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Tu bije serce polskiego teatru (Ici bat le coeur du théâtre polonais), élément de la scénographie du spectacle Poczet królów polskich (La lignée des rois de Pologne) de Krzysztof Garbaczewski. Stary Teatr, Cracovie (Pologne), 2017.

Photographie de Krzysztof Garbaczewski.

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L’observation du processus de création du metteur en scène polonais Krystian Lupa et de celui des nouvelles générations théâtrales qui ont bénéficié de sa transmission artistique dès le début des années 1990 met en évidence une approche commune de ce processus qui réside dans ce que l’on pourrait nommer une « surexposition de l’intime[1] ».

Faire corps

Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au coeur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine.

Michel Foucault, Le corps utopique

C’est le·la metteur·e en scène qui est le·la plus souvent porteur·euse d’une proposition de spectacle, c’est donc lui·elle qui la présente à son équipe artistique dans l’intention de la développer de façon commune. À cet instant, « [s]on corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui[·elle] que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques » (Foucault, 2009 [1966] : 18). Des metteurs en scène comme Krystian Lupa (né en 1943), Krzysztof Warlikowski (né en 1962), Michał Borczuch (né en 1979), Łukasz Twarkowski (né en 1983) ou Oskar Sadowski (né en 1993), pour ne citer qu’eux, arrivent à la première répétition avec une oeuvre littéraire et racontent en quoi cette lecture les a touchés, bien avant qu’il ne soit question de théâtre... Cette première tentative de transmission d’un flux d’énergie, de communication d’une excitation originelle, émane de ce corps créateur qui s’expose et irradie les autres membres de l’équipe.

Lupa, Sadowski ou Borczuch se sont entourés d’une équipe artistique plus ou moins fluctuante, avec laquelle ils travaillent régulièrement dans les théâtres polonais et étrangers. Sadowski utilise même le terme « famille » pour évoquer les liens qui l’unissent à son équipe artistique et affirme que cet état d’esprit lui a été transmis par son maître, Lupa, auprès duquel il a été assistant à la mise en scène en 2015 pour le spectacle Wycinka / Holzfällen (Des arbres à abattre) créé au Teatr Polski de Wroclaw, un projet porté par tous·tes et dans lequel il s’est trouvé inclus. En ce qui concerne Warlikowski[2], en tant que directeur artistique du Nowy Teatr de Varsovie, théâtre subventionné par la ville, il travaille avec une équipe d’acteur·trices qu’il a lui-même composée.

En Pologne, et plus largement dans les pays d’Europe de l’Est, chaque théâtre public est doté d’une troupe de comédien·nes permanente. Les metteur·es en scènes qui sont ponctuellement invité·es à créer un spectacle dans l’un de ces théâtres publics peuvent être amené·es à travailler avec certain·es acteur·trices pour la première fois. Néanmoins, il est possible pour eux·elles d’inviter à leur tour des acteur·trices extérieur·es lorsqu’il·elles estiment que leur projet le nécessite. Le temps du projet, ces acteur·trices « invité·es » rejoignent alors les acteur·trices de la troupe permanente qui ont été retenu·es.

Une fois l’équipe artistique constituée, le·la metteur·e en scène aspire à fonder une communauté créatrice. C’est dans cet esprit qu’il·elle tente de créer un espace, un lieu, une hétérotopie propice à son épanouissement. L’équipe artistique et lui·elle ne feront qu’un seul corps créateur, de la salle de répétition à la scène.

La salle de répétition : un lieu protéiforme

C’est au sein de la salle de répétition, autour d’une table, que les premiers contacts ont lieu et enclenchent le processus de création. Pour certain·es metteur·es en scène, tels Krystian Lupa et les jeunes metteurs en scène polonais qui le revendiquent comme maître, le travail à la table est un moment crucial dans la genèse d’un spectacle. Cette phase du travail doit donner lieu à une véritable rencontre et installer un climat de confiance propre à fédérer l’équipe autour du projet.

Paradoxalement, la salle de répétition tient tout autant de la salle d’autopsie, lieu où tout est disséqué et analysé, que de la salle de travail, lieu au sein duquel l’équipe artistique donne naissance au spectacle et figure aussi bien un espace physique que mental.

Lorsque le·la metteur·e en scène franchit le seuil de la salle de répétition pour la première fois, cet instant constitue pour lui·elle un passage de l’individuel au communautaire. Il·elle passe de son « atelier », lieu privé où germe l’idée du spectacle, au lieu de départ du processus commun de création, c’est-à-dire de concrétisation de l’idée originelle.

Une salle d’attente(s)

La salle de répétition est, pourrait-on dire, le lieu de toutes les attentes. L’attente de l’Autre surtout, puisque ce sont les interactions de l’équipe artistique durant les répétitions qui nourrissent le spectacle et permettent son passage à la scène. Elles instaurent le point de rencontre au seuil de la scène.

