Résumés
Résumé
Comment les protocoles anciens ou réinventés peuvent-ils contribuer à une décolonisation des pratiques d’arts vivants chez les artistes autochtones? Comment peuvent-ils nous permettre de nous relier à nos langues et aux concepts précolombiens qu’elles gardent vivants? Ce que nous sommes et ce que nous serons ne sont pas ce qu’on a fait de nous. Nous avions, comme tous les peuples de la terre, notre théâtre. Comment rapatrier ou s’inspirer des formes non occidentales des théâtralités issues de nos cultures anciennes? Les protocoles sont les bâtons de marche qui pourront nous guider vers des redécouvertes ou des découvertes enracinées dans ce que nous sommes vraiment. Ils nous guideront vers des théâtralités si nécessaires en ce seuil de l’effondrement écologique et du devenir de l’humanité.
Mots-clés :
- Ondinnok,
- théâtre de réparation,
- guérison,
- dramaturgie autochtone,
- protocoles
Corps de l’article
Depuis 1985, année de la fondation d’Ondinnok[1], notre compagnie de théâtre autochtone, la constitution du Canada ne reconnaît toujours pas les Premières Nations comme peuples fondateurs. L’évolution politique actuelle semble fermée encore pour un certain temps, et ce, bien que nous jouions un rôle de plus en plus fondamental dans la définition identitaire nationale. En fait, c’est à travers les trois Amériques, et pas seulement ici au Canada, que les récits ou mythes fondateurs coloniaux sont ébranlés, remis en question par la dénonciation des volontés et des actes génocidaires des États qui se sont constitués en tentant d’effacer nos civilisations.
Cet ébranlement résonne aujourd’hui au coeur des protocoles d’autodétermination conceptuelle des pratiques artistiques autochtones. Cette autodéfinition rapatrie nos formes d’arts traditionnels dans le champ des pratiques en arts actuels. Puisque, depuis la fondation du Canada en 1867, l’État, l’Église et toutes les institutions ont en toute complicité empêché la transmission de nos savoirs en interdisant les cérémonies, les danses, les tambours, les chants et les pratiques rituelles[2], nous, les artistes autochtones contemporain·es, cherchons, d’une façon ou d’une autre, à nous relier à nos racines précolombiennes. Chaque artiste arrive à un moment où la rencontre avec l’héritage des ancien·nes confronte son ignorance et l’oblige à une nouvelle énonciation de sa ou de ses pratiques ainsi que de leurs finalités au sein de la société.
Pourquoi et pour qui faisons-nous cet art qui est le nôtre?
L’étouffement des langues, les traumatismes intergénérationnels, le système concentrationnaire des réserves et l’aliénation religieuse ont produit une fragmentation culturelle que nous nous devons de tenter de résoudre pour nous accomplir.
Après plus de trente-huit ans de théâtre autochtone, j’en suis venu à dire que marcher vers son origine est un chemin vers le futur. Pour se rapprocher du concept de protocole comme le pensaient entre elleux nos ancêtres précolombien·nes, il faut d’abord éclairer comment iels concevaient le temps et le territoire.
Nous avons fondé notre compagnie pour pouvoir créer Le porteur des peines du monde (1985) lors du premier Festival du théâtre des Amériques[3] (FTA). Naissait ou renaissait alors un théâtre rituel dans un terrain vague (là où s’est construit dernièrement l’édifice de l’Office national du film, près de la Place des Festivals et de la Place des Arts) au coeur du centre-ville de Montréal. Ce lieu abandonné laissait alors apparaître la terre recouverte de deux cercles de guérison fabriqués avec des grains de maïs, des fèves noires, des lentilles jaunes et des lentilles rouges reliés par un grand serpent de jonc. Une plateforme funéraire faite de perches de bouleau s’élevait contre le ciel. Des torches allumées. Le tambour, des chants archaïques. Un être mi-homme, mi-oiseau entre dans l’espace, transportant sur son dos un lourd ballot de portage.
