Daniela Potenza et moi-même, intitulé Greek Tragedy and the Middle East: Chasing the Myth, publié en avril 2024 chez Bloomsbury à Londres.
Tous ces projets nous ont permis de constituer, au fil du temps, un réseau de collègues et d’ami·es intéressé·es par les mêmes objets d’études et enjeux. Ce dossier thématique de la revue Percées a ainsi été réalisé en dialogue avec eux·elles, tant pour la rédaction des articles que pour les expertises et autres échanges fructueux.
Affiche utilisée en guise de décoration dans un bar. Beyrouth (Liban), 2022.
Terre de mouvements : le choix du titre
Comment faut-il nommer cette partie du monde? Là où « ça ne se passe pas bien »? Où « c’est chaud »? La région où l’on est soulagé de ne pas se réveiller chaque matin? La zone rouge des pages de conseils de sécurité des ministères des Affaires étrangères? Mais il reste nécessaire de trouver une solution pour nommer cet ensemble de pays sans tomber dans le piège de l’orientalisme. De ce point de vue, le terme « Moyen-Orient » pose problème. Pourtant, c’est celui qui revient systématiquement dans les titres de nos projets. Aujourd’hui, plusieurs penseur·euses et universitaires utilisent « Southwest Asia and North Africa » (SWANA) pour éviter « Middle East and North Africa » (MENA), qui inclut le Moyen-Orient. Cette appellation est tentante, mais on peut encore interroger les définitions des points cardinaux ou encore l’idée d’un Global South qui, à mon sens, ne résout pas le problème, car elle est, pour le dire en deux mots, issue d’une pensée occidentale. Le choix d’un titre reste donc complexe. Cependant, tout en étant consciente de ces polémiques, j’ai opté pour l’appellation classique « Moyen-Orient » dans le cadre de ce dossier afin de permettre à un public plus large d’identifier la zone géographique dont il est question. Ce choix facilite également le référencement dans les moteurs de recherche, offrant ainsi une visibilité accrue au numéro, aux auteur·trices et aux artistes.
La question de la politique est également inséparable de cette région, particulièrement aujourd’hui, dans un contexte où il n’y a plus de certitude quant à un avenir sans conflits ni instabilité, un avenir où, enfin, il ne se passerait plus grand-chose. Il me semble donc important d’inclure le terme « politique » dans le titre pour identifier les caractéristiques des sujets abordés. « Créations », « documents » et « témoignages » complètent le titre afin de signaler que l’accent est mis sur des processus de création fondés sur l’aspect documentaire des événements abordés, lesquels ne disposent pas nécessairement d’un cadre écrit et institutionnalisé comme en Occident, mais s’inscrivent davantage dans une forme d’oralité à retranscrire ou à archiver. Cela souligne également les spécificités du lien entre le temps, l’événement et le savoir.
Art urbain. ساحة الشهداء, Sāḥāt ash-Shuhadā (La place des Martyrs), Beyrouth (Liban), 2022.
Écrire autrement
Il n’est pas nécessaire de rappeler que les études sur le théâtre arabe, turc, persan ou écrit dans d’autres langues de la région sont rares. Nous l’avons démontré et détaillé dans nos recherches antérieures, mais je perçois encore un certain manque dans la production scientifique sur le sujet. Premièrement, je me suis toujours interrogée sur la place de la créativité et des émotions des chercheur·euses dans l’appréhension d’un objet d’étude touchant ces sphères, notamment en études théâtrales; deuxièmement, sur les méthodologies de recherche et la manière dont le monde est perçu, si différentes au Moyen-Orient et en Occident. Cet écart, tantôt pénalisant, tantôt avantageux, reste tangible malgré toutes les tentatives d’adaptation et d’intégration. Il se manifeste particulièrement chez les artistes et les chercheur·euses (et, plus largement, chez quiconque) jouant des rôles de passeur·euses ou de médiateur·trices dans la circulation de l’art et des objets de recherche entre le Moyen-Orient et l’Occident. Ce ressenti est partagé. Cette problématique a été abordée à plusieurs reprises lors de journées d’études et de colloques, notamment dans nos cycles de recherche et dans les séries de colloques Scènes du Maghreb et du Moyen-Orient, organisées par Omar Fertat à Bordeaux depuis environ dix ans.
J’ai évoqué ci-haut l’idée d’un « pas de côté », car il apparaît plus que nécessaire que les chercheur·euses et les artistes puissent appréhender ces objets autrement. C’est pourquoi j’ai choisi d’opter pour un langage moins académique, faisant appel à ma subjectivité presque non censurée et à mon état émotionnel pour introduire ce dossier. La revue Percées a également joué le jeu en nous offrant une opportunité précieuse de proposer une trame narrative scientifique différente, proche de l’écriture alternative ou créative qui commence à trouver sa place dans les sciences humaines et sociales[1].