Ce temps de répétition débute avec le travail à la table et la lecture du texte. À cette étape du travail, le·la metteur·e en scène n’hésite pas à digresser, tissant des liens entre le texte et sa propre vie. C’est la parole qui ouvre alors la voie au processus de création. La parole portée par la voix, prolongement du corps, tisse une toile sensible et sensuelle autour de la table. Elle peut se faire hypnotique chez Lupa, s’étirant en une lente logorrhée, et deviendra pour les acteur·trices le fil d’Ariane qui les accompagnera de la salle de répétition à la scène, audible de loin en loin, durant la représentation du spectacle. Pendant le processus de création, c’est à travers elle que le metteur en scène se met à nu sans aucune pudeur ni tricherie, parle de ses expériences les plus intimes, expose ses failles et exprime ses hontes, n’hésitant pas à se mettre en danger. Il peut s’agir d’histoires d’enfance, d’une scène traumatique, du rapport à la mère, du récit d’une scène de sexe, d’une névrose ou du simple récit d’un événement survenu dans la journée. Ce faisant, il crée un climat de confiance. Les acteur·trices entrent alors dans ce cercle vertueux et commencent eux·elles aussi à se confier. Ce maillage d’histoires, de souvenirs, d’anecdotes et de confidences qui s’échangent et circulent autour du texte et des personnages montre à quel point l’équipe artistique s’approprie le projet. Cette intimité plurielle, faite de correspondances, de résonances, constituera le fondement d’une oeuvre indubitablement collective, laissant son empreinte tant dramaturgique que scénographique sur le spectacle, répondant ainsi non seulement aux attentes du metteur en scène, mais aussi à celles des acteur·trices, de faire corps avec le projet.

Cette expérience commune amènera aussi les acteur·trices à accepter de se mettre en danger et d’explorer des zones limites, tant physiques que psychiques, afin de faire surgir leur personnage. L’actrice Sandra Korzeniak, qui a souvent collaboré avec Krystian Lupa, témoigne ainsi de son expérience :

Tout a commencé par Les Estivants. C’est là qu’est né mon amour pour Krystian. C’était ma première rencontre. J’ai dû me mesurer à mes peurs, mes obsessions, lutter contre ma pudeur. Le travail avec Krystian permet une profonde introspection qui nous emmène jusqu’aux tréfonds de nous-mêmes. On expérimente la prise de risque, on relève de nouveaux défis. On marche sur un fil si fin qu’il est presque invisible (Korzeniak, citée dans Zgieb, 2020 : 77).

Parfois, l’intime réside dans l’un des thèmes de l’oeuvre adaptée qui s’avère être en lien direct avec la vie personnelle du metteur en scène. C’est le choix qu’a fait Oskar Sadowski lors d’une lecture performative du texte de Marcin Miętus Muzeum rzeczy zagubionych (Le musée des choses perdues) au Teatr Nowy de Poznań en mai 2022 et avec sa performance Dziady na Mickiewicza (Les aïeux à Mickiewicz). Le premier spectacle évoque l’homosexualité tandis que l’autre, créé en soutien au mouvement Strajk kobiet (La grève des femmes), défend le droit à l’avortement et par extension, le droit de disposer de son corps. Ce cas de figure introduit d’emblée l’affect au coeur du processus de travail. Pendant les répétitions du Musée des choses perdues, une comédienne a questionné Sadowski sur les motivations de son choix. Le jeune metteur en scène lui a répondu que l’une des premières choses qui lui tenaient à coeur était d’éveiller l’empathie chez le·la spectateur·trice. En effet, il est à souligner que dans une société polonaise en proie à l’homophobie, cette lecture performative a pris une dimension d’autant plus importante pour ce metteur en scène qui est ouvertement homosexuel. Après la lecture du texte avec les acteur·trices, Sadowski a rapidement digressé vers des scènes de son enfance, le rapport à l’homosexualité dans sa famille et plus largement dans la société polonaise, amenant les comédien·nes à poser des questions et par la suite à raconter leur propre vécu. Peu à peu, les conversations ont offert des ouvertures sur des réflexions plus larges concernant l’amour, le rapport à l’Autre, la dissociation du corps et de l’esprit…

Mais c’est peut-être lorsque l’oeuvre est autobiographique, ce qui implique que l’intimité du metteur en scène d’ores et déjà inscrite dans la dramaturgie est surexposée et dévoile immanquablement certains événements de sa vie privée, que l’intensité des relations au sein de l’équipe artistique atteint le plus rapidement son paroxysme. C’est le cas de Wszystko o mojej matce (Tout sur ma mère) de Borczuch, spectacle créé en 2016 au Teatr Łaźnia Nowa de Cracovie, dans lequel il évoque la perte de sa mère morte d’un cancer alors qu’il n’avait que sept ans et donne en même temps la parole au comédien principal du spectacle qui, à son tour, comme un écho, évoque sa mère elle aussi décédée d’un cancer alors qu’il passait le baccalauréat. Les deux histoires se rencontrent et se déploient sur scène, en miroir, brouillant parfois les pistes quant à l’identité des deux mères. Tout sur ma mère avait été conçu comme un duo. Puis en 2020, avec le Teatr Polski w podziemiu, il crée un spectacle choral, Aktorzy prowincjonalni (Les acteurs provinciaux), dans lequel ses acteur·trices et lui-même se remémorent un événement qu’il·elles ont vécu ensemble, mais dont chacun·e se souvient de façon particulière, selon sa sensibilité et les répercussions qu’il a pu avoir sur sa vie sociale et privée. Dans ce spectacle, Borczuch revient sur une page douloureuse du Teatr Polski de Wroclaw. Ses comédien·nes racontent sur scène le démantèlement de la troupe permanente dont il·elles faisaient partie. Le Teatr Polski était alors dirigé par Krzysztof Mieszkowski qui, fort d’une véritable vision artistique, avait mené une programmation exigeante au cours des dix années de son activité, faisant de cette scène l’une des meilleures de Pologne. En 2016, il a dû céder sa place à un directeur imposé par le ministère de la Culture et du Patrimoine national, garant d’une programmation plus respectueuse de la vision artistique de l’État ultraconservateur. Les acteur·trices ainsi qu’une association de spectateur·trices ont engagé une bataille judiciaire. Les événements ont envahi les médias, tenant spectateur·trices et lecteur·trices en haleine au fil des semaines, comme l’aurait fait un feuilleton. Par la suite, d’autres théâtres ont subi l’autoritarisme de l’État et ont eux aussi tenté de résister. À présent, sur la scène du Teatr Polski w podziemiu, né de la branche résistante du Teatr Polski de Wroclaw, loin de la bataille judiciaire, des acteur·trices de cette ancienne troupe témoignent de leur ressenti, de leurs sentiments passés et présents en toute intimité.