À l’époque, les gens intéressés par les arts vivants se demandaient : « Est-ce du théâtre? » Le porteur des peines du monde venait ébranler plusieurs certitudes, car nous arrivions avec une forme méconnue d’un art de la représentation que l’on pensait éteint depuis longtemps, particulièrement au Québec. Cela s’appelait le théâtre autochtone. Et cela ne correspondait pas à ce que l’on connaissait du théâtre. En 1985 renaissait une forme qui, sans la prétention d’être intacte, se voulait un reflet, une résonance de nos formes d’expressions ancestrales et de leurs fonctions. Ce rituel théâtral s’appuyait sur l’une des nombreuses structures mythologiques de Yarakwa[4] – le Soleil qui, lorsqu’il disparaît à l’ouest, descend sous terre déposer son ballot de portage au centre d’un cercle de guérison pour se purifier des maux du monde qu’il transporte sur son dos et ainsi pouvoir renaître. Nouvel être de lumière, à l’aube suivante, il reprend le portage du poids de l’humanité et des êtres vivants. Le Soleil portageur du temps. Le porteur des peines du monde est aussi la métaphore d’une renaissance des spiritualités autochtones et une affirmation que cette terre recouverte par la cité est une terre autochtone.
À cette époque, faire une cérémonie avant d’entrer en état de jeu sur la scène d’un théâtre était vu comme suspect, voire carrément impossible, car la fumée de la sauge ou de la résine mettait le système d’alarme en panique. Et c’est encore ce qui se passe la plupart du temps aujourd’hui, car la majorité des espaces scéniques ont des normes sévères de protection contre les incendies. Il demeure que peu d’espaces scéniques dans la société nous permettent actuellement de respecter entièrement les protocoles nécessaires à des pratiques qui, dans leur essence, sont une réappropriation et une réinterprétation de notre présence identitaire d’origine dans le maintenant.
L’UNESCO a déclaré la décennie 2022-2032 celle des langues autochtones. Les faits sont que toutes les langues autochtones du monde subissent une érosion accélérée et que plusieurs sont en voie d’extinction rapide. Au Kanata[5], beaucoup d’Autochtones cherchent à se réapproprier leur langue en répondant ainsi à la menace d’une perte définitive de la mémoire archétypale, spirituelle, conceptuelle et mythologique, voire chamanique, portée par ces mots précolombiens. La langue et le territoire ne font qu’un, de même que les êtres humains et les territoires sont liés par notre conception archétypale et circulaire du temps.
L’une des fonctions des protocoles, comme le protocole ancien des wampums, par exemple, est de nous rappeler qu’il n’y a pas de discontinuité dans le temps, que le passé n’est jamais passé, que le passé vit dans le présent parce qu’il est convoqué par nos rituels. Nous sommes des êtres de mémoire, et cette mémoire fonde notre identité. Pour qu’il y ait un futur, il faut que Yarakwa revienne et porte le monde à nouveau. De là l’importance de la mythologie. Nous y apprenons qu’il faut maintenir le monde, le nourrir, faire nos offrandes, que nous dépendons de l’équilibre et que nous sommes responsables de cet équilibre. Nous sommes toustes, chacun·e de nous, des soleils; nous devons portager le monde et apprendre à renaître, à guérir.
Nos cultures sont des cultures précolombiennes.
Tous les mots de nos langues sont précolombiens. Ondinnok (ou undinot, haudeno, Hontino[6]) est un concept archaïque wendat partagé par toustes les Iroquoien·nes d’avant la conversion obligée au christianisme. Il n’y a pas de traduction exacte, mais il existe plutôt différents sens, comme celui de révéler le désir secret de l’âme, car ce qui demeure caché peut rendre malade, ou celui de la perte de l’esprit qui protège notre intégrité, ou encore celui, divinatoire, de « voir à travers » le corps. C’est aussi une vieille cérémonie qui vise à faire venir les masques (donc les esprits et les ancêtres) pour guérir.
Rêver ou faire rêver pour guérir. Nous sommes déjà au théâtre.
Nous pensions avoir choisi un nom pour notre compagnie en prenant Ondinnok. Plusieurs années plus tard, nous nous sommes rendu compte que c’est le mot qui nous a choisi·es et qui nous a peu à peu enseigné une éthique, une responsabilité et une connaissance accrue de notre art. Nous parlons ici d’un voyage de création de plus de trente-huit ans. Cela s’est fait par essais et erreurs, avec humilité.
On apprend parce que l’on cherche avec passion.
