Résumés
Résumé
Le mythe de Phèdre et d’Hippolyte était très répandu et mis en scène dès l’Antiquité. En Grèce, on constate un intérêt pour son adaptation depuis les dernières décennies. Deux pièces et un poème présentant une forte dimension théâtrale des XXe et XXIe siècles retiennent notre attention : Φαίδρα (Phèdre) (s.d.) d’Aristomenis Proveleggios, « Φαίδρα » (« Phèdre ») (1974-1975; 1978) de Yánnis Rítsos et Φαίδρα ή Άλκηστη Love Stories (Phèdre ou Alceste Love Stories) (2007) d’Elena Penga. Phèdre s’avère en être le personnage principal. Sa relation plutôt inachevée avec Hippolyte donne l’opportunité aux auteur·trices de mettre de l’avant des préoccupations existentielles, psychanalytiques, sexuées et sociales. Les protagonistes essaient de gérer une envie qui leur est interdite ou plutôt l’annulation de leur relation qui les conduit à leur propre mort. Leur rapprochement s’appuie sur le désir sexuel, surtout de la part de Phèdre, mais celle-ci tente également d’y apporter une dimension sentimentale et psychique. L’avènement de la mort ne semble pas douloureux pour Phèdre, tandis qu’Hippolyte se meut entre sa victimisation par l’héroïne et l’acceptation de sa mort tout en gardant un esprit de combat. Ces oeuvres enrichissent la dramaturgie grecque et la perception des mythes grecs antiques dans la mesure où elles soulignent justement la problématique de la relation entre la vie, l’amour et la mort.
Mots-clés :
- mythe grec,
- tragédie,
- Phèdre,
- Hippolyte,
- néohellénique
Abstract
The myth of Phaedra and Hippolytus has been widely spread and staged since antiquity. In Greece, there has been a growing interest in its adaptation in recent decades. We examine two plays and a theatrical poem from the XXth and XXIst centuries: Φαίδρα (Phaedra) by Aristomenis Proveleggios, “Φαίδρα” (“Phaedra”) (1974-1975; 1978) by Yánnis Rítsos, and Φαίδρα ή Άλκηστη Love Stories (Phaedra or Alceste Love Stories) (2007) by Elena Penga. Phaedra is the central character in these three texts. Her rather unfinished relationship with Hippolytus provides an opportunity for the authors to highlight existential, psychoanalytical, gendered, and social concerns. The heroes attempt to manage a forbidden desire or rather the termination of their relationship, which leads them to their own demise. Their closeness is based on sexual desire, especially on Phaedra’s part, but she also tries to imbue it with emotional and psychological dimensions. The advent of death does not seem painful for Phaedra, whereas Hippolytus oscillates between being victimized by the heroine and accepting his death while maintaining a fighting spirit. These plays enrich Greek dramaturgy and the perception of ancient Greek myths by highlighting the intricate relationship between life, love, and death.
Corps de l’article
Introduction
Le mythe de Phèdre et d’Hippolyte était très répandu et mis en scène dès l’Antiquité. Après Euripide et Sophocle, Sénèque a écrit son propre Phèdre et, à l’époque moderne, Racine et bien d’autres dramaturges et poètes s’y sont intéressé·es et cela jusqu’au XXIe siècle (Karabatsa, 2017 : 1-2). De manière générale, ce mythe était propice à divers croisements et préoccupations théoriques et interdisciplinaires à l’époque moderne.
Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que la dramaturgie néohellénique intensifie son intérêt pour le mythe, ce que les pièces incorporées à notre étude relèvent : Φαίδρα (Phèdre) (tragédie écrite en 1918) d’Aristomenis Proveleggios, le poème « Φαίδρα » (« Phèdre ») (1974-1975; 1978) de Yánnis Rítsos, qui présente une dimension théâtrale forte, et Φαίδρα ή Άλκηστη Love Stories (Phèdre ou Alceste Love Stories) (2007) d’Elena Penga. D’autres oeuvres se confrontent à ce mythe, que nous ne pourrons analyser mais qui nous paraissent importantes et à ne pas oublier : Ιππόλυτος καλυπτόμενος (Hippolyte couvert) (1997) de Vassilis Papageorgiou, écrivain auquel nous ferons référence, et dont la pièce se déroule dans le centre urbain de Thessalonique. Pensons aussi au scénario de Marguerite Lymbéraki du film de Jules Dassin Φαίδρα (1962), ou encore à la manière dont Leia Vitali adapte ce mythe avec une liberté considérable dans sa pièce Τζιν Φιζ (Gin Fizz) (1990) (Κarfi, 2015 : 10) et à Amanda Michalopoulou dans sa pièce Φαίδρα καίγεται (Phèdre se brûle) (2021). Pour ces auteur·trices, le mythe de Phèdre et d’Hippolyte est stimulant dans la mesure où il offre la possibilité de s’interroger sur la nature et la fonction de l’amour interdit et sur ses conséquences dans la vie psychique, sentimentale et quotidienne des protagonistes.