L’hybridité des spectacles de ces metteurs en scène naviguant entre autobiographie et fiction, le collage composite des temporalités et des événements ainsi que le frottement d’intimités multiples forment à la fois la genèse du processus de création et la teneur même des spectacles. Une seule évidence : la rencontre et l’expérience commune sont à l’origine du processus de création et accompagnent son développement.

De la salle d’autopsie à la salle de travail

Le travail à la table s’apparente à celui réalisé dans une salle d’autopsie où la table commune se fait table de dissection et, tels les chirurgiens de La leçon d’anatomie (1632) de Rembrandt avides de comprendre le fonctionnement humain, guidés par leur maître, les artistes se livrent à cette expérience en s’appuyant sur un livre ouvert. Lorsqu’il s’agit, comme parfois chez Borczuch, d’un travail autobiographique, l’équipe artistique se concentre sur chacun·e des membres créateur·trices, disséquant puis rassemblant les morceaux épars de sa psyché : elle crée alors une forme dont l’hybridité est à l’image de son être profondément complexe, une créature tentaculaire. Dans le cas d’une adaptation littéraire, il s’agit de mettre au jour ce que le personnage et l’écrivain·e dissimulent au plus profond d’eux·elles-mêmes. Le·la metteur·e en scène et les acteur·trices ne s’arrêtent pas à l’examen de la structure du texte, il·elles en fouillent aussi les entrailles, l’examinent sous tous les angles afin d’en extraire le plus d’informations possible, d’en découvrir toutes les significations et en particulier celles qui se cachent entre les lignes. Puis il·elles façonnent le texte, parfois en l’amputant de certaines scènes tout en lui en greffant d’autres, arrachées au vécu des membres de l’équipe artistique afin d’en éclairer les failles et de le vivifier.

C’est de ce type de réécriture qu’est né Proces (Le procès) de Krystian Lupa, adapté de l’oeuvre éponyme de Franz Kafka (1925) au Nowy Teatr de Varsovie en 2017. La dramaturgie de ce spectacle traduit bien son processus de création ainsi que celui des jeunes metteurs en scène polonais qui ont travaillé avec lui. En effet, leur travail se focalise non seulement sur les différentes strates constituantes du personnage comme de l’acteur·trice, mais aussi sur les temporalités qui, loin de se succéder, cohabitent.

Le procès est à l’origine un roman parcellaire qui recèle en son centre un blanc laissé par la perte de la fiancée de Kafka et que Lupa désigne comme un « trou ». Ce trou pourrait figurer la blessure que portait en lui Kafka et qui aurait motivé l’écriture de ce roman. Après avoir officiellement rompu avec sa fiancée Felice Bauer lors d’une rencontre assimilée à une comparution devant un tribunal, face-à-face qui se déroula en présence de quelques proches, il entreprit l’écriture du Procès. Il buta cependant sur l’événement traumatique qu’il tenta de contourner, mais qui finit par bloquer le flux de son écriture. Lupa, après avoir identifié et déterminé la nature de ce trou comme l’échec de la relation de Kafka avec Bauer, l’utilisa comme une faille dont il fit surgir la fiancée à qui il donna la parole dans une scène intitulée « Felicja ». Celle-ci met en présence Felicja, sa meilleure amie Greta, ainsi que Franz Kafka et Max Brod, son ami écrivain et exécuteur testamentaire. Cette scène est une sorte de mirage du procès originel. C’est une mise en abyme du Procès, un procès dans Le procès, celui que Felicja a intenté à Kafka et que celui-ci aurait fui jusque dans la création de son oeuvre. Puis les acteur·trices retirent leurs vêtements; quittant la peau de leur personnage, il·elles se mettent à nu, parlent de leurs rêves, de leurs blessures, de la difficulté de vivre et de créer dans une scène empreinte d’intimité, où le temps semble suspendu. Il·elles évoquent leur propre traumatisme lié aux événements du Teatr Polski de Wroclaw qui ont interrompu un an durant le processus de création du spectacle avant que les répétitions ne reprennent au Nowy Teatr de Varsovie, où la première a eu lieu. Ces trous liés à des traumatismes communs, celui d’une rupture pour Kafka comme pour Felicja et celui de la perte du Teatr Polski de Wroclaw auquel Lupa et ses acteur·trices étaient tant attaché·es, loin de tarir le flux créateur de l’équipe artistique, devinrent la source qui irrigua leur projet, quelque peu modifié par les événements qu’il·elles durent affronter.