Dans notre quête d’un théâtre autochtone mythologique, d’un théâtre de la résonance, les protocoles ont toujours été présents d’une façon ou d’une autre. Nous travaillons beaucoup avec les pierres en tant qu’ancrages dans les traditions autochtones des trois Amériques. La première pierre qui fonde toute notre pratique est le respect. Sans respect, rien n’est possible. Le respect de soi, des autres, des objets, de tout ce qui va se manifester au cours de notre travail, de notre quête. Au départ, nous avons quatre pierres, quatre principes qui guident notre processus : le respect, ne pas mentir et ne pas se mentir, ne pas avoir peur d’avoir peur et ne pas se juger ni juger les autres. Quatre principes fondamentaux qui nous permettent de ne pas nous perdre en plongeant dans l’inconnu. Nous devons bâtir une confiance absolue entre nous et une entraide de tous les instants, car notre humanité dépend des un·es et des autres.
Comme nos ancêtres, nous considérons l’oeil vide de l’espace scénique comme le réservoir de tous les possibles. La scène vide est pour nous le miroir du cosmos, elle est le lieu où se révèlent toutes les manifestations, toutes les incarnations que nous convoquons. Nous ne décidons pas de ce qui ou de qui va se manifester, c’est là le pouvoir divinatoire du théâtre. Aussi, pour ouvrir le chemin de ce type de quête, le respect des protocoles est important, car les protocoles servent à nous déconditionner pour que notre présence soit ouverte et disponible à aller, à travers le temps et les époques, à la rencontre d’êtres autres que soi et d’êtres traversés par des entités inconnues au-delà de toute superstition.
C’est ce que les anthropologues appellent la pensée animiste.
En fait, nous héritons d’une vision du monde où les objets sont des porteurs d’une mémoire vivante qui dialoguent avec nous, les êtres humains. De plus, nous héritons d’une vision qui nous relie à tous les êtres vivants par un système de parenté élargie, d’appartenance à des clans et, plus encore, nous héritons d’une mémoire mythologique qui nous apparente à toustes les Autochtones passé·es et présent·es des trois Amériques. La profusion de la diversité des expressions des cultures autochtones de l’extrême nord à l’extrême sud est un immense trésor dont on a essayé d’effacer la transmission pendant plusieurs centaines d’années.
Ce que nous avons été existe toujours.
De nouveaux protocoles seront nécessaires pour que nous puissions reconquérir et enraciner nos pratiques dans les concepts de nos langues et dans des formes non occidentales.
L’aménagement d’espaces de répétition et d’espaces scéniques adéquats permettant une liberté d’expression totale, sans aucune restriction, est nécessaire pour que les arts vivants autochtones puissent être vécus dans toute leur intégrité.
Dès nos débuts, nous nous sommes relié·es à nos Aîné·es, aux gardien·nes de la tradition. Chaque fois, avec chacun·e, après lui avoir offert du tabac, il y a un échange sur l’intention de l’acte théâtral. Il n’y a jamais eu de jugements, toujours des conseils et des encouragements. Je crois qu’il est devenu important aujourd’hui de reconnaître les artistes autochtones séniors dans leur rôle d’Aîné·es pour l’avancement des pratiques d’art.
Il existe toutes sortes de théâtralités. Chacune a sa démarche et ses processus.
Elles ne demandent pas toutes qu’il y ait un protocole.
Le théâtre est un art initiatique. Il ne s’apprend qu’en faisant l’expérience de son territoire imaginaire et des rencontres qui s’y produisent. Il faut apprendre à être habité·e. Il est initiatique parce que, pour arriver à l’état de jeu, il faut ouvrir un chemin et établir un dialogue avec le lieu et tout ce qui sera manipulé. Dans ce processus, tout est important, tout mérite le respect. Le lieu idéal, par exemple, doit permettre à la lumière du jour et de la nuit d’entrer dans l’espace. Le soleil, la lune ou les étoiles, le vent sont des êtres vivants, des êtres qui habitent nos mythes. Il nous est arrivé souvent que la lumière en mouvement dans le jour intervienne, dialogue avec ce qui est en action dans l’espace et nous fasse tout à coup « voir » l’invisible, qui n’aurait pas été perceptible autrement. Un autre exemple : lorsque nous disons des objets qui sont sur scène qu’ils sont « vivants », ils le sont parce qu’ils ont été au préalable « réveillés » et parce qu’ils ont été nourris quotidiennement, tout au long de notre recherche.
Nous travaillons aussi avec les technologies. Nous faisons un théâtre actuel qui témoigne des drames et des tragédies du maintenant. Mais nous voyons que le théâtre actuel ne présente plus sur scène que des êtres humains aux prises avec leurs dérives relationnelles et émotionnelles dans une réalité surmédiatisée, contrôlée par les algorithmes.
Où est passé le dialogue avec les autres espèces vivantes?