L’idée générale est donc de proposer un autre regard, non seulement sur les productions théâtrales, mais aussi sur les artistes, leurs processus de création et la manière dont leurs échanges avec des chercheur·euses se forment. Ce projet de publication se conçoit comme un dialogue entre la recherche et la pratique. Si mes collègues et moi avons tenu à inviter, au cours de chaque journée d’étude ou colloque, des artistes (dramaturges, scénographes, metteur·es en scène, etc.) pour témoigner de leur pratique, ce numéro vise à faire évoluer ce dispositif. Il s’agit de retracer et d’archiver le processus de création ainsi que le dialogue fluide entre le monde pratique et le monde académique.
Dans l’élaboration des articles, une approche tenant de la recherche-création permet d’expérimenter la corrélation entre nos objets d’étude et la création performative. L’idée est à la fois de témoigner de la diversité des créations actuelles et de leurs formes, tout en soulignant que, dans les pays concernés, les transformations politiques latentes autant que les événements marquants entretiennent un lien étroit avec la création. Ces réalités influencent les trajectoires individuelles des artistes, leurs actions – créatrices, et parfois militantes – ainsi que les contenus et dispositifs qu’il·elles mettent en oeuvre. Dès lors, les productions artistiques se nourrissent de l’actualité, mobilisant notamment des matériaux documentaires. Les processus de création, en retour, nécessitent d’être documentés, car ils renseignent sur le contexte politique dans lequel ils s’inscrivent.
Pour aborder chacun·e des artistes issu·es des pays étudiés – Liban, Syrie, Koweït, Turquie, Iran et Afghanistan –, un format singulier a été imaginé dans la mesure du possible. Le dossier propose ainsi des échanges entre des universitaires et des artistes, qui ont également l’opportunité de présenter leur travail par le biais d’un support numérique. Dans tous les cas, les articles rassemblés ici mettent en valeur la parole des artistes en donnant à lire des entretiens ou en s’appuyant sur ceux-ci. Il ne s’agit pas seulement de porter à la connaissance des lecteur·trices le travail de certain·es praticien·nes par la médiation de voix universitaires, mais véritablement de leur offrir la possibilité de ressentir une proximité avec ces artistes et leurs processus de création. La plupart des auteur·trices universitaires forment ainsi un binôme avec un·e artiste, produisant un seul article mêlant analyse scientifique et échange créatif. Ce projet doit donc être considéré comme une publication hybride, reposant sur des contenus scientifiques et divers supports (textes, documents audiovisuels, etc.) témoignant de ces échanges. Il est important de souligner que les binômes artistes-chercheur·euses sont formés dans un lien de proximité et de confiance. Pour chacun, il ne s’agit pas d’une rencontre ponctuelle dans le cadre de la production d’un article, mais bien d’une relation déjà établie permettant un dialogue basé sur la confidence et la réflexion commune.
Enfin, ce dossier peut être considéré comme une source première pour la création contemporaine (démarches, esthétiques, enjeux et statuts des artistes) au Moyen-Orient. L’idée principale est la publication d’un ensemble de données permettant à d’autres chercheur·euses et artistes de découvrir des processus de création encore peu accessibles ou méconnus. La « théorisation » à l’occidentale n’est pas très visible dans ces articles, reflétant ainsi l’écart méthodologique entre l’Occident et le Moyen-Orient. Les auteur·trices, pour la plupart des chercheur·euses et artistes confirmé·es en Europe, ont souhaité privilégier un partage de savoirs, de pratiques et de réflexions avec un public large (composé d’universitaires, d’artistes, d’étudiant·es, etc.). Ce partage se veut libre, à même de laisser place à d’éventuelles suites artistiques, scientifiques ou interdisciplinaires par les lecteur·trices.
Parties annexes
Note
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[1]
Voir par exemple la collection « Research in Creative Writing », codirigée par Jen Webb, Julienne van Loon et Bonnie Sunstein chez Bloomsbury. Voir également Helena Wulf (2023 [2021]). Pensons aussi à l’édition 2024 des journées d’études Écritures alternatives de la recherche en SHS, intitulée Le récit scientifique en question (Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin [UAR 3491] et Centre de Recherche Nantais Architectures Urbanités [UMR 1563]) et à la journée d’étude Corps en cérémonie : pratique et poétique de recherche (Bibliothèque nationale de France, Université Clermont Auvergne et Université Paris-Saclay, 2022).
Bibliographie
- DONIZEAU, Pauline et Yassaman KHAJEHI (dir.) (2024), « Scènes en révoltes : théâtre et performance au Maghreb, Proche et Moyen-Orient contemporains », Études théâtrales, no 74.
- DONIZEAU, Pauline, Yassaman KHAJEHI et Daniela POTENZA (dir.) (2024), Greek Tragedy and the Middle East: Chasing the Myth, Londres, Bloomsbury, « Classical Diaspora ».
- KHAJEHI, Yassaman, Najla NAKHLÉ-CERRUTI et Pauline DONIZEAU (dir.) (2019), « Scènes politiques, du Maghreb au Moyen-Orient », Théâtre/Public, no 233.
- WULF, Helena (2023 [2021]), « Writing Anthropology », The Open Encyclopedia of Anthropology, www.anthroencyclopedia.com/entry/writing-anthropology