La greffe de scènes intimes sur l’oeuvre originale n’a pas pour unique objectif l’appropriation de l’oeuvre afin d’en éclairer tout le potentiel dramaturgique en opérant des mises en abyme, en soulignant des correspondances entre les artistes de différentes époques. L’utilisation de la faille, telle que l’a pratiquée Lupa, est intéressante en tant que processus de création. La découverte du trou au centre du roman interpelle le metteur en scène qui s’arrête et le scrute. Puis il arrache des événements au passé de Kafka, les mêle à ceux vécus par ses acteur·trices qu’il laisse parler en leur nom propre au sein d’une oeuvre fictionnelle, mais avec leurs propres mots. Une « constellation » (Benjamin, 2021 [1982] : 479), dans le sens où Walter Benjamin l’entendait, se crée alors. Des microcatastrophes déchirent le continuum du temps et permettent à des opprimé·es, comme l’ont été Felicja, Kafka ou les acteur·trices de Lupa, chassé·es de leur théâtre, de prendre la parole et d’exister ensemble dans une même temporalité. Tout se joue ici et maintenant :

Cet « objet » que Benjamin nomme « l’image dialectique », et qu’on pourrait se figurer comme la forme même de la dialectique à l’arrêt, n’est donc pas donné d’emblée; il est le fruit d’une césure, qui agit sur la temporalité, et désenclave les notions de passé et de présent : son action est celle d’un saut libérateur, ce fameux « saut de tigre dans le passé » qu’évoque Benjamin dans son dernier texte, « Sur le concept d’histoire », et qui renverse les rapports entre l’Autrefois et le Maintenant (Haenel, 2012 : 16-17).

La notion de faille ne structure pas seulement la dramaturgie du spectacle : elle impacte directement les répétitions dès lors que les artistes commencent à se confier, l’évocation de l’intime trouant le cours du temps, et par là même le temps du processus de création, en obligeant à un arrêt. L’efficacité s’efface au profit du temps de répétition qui se dilate. L’objet intime arraché par le metteur en scène puis par les acteur·trices à leur passé habite le spectacle, le nourrit et le vivifie.

Et c’est grâce à son travail avec l’acteur·trice que Lupa arrive si bien à révéler l’intime dès les répétitions. L’écriture des monologues intérieurs, envoyés ou non au metteur en scène, permet une dissection des personnages que les interprètes absorbent en eux·elles. À ce propos, il déclare : « Un acteur sait qu’il ne pourra pas écrire un bon monologue et s’identifier corporellement à son personnage, s’il ne se met pas à le tâter à l’intérieur de lui-même, s’il ne se met pas à arpenter la pièce avec les pas du personnage » (Lupa, cité dans Thibaudat, 2004 : 61). Pour Lupa, l’acte d’écriture de ce monologue à une importance, et le stylo se fait alors scalpel : « l’écriture est une provocation à aller plus loin », « un outil pour communiquer avec son âme, avec son imagination, ce n’est pas une façon de pratiquer la littérature mais d’attiser le feu de son imagination » (ibid. : 61-62).

Pour l’acteur·trice, la quête du personnage nécessite autant la connaissance du·de la metteur·e en scène et de ses attentes que celle des autres acteur·trices ou celle des personnages évoqués dans le texte de référence. Georges Banu déclare à propos du travail de Krzysztof Warlikowski :

[I]l bâtit les laboratoires d’une anatomie de l’être. La posture est chirurgicale : la scène ne se dérobe pas aux larmes et au sang mais elle n’entretient aucune relation de complaisance, de miséricorde avec ces personnages à la dérive. Ce n’est pas de l’indifférence qu’il s’agit, mais de la présentation clinique du mal d’être. Les lieux ne viennent pas l’apaiser ni entrer en dialogue avec lui, il reste le lot de la solitude qui, malgré tout, ne cesse pas de vouloir se surmonter, de communiquer, d’appeler au secours. C’est le propre des écorchés vifs qui ne craignent pas l’expression de la douleur la plus extrême (Banu, 2007 : 190).

Dans les années 1990, Warlikowski et ses acteur·trices ont contribué au renouvellement du jeu théâtral en le basant sur une exacerbation de l’intimité et une transgression de l’imagerie liée au corps. L’acteur·trice, dans une recherche de vérité, se livre à sa propre autopsie, opérant ainsi un va-et-vient fructueux entre son intimité et la recherche de son personnage : « Les acteurs se tenaient sur la frontière entre la création scénique et leur existence même : coup sur coup, ils émergeaient hors du personnage, et même en pénétrant profondément en lui, ils n’abandonnaient pas leur être privé » (Zólkos, 2004 : 52).