J’ai parlé d’un théâtre en relation avec le cosmos, et ce n’est pas une vision new age. Il s’est conservé vivant un théâtre de réparation dans certaines de nos communautés tant de la côte ouest du Canada qu’ici même dans nos maisons longues. Dans ces « maisons de rêves », les hommes et les femmes chantent et battent pendant des jours les tambours et agitent leurs hochets, ce théâtre chanté et dansé prenant place jusqu’à ce qu’hommes ou femmes entrent en transe. Les masques entrent alors dans l’espace sacré. Des oiseaux géants, des ours, des cerfs font leur apparition. Certains masques représentant les ancêtres viennent s’asseoir parmi les participant·es. Des êtres nocturnes tombent par le trou de fumée et marchent dans le feu.
L’univers est convoqué pour aider les êtres humains à retrouver ou à redéfinir leur humanité. Nous avons besoin des autres espèces d’êtres vivants pour « être humain », être onkweongwe![7]
Qu’est-ce que la scène? La scène est un espace sacré parce qu’elle est le miroir de tous les possibles. Elle représente le territoire, lieu des énergies non domestiquées. Pour que la scène existe, il faut ouvrir, faire un espace, libérer un espace. Un cercle. C’est ce que faisaient nos ancêtres. Iels se réunissaient et ouvraient un cercle qui devenait leur centre. Nous avions des lieux sacrés où nous pouvions conjurer ce qui nous blessait, dialoguer avec nos ancêtres, nos disparu·es, ou encore des lieux pour faire réparation, condoléances et alliance.
Notre corps porte toutes nos mémoires. Lorsque nous naissons, nous héritons d’une transmission génétique et mémorielle. Certains de nos rêves expriment le monde d’avant nous et parfois, grâce à certains de ces rêves, nous découvrons que nous avons déjà vécu ailleurs, dans une autre époque, dans une autre culture peut-être. Dans certains rêves, on nous montre un objet ou quelqu’un, un animal ou encore nous marchons dans un paysage inconnu, une forêt. Faire Ondinnok consiste à apprendre doucement comment faire ces rêves éveillés et comment capturer ce qui nous vient de ces rêves.
Lorsque nous entrons sur scène, c’est parce que quelque chose nous appelle, et cet appel produit une sensation dans le corps que l’on apprend à écouter. Entrer sur scène, c’est marcher dans le rêve. Personne ne peut tricher. Si l’un·e triche et entre dans l’espace, nous le savons immédiatement et rien ne se produit, tout devient faux. Ou pire, nous ne nous en apercevons pas, et quelque temps plus tard, des mois peut-être, nous sommes perdu·es, nous ne comprenons plus ce qui nous arrive. Le mensonge nous déboussole. Nous pensions aller dans une direction et voilà que nous sommes complètement ailleurs et qu’il nous est impossible de nous repérer.
Il nous faut alors tout recommencer.
Le rêve est l’un des fondements de toutes les cultures autochtones. Pour rêver correctement, il y a certains protocoles à suivre et une éthique à respecter. Rêver correctement est un art en soi.
Le théâtre doit nous faire rêver, il doit utiliser la puissance du rêve.
Un jour, il n’y a pas si longtemps, j’écoutais une jeune femme qui racontait la triste histoire d’une communauté où les enfants abusés étaient tous devenus silencieux. Ils ne parlaient plus et demeuraient fermés à celleux qui les interrogeaient.
Même les psychologues étaient incapables de les rejoindre.
Puis quelqu’un a eu une idée. Ils se sont déguisés en mascottes, en animaux. Les enfants sont partis marcher avec les animaux et se sont mis à parler, à se livrer aux animaux. Il y a là une leçon. Comment nos sociétés autochtones précolombiennes, livrées à elles-mêmes, faisaient-elles pour rétablir leur équilibre lorsqu’elles vivaient un effondrement des valeurs, une perte de confiance en leur humanité, une blessure collective autodestructrice? Elles convoquaient les animaux, car les animaux, contrairement aux êtres humains, ne mentent pas. Ils ont une éthique, une intégrité que n’ont pas les êtres humains. Pendant des millénaires, nous avons vécu avec les animaux.
Où sont-ils? Pourquoi sont-ils absents de nos dramaturgies?