Notre problématique ne concerne pas simplement l’analyse de ces pièces, qui sont les plus importantes manifestations du mythe au sein du paysage théâtral grec depuis un siècle : elle cherche surtout à interroger les correspondances et les divergences par rapport à la tragédie antique. À l’aide de ces rapprochements, nous tenterons de montrer comment la sensibilité de ces auteur·trices leur a permis d’évaluer ce mythe pour créer un nouveau sens tragique, empreint des exigences de notre temps.
Phèdre d’Aristomenis Proveleggios
Proveleggios est le premier auteur grec à récupérer le mythe de Phèdre au cours du XXe siècle. Sa pièce Phèdre est une tragédie en vers, en trois actes et en langue démotique. L’auteur ne suit pas l’Hippolyte d’Euripide, mais les autres tragédies sur ce sujet d’Euripide et de Sophocle, lesquelles n’ont pu être sauvées[1], ainsi que le Phèdre de Sénèque. Dans la pièce de Proveleggios, Phèdre avoue à Hippolyte son amour pour lui, mais il la repousse. Elle planifie sa vengeance. En rencontrant Thésée, elle accuse Hippolyte d’avoir voulu nuire à son honneur. Thésée rejette son fils et prie son père Poséidon de le punir. Phèdre fait part de son repentir à sa nourrice. Quand Thésée renonce à pardonner à son fils, qui se trouve presque mort devant lui, Phèdre avoue la vérité. Thésée s’élance vers elle juste après la mort de son fils, mais elle réussit à se suicider sur le cadavre d’Hippolyte.
Les différences entre la version de Proveleggios et la tragédie d’Euripide sont considérables. Les deux déesses, Artémis et Aphrodite, n’y sont pas présentes. Dans la première scène du premier acte, au lieu du prologue d’Aphrodite, on assiste à la discussion entre l’ancien combattant et son fils. De même, quand la nourrice invoque Aphrodite et son omnipotence, le passage démontre que l’influence de la déesse reste faible. L’auteur semble davantage se situer dans une recherche d’équilibre entre la liberté humaine et le rôle des divinités, dont l’évocation reste au niveau du discours. Une autre différence remarquable est l’absence du choeur. Enfin, Phèdre y est la victime de son coeur, comme elle le déclare, et non d’Aphrodite. Le dialogue d’Hippolyte avec le serviteur est très étendu. Hippolyte accuse avec persistance le culte d’Aphrodite, comme l’exemple suivant le montre :
Je ne méprise pas Aphrodite.
Comme je suis chaste, de loin je l’adore.
[…]
Comment est-ce que j’ose la couronner,
puisque son culte est pour moi détestable?[2] (Proveleggios, s.d. : 20; 23.)
De même, la magie amoureuse a un but différent dans le Phèdre de Proveleggios. La scène où la nourrice mène Phèdre jusqu’à la sorcière pour qu’Ηippolyte tombe amoureux est un passage qui peut être considéré comme une variante d’Hippolyte couvert (ou Hippolyte premier) d’Euripide. Chez ce dernier, cette scène vise à libérer l’héroïne de sa maladie psychique, alors que dans la pièce de Proveleggios, on assiste à une recherche d’équilibre entre la magie et la religion. Plus concrètement, la magie se révèle complémentaire à la religion, à l’action des divinités.
La déclaration amoureuse directe de Phèdre à Ηippolyte provient probablement d’une scène analogue dans Hippolyte couvert (ibid. : 50). Le rôle de la nourrice s’avère positif. Le dialogue entre elle et le serviteur n’existe pas chez Euripide. Thésée y est impitoyable envers son fils, sans même connaître la vérité, et s’effondre sous le poids de la vérité, ce qui se produit également chez Proveleggios, mais seulement après la mort d’Hippolyte. Il n’accuse pas Aphrodite, contrairement à ce qui se passe dans Hippolyte couvert. Le repentir de Phèdre, sur un ton mélodramatique, est un élément nouveau, qui s’accompagne de son admiration pour Hippolyte. Hippolyte l’entend et meurt juste après, sans avoir le temps d’accorder son pardon à son père. Thésée se montre d’une grande barbarie à l’égard de Phèdre. Elle ne veut pas mourir sous le coup de son épée, et choisit de se donner la mort avec le couteau d’Ηippolyte. Son suicide s’inscrit dans la suite des pièces éponymes de Sophocle et de Sénèque et probablement d’Hippolyte couvert. Ses motifs sont les mêmes que dans ces tragédies, surtout en ce qui concerne ses scrupules, sauf dans Hippolyte couvert, pièce dans laquelle la vengeance prévaut (Papadopoulou, 2010 : 8-10).