L’acteur·trice n’est cependant pas le·la seul·e à se donner corps et âme lors de la phase d’exploration de l’oeuvre et des personnages. Ainsi, Krystian Lupa, lors de l’adaptation à la scène (2009) de « La tentation de Véronique la tranquille » (1962 [1911]) de Robert Musil, afin d’essayer d’approcher la face cachée de l’oeuvre et de lui faire prendre vie, introduit ce qu’il nomme une « danse du metteur en scène avec la littérature » :

C’est quelque chose que j’ai commencé à faire spontanément, en enregistrant non pas ces moments où je savais ce qui se passait mais, au contraire, des moments de forte décomposition, de désintégration psychique, et le fait de l’enregistrer provoquait à son tour un semblable état. À la suite de l’enregistrement, quelque chose a commencé à se créer. Je ne m’attendais pas à ça mais parfois je commençais tout d’un coup à créer la scène, donc à élaborer le texte de la scène (Lupa, cité dans Thibaudat, 2004 : 48-49).

Par la suite, il a fait écouter aux acteur·trices ces enregistrements, et c’est ainsi qu’il décrit le processus qui s’en est suivi : « Après cette écoute, nous avons procédé à une improvisation et ce que nous cherchions est apparu. Comme si des choses se passaient par osmose, comme si nos inconscients s’échangeaient les informations; comme si l’acteur découvrait une musique secrète » (ibid. : 49-50).

Parfois, ce sont les acteur·trices qui guident le·la metteur·e en scène à la rencontre des personnages. C’est l’expérience vécue par Borczuch durant le processus de création de son spectacle Tout sur ma mère. Selon lui, ce sont les actrices qui lui ont permis de replonger dans ses souvenirs, l’incitant à creuser toujours plus profondément sa mémoire. Il compare les répétitions à une séance chez un·e psychothérapeute. Mais finalement, en l’aidant à retrouver le fil de sa mémoire, leurs propres souvenirs ont aussi ressurgi, les invitant à s’interroger sur leur rôle de mère. Elles ont alors partagé leur expérience maternelle au sein de l’équipe artistique tant et si bien que certaines d’entre elles ont même commencé à s’occuper du metteur en scène et de son acteur principal comme de véritables mères. C’était selon Borczuch un processus vraiment délicat. Quatre ans après la création du spectacle, sa reprise provoque toujours le même plaisir aux actrices qui aiment reprendre la place de mères possibles.

En revanche, la dramaturgie de la pièce Les acteurs provinciaux repose sur le vécu des acteur·trices et est constituée à 90 % de leurs discussions, ce qui fait d’eux·elles de véritables coauteur·trices – comme le sont les acteur·trices de Lupa, dont certains monologues intérieurs sont intégrés à la dramaturgie textuelle et scénique.

Cette constellation d’intimités jaillit des failles individuelles explorées par la parole et se déploie dès les répétitions, non seulement dans la dramaturgie textuelle, mais aussi dans la dramaturgie scénique. Chez Lupa, l’intimité est captée par la caméra en son absence, lorsqu’elle se manifeste à travers des monologues intérieurs sous forme de screen tests et dans des improvisations de scènes, souvent nocturnes et menées par des acteur·trices livré·es à eux·elles-mêmes. Ces captations sont conservées, puis en partie projetées sur écran lors du spectacle. Dans Moja walka (Mon combat) (2017), Borczuch décide de filmer des lecteur·trices s’exprimant au sujet de la série romanesque éponyme de Karl Ove Knausgaard qu’il adapte à la scène. Certaines captations prises durant des réunions avec les lecteur·trices et sur lesquelles apparaît parfois le metteur en scène ou d’autres séquences qui se concentrent sur la parole d’un·e lecteur·trice en particulier sont projetées durant le spectacle. Avec ce procédé, Borczuch donne dans une certaine mesure une dimension collective à son spectacle, dans lequel il inclut une partie de son public potentiel qui devient d’une certaine manière coauteur du spectacle.

La salle de répétition, après avoir été un lieu de dissection et de recherche, cette salle de travail dans laquelle l’équipe artistique comme un seul corps a donné naissance au spectacle, devient le lieu du passage à la scène. Le temps pour l’oeuvre d’être au monde.

La (s)cène

La surexposition de l’intime comme révélation

Prenez, mangez, ceci est mon corps. […] Buvez-en tous; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance.

Matthieu 26.26-29

Le·la metteur·e en scène fait don de son intimité, l’expose, braque les projecteurs sur elle, la surexpose. Chez Lupa et la jeune scène théâtrale polonaise, le plus frappant est cette volonté et cette capacité à faire oeuvre du processus de création.

Habituellement, le processus de création n’est pas voué à être montré : il est laissé dans l’ombre. Le travail du·de la créateur·trice est un peu tabou : il a par ailleurs quelque chose de trivial en art et, même si l’artiste s’autorise à l’évoquer lors d’entretiens avec la presse ou avec des chercheur·euses, il·elle ne l’expose pas sur scène. Cette phase n’est vue que comme un passage; si oeuvre il y a, elle est considérée à ce stade comme non achevée, donc imparfaite. Mais paradoxalement, si le mystère est entretenu autour du processus de création, c’est aussi parce que le secret confère un pouvoir au·à la créateur·trice.

Avec la surexposition de l’intime, le·la metteur·e en scène met au jour les « entrailles » du spectacle et leur fonctionnement, sans dissimuler les douleurs pouvant en résulter. Ce qui était considéré comme un simple processus d’élaboration de l’oeuvre est ici dévoilé et inclus dans l’oeuvre finale; mieux, ce processus de création peut dans certains cas devenir l’oeuvre elle-même.