Pourquoi ne pas les convoquer de nouveau, au moment où tant d’espèces disparaissent et que « notre humanité » est en péril? Quels protocoles établir, quels protocoles faut-il retrouver pour qu’ils acceptent d’entrer « dans la maison où l’on se rêve[8] »? Comment rétablir le dialogue entre eux et nous, comment échapper à la seule imitation, au déguisement? Quel est ce théâtre?
Sans doute, cette démarche demande d’entreprendre une quête de vision, d’aller dans le territoire, d’accepter d’apprendre par le silence, voire de jeûner. Attendre que cela se produise, cette rencontre qui enseigne ce que nous ne connaissons plus.
Un théâtre de la réparation.
Nous sommes en processus de décolonisation et de reconstruction culturelle. Nous devons apprendre les un·es des autres. Certain·es d’entre nous ont préservé des pratiques que d’autres parmi nous ont perdues à cause des méfaits de la colonisation. Ce portrait est celui de tous les Premiers Peuples des trois Amériques. Nous sommes les survivant·es d’un génocide et d’une extinction culturelle. Le colonialisme, l’enfermement dans des réserves isolées, les interdits religieux, les abus ont engendré une aliénation qu’il nous faut transcender. C’est l’une des fonctions de l’art vivant qu’est le théâtre.
Avant même la réconciliation, il y a un théâtre de la réparation à faire pour les nôtres. En ce sens, je suis d’accord avec la formule de l’artiste métis David Garneau (2012) concernant la notion d’espaces irréconciliables autochtones qui refusent le mensonge de la réconciliation.
Cet espace irréconciliable est celui que doit prendre le théâtre autochtone actuel. Chez Ondinnok, nous plaidons pour une réinvention des formes de narrativité et de présence sur scène en nous reliant de plus en plus, par nos langues d’origine, aux valeurs et concepts préchrétiens qui sont les nôtres. Cela change la fonction même du théâtre et propose une rencontre au-delà du spectaculaire avec celleux qui sont convoqué·es. Un autre type de rencontre, un autre type d’expérience.
Nous sommes aussi d’accord avec le concept de « virage relationnel[9] » (« relational shift »; Carter, 2019 : 186), défini par Jill Carter. Nous croyons que le théâtre autochtone est à l’orée de ce virage nécessaire. Il ne s’agit plus de nous raconter à d’autres, dans une forme narrative qui est la leur, mais de porter à la scène tout ce qui fonde notre différence réelle et qui plonge les personnes convoquées dans l’inconnu. Nous n’avons pas à nous expliquer, à nous justifier publiquement. Le chemin de la réparation doit être fait par celleux qui doivent réparer. La réparation commence par le commencement : ce moment où le protocole des traités a été rompu par la peur de « ce que nous sommes », de nos corps, par la négation de tous nos savoirs, par le racisme et par la haine qui persistent, larvés dans l’inconscient collectif.
Il faut que nous prenions du temps pour nous. Pour nous reconstruire. Pour devenir très fort·es, très souples, très ouvert·es, et pour mettre en oeuvre les nouvelles alliances et les alliances cycliques renouvelées avec toutes nos relations à travers notre théâtre à venir.
Ce théâtre est le lieu d’une autodétermination sans concession et le lieu d’une transformation culturelle radicale pacifiée.
Je reviens aux wampums.
Trois wampums servent aux alliances comme aux condoléances.
Le premier est pour essuyer les larmes des yeux. Anciennement, lorsque des représentant·es d’une autre nation se présentaient avec leurs visages fraîchement peints, leurs coiffures et leurs chants, iels étaient reçu·es à l’orée de la forêt à distance du Kanata. Les ancien·nes allumaient un feu et échangeaient ce premier wampum, le donnant au-dessus du feu. Le wampum invitait à essuyer les larmes des yeux parce que ces gens avaient parcouru d’énormes distances, franchi plusieurs périls, et peut-être avaient-ils perdu l’un·e des leurs. Il était donc important que leurs yeux soient lavés de leurs peines afin de nous voir clairement. Le deuxième wampum était pour nettoyer les oreilles afin que les paroles soient bien entendues et comprises, et le troisième était pour éclaircir la gorge afin que les paroles prononcées soient proférées clairement et qu’elles soient de vraies paroles.
Nous, ici, sommes déjà au théâtre.