Phèdre est le personnage principal, ce qui justifie le titre de la tragédie. Le pardon d’Hippolyte envers Thésée est un élément cathartique majeur dans la tragédie d’Euripide qui manque dans la tragédie de Proveleggios. En effet, ce pardon conduit à l’apaisement des passions et rend la catastrophe tolérable[3]. Pourtant, l’attitude finale de Phèdre dans la pièce de Proveleggios peut en quelque sorte compenser son attitude antérieure envers Ηippolyte, ce qui offre à la pièce plus de tension dramatique. La transformation de la tragédie antique se constate de plusieurs façons, notamment à travers l’élimination du choeur, l’attitude en partie différente de Phèdre et de Thésée et l’absence de divinités. Celle-ci transfère le problème dans le domaine de la responsabilité humaine à partir du moment où la référence à leur influence et leur action n’est pas du tout convaincante. La tragédie de Proveleggios modifie la tragédie Hippolyte couvert d’Euripide en ayant une orientation différente qui pourrait tenir à une tendance répandue au cours du XXe siècle concernant le rôle lointain des divinités sur les affaires humaines. De même, la barbarie de Thésée ne correspondrait-elle pas à la tendance, dans une certaine dramaturgie contemporaine, à donner volontiers aux pièces un ton spectaculaire et violent?
Phèdre de Yánnis Rítsos
Rítsos n’utilise pas la même forme dramatique que celle de Proveleggios. Son poème « Phèdre » appartient au recueil Τέταρτη διάσταση (Quatrième dimension) (1990 [1972]). Il s’agit d’un monologue qui tire son sujet d’Hippolyte couvert d’Euripide. Précédé d’un vaste prologue narratif, ce monologue comporte une dimension théâtrale forte et est suivi d’un autre texte jouant le rôle d’épilogue narratif et apportant au poème son dénouement. Ainsi, le « Phèdre » de Rítsos développe plusieurs caractéristiques de la poésie de l’auteur.
Phèdre parle à Hippolyte qui reste muet. Les autres personnages n’ont pas une présence importante. Phèdre fait référence à la nourrice seulement par rapport à l’action de celle-ci dans le passé, tandis qu’aucune mention n’est faite de Thésée, qui apparaît dans l’épilogue sans être nommé. Le poème a été analysé par quelques chercheur·euses, notamment en ce qui a trait à la richesse de son niveau intertextuel et au personnage de Phèdre, qui apparaît comme une femme cherchant sa liberté et une vie authentique (Karabatsa, 2017 : 14-33). Son amour pour Hippolyte est un fait qui a bouleversé sa vie et qui devient le prétexte à une préoccupation existentielle. En fait, elle ne revendique pas l’amour d’Hippolyte. Elle essaie de tracer son chemin de vie à travers une réflexion sur cette expérience déjà passée; elle mène un combat contre elle-même et contre les impératifs de la société, qui sont incarnés par Hippolyte ou appliqués à cause de ses actions. Elle est toute seule dans ce combat difficile qui la conduit vers la mort.