Pour Borczuch, le temps des répétitions est plus important que le spectacle lui-même. Pour lui, les répétitions ne sont plus reléguées dans l’ombre, en marge de la représentation. Elles sont au contraire mises en lumière, placées sous les projecteurs de la scène, apparaissant comme ses organes vitaux : ceux grâce auxquels le spectacle a pu voir le jour et fonctionner. En déplaçant le processus de création de la périphérie vers le centre de l’oeuvre, l’artiste renonce au pouvoir conféré par le mystère nimbant le secret des répétitions et, ce faisant, il acquiert une nouvelle force, celle du renouvellement.

Cela est visible dans Tout sur ma mère de Borczuch, qui met en scène deux autobiographies, celle du metteur en scène et celle de son comédien, exposant sur scène les tâtonnements de l’équipe lors du processus de création ainsi que les difficultés liées à celui du souvenir, à la fragilité de la mémoire. Chez ce jeune metteur en scène, la scénographie semble aussi, d’une certaine manière, prolonger le lieu de répétition en jouant sur le pouvoir du dévoilement. La figuration d’espaces décloisonnés où ne restent que des chambranles de portes, des esquisses ou des vestiges de murs en est le témoignage. Le regard pénètre librement dans un espace désossé qui lui offre des lieux intimes sans pour autant le rendre voyeur.

L’intimité peut aussi être dérangeante, comme chez Warlikowski. La force d’une intimité crue apparaît dans la représentation de la salle d’eau et des toilettes, espaces sanitaires habituellement absents de la scène théâtrale et dissimulés autant que possible dans la vie quotidienne. La scénographe Małgorzata Szczęśniak (née en 1954) en fait des lieux froids et aseptisés, indissociables de la scénographie des spectacles de Krzysztof Warlikowski. Bien que clos, les murs transparents nous laissent pénétrer ces espaces si intimes qu’ils en sont presque honteux, si froids et impersonnels qu’ils en sont presque terrifiants et créent un malaise. Mais au-delà de la surexposition de l’intime amorcée en salle de répétition et incarnée crûment dans la scénographie, on retrouve, à travers l’espace carrelé de blanc, une salle d’autopsie dans laquelle « s’effectuent une purification, une transition, une dissection » (Gruszczyńszki, 2007 : 32). L’autopsie amorcée en salle de répétition s’inscrit dans la dramaturgie scénique, faisant l’objet de tous les regards.

Les répétitions peuvent aussi devenir la matière même du spectacle, le noyau du projet. C’est le concept du metteur en scène et artiste multimédia Łukasz Twarkowski, dont le spectacle Respublika (République, créé en 2020 au Théâtre national d’art dramatique de Lituanie, à Vilnius) met en scène des pans entiers du processus de création. Pour ce projet, les répétitions se sont déroulées à ciel ouvert, au fond d’une forêt ainsi que dans les caravanes où logeaient tous·tes les membres de l’équipe artistique, formant temporairement communauté. C’est l’expérimentation d’une vie communautaire marginale qui était au coeur du projet : ce lieu de répétition excentré – qu’il serait plus juste de nommer lieu de préparation – devenait alors celui de tous les possibles, de l’utopie. Ce projet expérimental était un laboratoire attaché à l’observation de la psyché humaine. Le spectacle final est constitué d’évocations de ce monde perdu, de ce lieu abandonné, de cette expérience révolue. Il est porté par une équipe artistique qui cherche au fil des représentations à réactiver sans relâche cette expérience afin qu’elle continue de vivre, ici et maintenant, comme si les artistes ne devaient jamais abandonner le temps des répétitions. Il·elles semblent répéter sans cesse l’expérience vécue et, de ce fait, toujours renouvelée.

On peut y voir une réflexion sur l’art théâtral : comment faire de chaque représentation une première fois? Ici, il s’agit réellement du but premier, puisque l’équipe artistique a besoin de revivre ce moment perdu, cette phase préparatoire. Par conséquent, la scène devient une salle de répétition où l’on tente de réactiver ce moment, de chercher le chemin pour y retourner afin de revivre l’expérience de l’élaboration du spectacle. Si la représentation n’est pas vivante, l’expérience ne sera pas revécue, la recherche ne sera pas réactivée.

Scénographiquement, République est un parcours labyrinthique à la fois ouvert et fermé permettant au·à la spectateur·trice de traverser des pièces, d’y côtoyer les acteur·trices et donc d’entrer directement dans l’intimité de l’équipe artistique. L’espace est en fait conçu comme un studio de cinéma qui permet au·à la spectateur·trice de choisir son parcours et d’y découvrir la reconstitution des différents lieux dans lesquels, une année durant, l’équipe artistique a effectué des séjours de retraite au fond des bois. Mais le·la spectateur·trice assiste surtout aux doutes, aux angoisses, aux conflits et aux scènes de vie réelles ou fictionnelles vécus par l’équipe artistique durant leur expérience communautaire. Lorsque, ponctuellement, il·elle n’a pas accès à certains espaces de vie (cuisine, chambre, sauna…), la caméra devient un oeil indiscret qui projette sur grand écran l’intimité des acteur·trices. Les lieux clos, où l’on répète plusieurs fois de suite des scènes vécues, deviennent des lieux d’analyse et de réflexion sur le processus de création. Le·la spectateur·trice a toujours le choix de déambuler à travers le décor, découvrant par lui·elle-même les différents lieux d’action, et peut même utiliser les équipements laissés à la disposition de tous·tes, comme le sauna; ou bien il·elle peut se mettre en retrait en montant dans les gradins qui offrent une vue imprenable sur le grand écran situé au fond de l’espace scénographique.