Il y a des gestes précis, chorégraphiés, une rencontre avec l’inconnu et une parole qui est portée. La mise en jeu est protocolaire. Ce qui va se produire n’est pas encore défini. Anciennement, la réponse à la requête ou au propos des personnes étrangères ou ambassadrices venait après avoir festoyé, c’est-à-dire après avoir chanté, mangé et dansé, et surtout après que celleux qui recevaient ces paroles eurent rêvé. Ce qui veut dire après que les esprits, les ancêtres et autres entités cosmiques se furent manifestés. C’est là, la dimension divinatoire du théâtre. La réponse n’est pas seulement celle d’un·e auteurice, elle dépend de ce qui veut ou doit se manifester.
Il y a un théâtre où tout est fabriqué, conceptualisé. Les acteurices construisent leurs personnages à partir de la psychologie, de la courbe dramatique, des indications du·de la metteur·e en scène, d’une stylisation physique du personnage. Et cela est très bien et donne de très bons spectacles. Puis il y a ce théâtre où le personnage n’est pas construit, car sa venue sur scène est une traversée du corps de l’acteurice par « une présence ». La théâtralité se dévoile d’elle-même à partir du processus plutôt que de l’idéation. Cela nous oblige à apprendre de ce qui se produit plutôt que de décider ce qui doit être joué et comment le jouer.
Il faut savoir commencer.
Le début d’une approche, la mise en route d’un processus, le premier jour, les premiers instants sont immensément puissants et à la fois totalement fragiles. Cela nous demande d’habiter « totalement le temps », de prendre tout le temps qu’il faut pour que le bon esprit soit avec nous, pour que le chemin soit propice, pour que tous ceux et toutes celles qui sont réuni·es soient Eskanikonra![10] D’un seul esprit! Respect!
Un protocole de départ est essentiel pour demander collectivement la permission de créer « une brèche temporelle » qui nous permettra de manipuler le temps, de changer d’époque, de lieu, de corps. Une demande pour ouvrir la quête d’une perception accentuée de la réalité pour que nous soyons toustes disponibles au voyage dans l’immensité qui nous baigne et nous traverse. Pour obtenir cette permission, il faut faire une offrande, faire un « don ». C’est la cérémonie du début qui nous permet de « voir », d’observer chacun·e, de partager la sincérité de chacun·e, et de nous relier à l’invisible, à ce qui nous dépasse, à cette mythologie cosmique qui contient toutes nos histoires. Nous apprenons, par le partage de ce don, que nous sommes une famille.
À chaque aventure théâtrale, nous recréons une famille.
Ce sentiment doit s’ancrer dans le coeur de toustes sans exception. Cette confiance nous guide et nous rend solidaires face aux difficultés et aux obstacles à venir. Nous dépendons les un·es des autres et de la vérité de chacun·e. Ce moment où l’on brûle de la sauge, de la résine ou une autre médecine est fondamental parce qu’il est une façon de faire que nous perpétuons depuis des millénaires. Au moment où nous le faisons, nous sommes de nouveau projeté·es à l’origine de notre identité, de ce que nous sommes vraiment.
Nous sommes des chasseurs et des chasseuses de rêves.
En 2010, nous avons créé une oeuvre précolombienne à Montréal. Le Rabinal Achi est un drame théâtral maya qui a été conservé et gardé vivant depuis la conquête espagnole du Guatemala en 1535, et ce, jusqu’à aujourd’hui dans le village de Rabinal, dans le Baja Verapaz. Cette oeuvre est un vestige archéologique : elle a échappé aux missionnaires et aux nombreuses répressions armées qui ont été menées contre les populations autochtones dans cette région de l’Amérique centrale. Juste dans le village de Rabinal, il y a eu plus de dix-mille mort·es lors des divers massacres perpétrés par l’armée guatémaltèque entre 1980 et 1996. Chaque année, on trouve de nouvelles fosses communes de gens qui ont été torturés et tués.
Le Rabinal Achi est un théâtre qui viendrait de sept à huit-cents ans avant Jésus-Christ. Le texte, à la lecture, fait à lui seul presque deux heures. Car il y a un texte. Ce théâtre est un procès ritualisé qui se conclut par la mise à mort réelle de l’accusé, ici un chef de guerre nommé Kawek (Maya K’iche). Sans revenir sur toutes les étapes que je décris ailleurs (Sioui Durand, 2021), ce projet a commencé par la découverte du texte grâce à la publication d’une étude et à la traduction du texte à partir de la langue d’origine par l’anthropologue français Alain Breton, qui date de 1994 et que j’ai trouvée à Paris en 2004. Mais ma découverte des Mayas du Guatemala remonte à 1978 et 1979. Pour développer ce projet, Catherine Joncas, moi-même et d’autres collaborateurices nous sommes rendu·es dans le village de Rabinal pour voir ce théâtre et rencontrer les détenteurs légitimes de celui-ci, le père Jose León Coloch et José Manuel, son fils. Nous étions au milieu d’Autochtones qui étaient pour la plupart des paysan·nes descendant des montagnes avoisinantes pour jouer ce théâtre rituel. Pour les convaincre de nos intentions, pour bâtir une relation de confiance ouverte entre nous, il nous a fallu marier nos mythologies, partager nos cérémonies et définir clairement avec eux que ce que nous allions faire ne serait pas le théâtre qu’ils font.