Pendant le spectacle, lors des moments de réunion de groupe, le metteur en scène, l’assistante à la mise en scène et le scénographe peuvent rejoindre les acteur·trices, s’attabler avec eux·elles dans la cuisine reconstituée et déguster une soupe préparée durant la représentation ou les prendre dans leurs bras. Quant au metteur en scène Łukasz Twarkowski, en permanence présent parmi les spectateur·trices et les acteur·trices, il s’expose lui aussi physiquement. Il vit la réactivation d’une expérience vécue dans une position à la lisière de l’acteur et du spectateur, peut-être en miroir de la position adoptée durant le processus de création, ce qui renforce l’impression qu’il se livre et s’implique entièrement, qu’il fait corps avec l’équipe. C’est un peu comme s’il devenait un livre ouvert, tout ce qui peut le traverser pendant le spectacle étant potentiellement visible de tous·tes, des acteur·trices comme du public. La projection de screen tests, captations de scènes tournées lors des répétitions dans lesquelles les personnages-acteur·trices se confient, de même que des scènes filmées et diffusées en direct durant la représentation redoublent l’effet de surexposition.

L’intimité entre réalité et imaginaire

La surexposition de l’intime ne se limite pas à dévoiler ce que l’on est ou ce que l’on a été, mais aussi ce que l’on a rêvé d’être et ce que l’on aurait pu être ou ce que l’on rêve de devenir. Ainsi le spectacle naît-il de l’entrelacs des succès et défaites de la vie des interprètes, qui oscillent entre leurs rêves évanouis, leurs espoirs et leur réalité quotidienne.

Dans République, Twarkowski s’intéresse au devenir qui tout à coup se matérialise, le temps du spectacle. Sur grand écran, il projette un texte qui nous propulse dans le futur. Dans ce texte, il évoque sa fille (encore enfant aujourd’hui), son engagement de citoyenne ainsi que son activité professionnelle. Il inclut ainsi son propre enfant dans sa création artistique, dans sa réflexion sur le devenir et l’utopie. Ce spectacle est fait de rêve(s) et de réalité(s) intimes, partagés par des artistes qui, uni·es et totalement investi·es dans le projet, n’hésitent pas à y laisser une part d’eux·elles-mêmes.

Le jeu entre rêve et réalité est tout aussi présent dans les mises en scène de Lupa. L’utilisation des écrans lui offre, entre autres, la possibilité de dédoubler les personnages sur scène, entretenant ainsi le flou qui tient lieu de frontière entre l’acteur·trice et son personnage, entre l’imaginaire et le réel. Ce procédé lui permet d’éclairer leur personnalité profonde en dévoilant par exemple leur dualité. À l’écran, il démasque leur face cachée, leurs sentiments les plus intimes en réutilisant les screen tests tournés par les comédien·nes durant les répétitions. Ces séquences de travail, inspirées par l’écriture de leurs monologues intérieurs et captées par la caméra à l’occasion d’improvisations, révèlent leur personnage dans toute sa complexité : ses désirs enfouis, ses rêves, ce qu’il a peut-être été, une part de ce qu’il est, mais surtout ce qu’il aurait aimé devenir. Ce procédé est manifeste dans Salle d’attente[3], spectacle de 2011 d’après Catégorie 3.1 (2000 [1998]) de Lars Norén qui met en scène de jeunes marginaux·ales. Par ailleurs, ses spectacles paraissent au premier abord ancrés dans la réalité : selon Borczuch, les décors semblent appartenir à l’enfance de Lupa. Ce sentiment, Borczuch l’a ressenti alors qu’il s’entretenait avec lui par Skype, à la fin du confinement (Borczuch, 2021 : 37-43). Au cours de la conversation, Lupa s’est mis à décrire une scène de son enfance, les soirées de lecture quotidiennes avec sa mère qui se déroulaient dans la cuisine. Borczuch raconte qu’à l’écoute de ce récit, il avait l’impression d’être dans cette cuisine, d’en voir les murs, ceux qu’il connaissait déjà en tant que spectateur. En effet, les murs comme les meubles des spectacles de Lupa semblent extirpés de son passé et faire partie de sa vie quotidienne. Mais en fait, on pourrait dire que l’imaginaire de Lupa prend racine dans son enfance, monde qu’il n’a peut-être jamais quitté, comme si le temps avait été suspendu ou même aboli. Dès l’enfance, son environnement quotidien, bien que très banal au premier abord, était empreint d’étrangeté… Les rêves les plus fous naissaient au cours d’une lecture sur le carrelage d’une cuisine.

Les décors de Borczuch, quant à eux, évoquent un espace qui n’a pas été le sien, mais qu’il aurait pu investir, comme il le souligne lui-même (entretien du 29 mars 2022). Ils appartiennent à un monde dans lequel il aurait pu vivre et qu’il porte malgré tout en lui. Les références à l’intimité sont récurrentes dans ses spectacles. Si Tout sur ma mère témoigne de l’espace perdu de son enfance et des retrouvailles avec son passé de jeune orphelin, sur scène se dessinent en filigrane les contours d’un autre événement plus tardif de sa vie et de ce qu’elle aurait pu être. En effet, ses scénographies sont dépouillées, presque vides. Le décor est réduit à quelques panneaux figurant des murs et des encadrements de porte qui lui confèrent l’aspect temporaire d’un plateau de cinéma, une sorte de reconstitution au milieu de nulle part. Et ce sont justement les traces du premier désir de Borczuch que l’on distingue, celles du cinéma. Avant d’étudier les arts plastiques et le théâtre, son rêve était d’entrer à l’école de cinéma de Łódz, mais habitant à Cracovie avec son père et du fait de sa timidité, il se voyait mal quitter sa ville natale. Le cinéma est un espace qui n’a pas été le sien et qui pourtant habite ses spectacles et envahit la scène. Le chemin qu’il n’a pas choisi est toujours là, en miroir… même si depuis, il a réalisé un film intitulé Warany z Komodo (Les dragons de Komodo) (2017), et que ce désir peut encore se réaliser.

Cette façon de déplacer la focale afin de révéler une réalité cachée qui parcourt l’oeuvre se retrouve chez ces metteurs en scène dans l’approche des personnages. Bien souvent, ils privilégient un personnage secondaire de l’oeuvre adaptée qu’ils placent au centre de leur spectacle, en lui imaginant ou en lui offrant, pourrait-on dire, une parole, une intimité propre.

Ce déplacement de focale peut être facilité par l’utilisation des écrans qui permettent de faire cohabiter différentes temporalités. Krystian Lupa a pu de cette manière donner la parole à Joana dans Des arbres à abattre, alors que ce personnage, dont il est question tout au long du roman de Thomas Bernhard (1987 [1984]), n’y prend jamais la parole, la narration débutant après son suicide. Chez Lupa, c’est elle qui ouvre le spectacle avec la projection d’un entretien durant lequel elle s’exprime longuement sur son travail d’artiste et ses doutes. À cet instant, le·la spectateur·trice ne sait pas encore qu’elle est morte. Par la suite, alors que sa mort a clairement été nommée, Joana, à l’origine personnage secondaire dans le roman, continue d’occuper une place centrale dans le spectacle. Elle apparaît à plusieurs reprises sur scène, prenant la parole ou rejouant des scènes passées évoquées par le narrateur qui lui donne alors l’occasion de s’exprimer.

Cette volonté d’amener des personnages gravitant en périphérie de certaines oeuvres au centre d’un spectacle est également partagée par Borczuch. Le personnage d’Alan, qui ne faisait l’objet que d’un chapitre dans Un appartement sur Uranus (2019) de Paul B. Preciado, occupe une place centrale dans Mieszkanie na Uranie, l’adaptation du recueil à la scène réalisée par Michał Borczuch au Nowy Teatr de Varsovie en 2022. Le personnage, projeté sur scène, devient le pivot de l’histoire grâce à une captation vidéo qui, pour les metteurs en scène précédemment cités, constitue l’interface de l’intime. Habillé de blanc, il incarne presque une figure christique.

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La surexposition de l’intime apparaît alors comme une source vive irriguant l’oeuvre des metteurs en scène étudiés en renouvelant non seulement leurs processus de création, mais leurs spectacles eux-mêmes. Cette notion de surexposition de l’intime peut difficilement être qualifiée de procédé, ce qui sous-entendrait l’élaboration d’une méthode et, dans le cas présent, un calcul conscient, de la part du metteur en scène, dans ses relations avec les acteur·trices dès le début de leur rencontre. Il s’agit plutôt d’un état d’esprit; du désir d’établir, ne serait-ce que le temps de la création et de la représentation d’un spectacle, une relation véritable placée sous le signe de la confiance qui ouvre sur une création commune. L’intime se manifeste de façon spontanée au cours du travail à la table. La force de ces metteurs en scène est de savoir se laisser porter par ce flux, de le maîtriser en l’exploitant au mieux afin qu’il irrigue toutes les strates du processus de création. La qualité mouvante et revitalisante de ce phénomène pourrait être l’une des clefs du processus de transmission de Lupa à nombre de jeunes metteur·es en scène polonais·es. Cette surexposition de l’intime semble être la caractéristique commune de Lupa et des trois générations de metteur·es en scène qui l’ont suivi. Pour ceux·celles-ci, le processus de création crée un lien qui unit l’équipe artistique telle une famille, pour reprendre les mots de Sadowski, mais il rassemble aussi les différentes familles formant une communauté d’artistes qui elle-même s’ouvre à la sphère publique de façon inclusive comme le démontre Twarkowski avec République. Ce n’est certainement pas un hasard si l’un des axes essentiels de sa transmission implique un processus qui n’est pas une méthode, mais une démarche subtile et protéiforme, à l’image de l’oeuvre de ces artistes dont les esthétiques sont très différentes et qui sont pourtant lié·es par une approche commune de l’art.