En 2008, nous les avons invités à Montréal, puis dans notre territoire afin de les introduire à nos cultures autochtones. Nous voulions savoir si nous pouvions vraiment jouer sur scène avec eux. Nous sommes retourné·es au Guatemala en 2009 pour consolider nos alliances et faire les achats essentiels à la production. En 2010, malgré plusieurs obstacles consulaires et autres péripéties, ils sont revenus jouer avec nous sur une scène professionnelle et devant un vrai public (ce qu’ils n’avaient jamais fait). Le spectacle, Xajoj Tun Rabinal Achi, présenté à l’Ex-Centris à Montréal, a été joué dans leur langue, en espagnol, en français, en anglais et même en italien.
Sans un sincère partage transculturel, porté par le respect, l’écoute et l’amitié, rien n’aurait été possible.
Nous avons eu l’audace, avec leur permission, d’incarner devant eux leurs ancêtres mayas précolombien·nes par la venue des masques. Ce théâtre divinatoire était très délicat. Nos amis mayas percevaient que nous le faisions dans une totale implication, en accord avec l’héritage traditionnel de ce que nous appelons « relever les mort·es ». Les masques que nous utilisions venaient d’empreintes réalisées à partir de bas-reliefs ou de photos de visages sculptés de véritables personnes mayas ayant existé par le passé. La rencontre sur scène entre nos amis de Rabinal et les ancêtres dont ils sont les descendants était très émouvante et puissante.
Ce que nous avons fait ensemble en partageant le Rabinal Achi en 2010 est très important, car il s’agit d’un geste d’autoaffirmation qui brandit les racines du théâtre autochtone. Le Rabinal Achi fonde l’existence précolombienne du théâtre autochtone. Sa production par Ondinnok démontre qu’il est possible de réactualiser une forme ancienne, de la réinterpréter sur une scène contemporaine, et qu’il est également possible et nécessaire de transgresser les frontières culturelles coloniales afin de tisser de nouveau des rapports de collaboration artistique et des échanges culturels à travers les nations autochtones des trois Amériques.
Depuis 1985, nous n’avons pas toujours produit ce type de théâtralité. Celle-ci est le résultat d’une longue démarche, d’une longue quête. Le théâtre qu’il faut mettre en oeuvre obéit aux nécessités du moment. Nous évoluons dans le courant des événements qui influencent la société dans son ensemble, voire le monde. Le théâtre à faire n’est jamais désincarné de son époque. Le nôtre s’est fait critique, dénonciateur, politique, historique et caricatural, souvent tragique et mythologique.
C’est un art aux multiples pratiques dont les racines remontent au besoin « de se voir », « de s’entendre dire », au besoin de se dédoubler, de rencontrer l’autre et l’autrement. Chez certains peuples comme les Zunis, les Hopis et les Mayas, le théâtre peut se faire procès. Alors les clowns sacrés rendent la justice. C’est aussi là une fonction du théâtre autochtone.
Une petite mise en garde.
Les protocoles anciens et nouveaux ne doivent pas étouffer la créativité et la recherche en art. La décolonisation passe par la redécouverte et la protection de nos savoirs et de nos traditions. Nos savoirs et nos traditions doivent demeurer accessibles; ils doivent être partagés.
Il faut faire la distinction entre appropriation culturelle et emprunt. Beaucoup de jeunes artistes autochtones apprennent en faisant des emprunts à d’autres cultures autochtones de par le monde. Lorsqu’il y a emprunt, il y a aussi devoir d’honorer, et non de faire sien. Dans l’état actuel de nos communautés, tout ce qui permet à nos jeunes de développer leur imaginaire et leurs connaissances est plus que vital. Beaucoup d’entre nous ont appris par la découverte de pratiques et de valeurs qui venaient d’ailleurs. Nous héritons d’un monde qui est un miroir brisé en milliers d’éclats. Chacun·e de nous possède un éclat. Rassembler ces éclats, qui reconstitueront le miroir, nous permettra de réfléchir de nouveau l’univers et de reconstruire notre véritable identité.
Nous sommes chez nous partout dans les trois Amériques.
Nous avons perdu beaucoup de nos connaissances anciennes, et ce que nous, nous n’avons pas, d’autres l’ont conservé. Nos ancien·nes échangeaient des chants, des danses, des mythes, des pratiques, des manières de faire. Des femmes et même des enfants circulaient et faisaient partie d’échanges.
L’échange, le don et l’alliance sont tissés ensemble.
Toustes les Autochtones des autres nations que la mienne m’ont beaucoup apporté, et je demeure curieux des pratiques rituelles et théâtrales de tous les peuples autochtones du monde.
Nous partageons un même temps cyclique par le même Esprit, dans le respect!
Niawenkowa!
Parties annexes
Note biographique
Yves Sioui Durand (Huron-Wendat), est acteur, dramaturge, metteur en scène et cinéaste. Il est l’un des fondateurices des Productions Ondinnok et en a été le directeur artistique jusqu’en juillet 2017. Depuis, il se consacre principalement à son rôle de mentor artistique. Il est l’auteur de nombreuses pièces de théâtre et de textes de réflexion. En 2017, il a reçu le Prix du Gouverneur général pour les arts de la scène, la plus haute reconnaissance dans le domaine des arts au Canada. Il a été nommé Compagnon des arts et des lettres du Québec en 2018.
Notes
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[1]
Les productions Ondinnok, compagnie de théâtre autochtone basée à Montréal, Québec, Canada, a été fondée en 1985 par Yves Sioui Durand, Catherine Joncas et le regretté John Blondin.
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[2]
La Loi sur les Indiens criminalise le potlatch en 1884, puis, progressivement, toutes les cérémonies, festivals et performances culturelles. La danse est interdite hors des réserves en 1914 et dans les réserves en 1925, et ce, jusqu’en 1951.
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[3]
Le FTA est un grand festival de théâtre fondé en 1985 avec le mandat de faire connaître les théâtres qui existaient alors à l’échelle des trois Amériques. Par la suite, le FTA est devenu le Festival TransAmériques et il s’est diversifié en accordant une place prépondérante aux productions internationales.
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[4]
Yarakwa : mot archaïque wendat et haudenosaunee qui désigne le soleil.
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[5]
Kanata : mot archaïque wendat et haudenosaunee qui désigne une agglomération d’habitations et qui fut interprété par les colonisateurs français comme le nom du pays. Par la suite, on parlera de Bas et de Haut-Canada. La fondation du Canada a eu lieu en 1867.
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[6]
Ondinnok, undinot, haudeno ou Hontino : mot archaïque wendat et haudenosaunee. Ici, on voit différentes manières d’écrire le même mot selon les versions orales et les différents dialectes iroquoiens.
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[7]
Onkweongwe : mot archaïque wendat et haudenosaunee pour désigner les êtres humains.
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[8]
« Dans la maison où l’on se rêve » : cette métaphore ancienne désigne pour moi le théâtre comme lieu.
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[9]
Cette citation a été traduite par mes soins.
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[10]
Eskanikonra! : mot kahnienkéha’ga. Traduction libre : « One mind! D’un seul esprit! Respect! »
Bibliographie
- BRETON, Alain (éd.) (1994), Rabinal Achi : un drame dynastique maya du quinzième siècle, Nanterre, Société des américanistes; Société d’ethnologie, « Recherches américaines ».
- CARTER, Jill (2019), « Master Class. Retreating to / Re-treating From “Irreconcilable Space”: Canadian Theatre Workers and the Project of Conciliation », dans Evan Tsitsias (dir.), The Directors Lab: Techniques, Methods and Conversations About All Things Theatre, Toronto, Playwrights Canada Press, p. 185-201.
- GARNEAU, David (2012), « Imaginary Spaces of Conciliation and Reconciliation », West Coast Line, vol. 46, no 2, p. 28-38.
- SIOUI DURAND, Yves et al. (dir.) (2021), Xajoj Tun. Le Rabinal Achi d’Ondinnok : réflexions, entretiens, analyses, Québec, Presses de l’Université Laval, « Américana ».
- SIOUI DURAND, Yves (1992), Le porteur des peines du monde, Montréal, Leméac.