L’héroïne s’est révélée sur le plan de l’imaginaire comme la victime volontaire d’Hippolyte. Elle voudrait se déguiser en serviteur pour pouvoir connaître les endroits où il se meut et être « la proie rare » (« το σπάνιο θήραμα »; Rítsos, 1990 [1972] : 298) de cet homme dans une scène de chasse d’Hippolyte dans un bois. On discerne ici le motif provenant d’Erotókritos[4] de Vinzentzos Kornaros, quoique transformé, de l’histoire du malheureux Charidimos qui, par accident, a blessé à mort sa bien-aimée pendant la chasse. Le déguisement nécessaire pour pouvoir sortir montre bien l’enfermement de la femme et la ruse qu’elle doit utiliser, c’est-à-dire la dissimulation de son sexe, pour atteindre ses fins. Elle met en corrélation sa victimisation avec son désir sacrifié et entre dans la dialectique du dedans et du dehors. Même si elle se décrit comme un être du dedans, enfermé dans une maison, suivant les habitudes traditionnelles de la vie, elle veut aussi sortir dans le monde. Cela est manifeste dans la scène imaginaire où elle se voit elle-même derrière une fenêtre, regardant la rue dans laquelle une bataille se déroule, et où elle dit : « Et moi à la fenêtre / de voir la rivière rouge à côté du trottoir et d’être très / amère[5] » (ibid. : 313). Elle ne peut participer aux faits de la vie et se contente d’en être une observatrice. La maison fonctionne soit comme le moyen de son autodéfinition, soit comme celui de sa définition par les autres. À Athènes, elle se sentait à l’aise chez elle, tandis qu’en Trézène, tout appartient à Hippolyte. Dans la phrase « la maison est un corps » (« το σπίτι είναι σώμα »; ibid. : 300), Rítsos crée l’expression du désir en termes d’endroit et d’objets. C’est un désir omnipotent, qui sous-entend probablement l’absence de la personne désirée. L’héroïne se sentait enfermée dans ce désir qui créait les conditions de son assujettissement. Sa mémoire se combine avec des images qui renvoient à l’acte sexuel. Le mot « faim », par rapport aux « animaux primitifs » (« πείνα »; « πρωτόγονα ζώα »; ibid. : 302) signale l’instinct sexuel tout-puissant des deux personnages. L’élément sentimental semble inhérent au sensuel. Si l’aspect hédonique de la vie se lie à la mort et continue d’exister sous une autre forme, la situation n’est pas la même concernant le sentiment, qui semble rejeté pour sa valeur hypertrophique et contraire à la liberté de l’être humain. Rítsos se détourne du faux sentimentalisme de notre époque, comme s’il jugeait qu’il ne reposait pas sur des bases saines et solides.
Pourtant, d’autres éléments montrent l’évolution de l’héroïne et portent une valeur symbolique qu’on doit évaluer. Les vers suivants en sont caractéristiques :
Chaque aile recouvre un trou sanglant; ou est-ce que
chaque aile creuse dans notre chair un trou sanglant?
une autre fois encore
je crois bien que les ailes sont la floraison de notre corps; et
seulement
quand la réflexion les détache, s’ouvre
le trou rouge qui ne se ferme plus[6] (ibid. : 299).
Ces vers sont au coeur de la réflexion de Phèdre. Rítsos entre en dialogue avec les oeuvres principales de Platon : Phédon, Phèdre, La République et Le banquet (385-370 av. J.-C.). Les ailes représentent ici l’âme de l’être humain. Dans Phédon s’exprime l’idée que chaque joie et chaque chagrin clouent l’âme dans le corps et ne la laissent pas philosopher (Τheodorakopoulos, 2014 : 272). La préoccupation principale est de savoir si le dualisme entre le corps et l’âme peut cesser d’exister ou si c’est un fait irrémédiable et définitif. Si chez Platon la partie du désir de l’âme doit être apprivoisée pour que l’être humain se dirige vers le bonheur, Rítsos s’intéresse quant à lui à la floraison du corps à travers l’âme. La raison et la pensée, qui dirigent l’âme vers le haut chez Platon, sont les éléments qui rendent définitif le dualisme entre l’âme et le corps chez Rítsos. Si ce dualisme a un caractère provisoire chez Platon (ibid. : 261-262; 279; Platon, 2014 [370 av. J.-C.] : 483; 485), il a tendance à devenir permanent chez Rítsos. Platon parle des contradictions de la personnalité, qui pourtant contient une unité (Τheodorakopoulos, 2014 : 266). Ces contradictions apparaissent à un niveau très important dans le « Phèdre » de Rítsos, où l’héroïne veut se délivrer d’elle-même pour s’unir au monde. Pourtant, on est en droit de se demander si cette unification n’est pas douteuse et énigmatique, puisque le monde est absent de sa vie et qu’elle reste dans un état de passivité. Selon Hegel, la duplication et la scission du moi rendent l’être humain malheureux (Leontaritou, 1981 : 420). C’est la tragédie de celui ou celle qui se dirige, sous certaines conditions, vers la mort, une mort douloureuse mais nécessaire, comme cela se passe avec Phèdre.
Cette situation devient plus claire à travers les éléments de l’ombre, du visage et du masque. L’ombre prend plusieurs significations. D’une part, les ombres représentent toutes les forces contraignantes pour l’être humain et tous les pouvoirs qui s’exercent contre lui (Karabatsa, 2017 : 16; 25). D’autre part, elles symbolisent les divers masques humains, les transformations et le combat continuels pour atteindre l’authenticité. Deux manières d’agir subsistent. Dans la première, l’être humain préserve le masque sous son visage, auquel cas la prédominance de celui-ci a éventuellement un caractère provisoire, puisqu’il n’a pas été retiré. L’autre manière, la plus courageuse, consiste à détruire et à jeter le masque, comme l’héroïne le dit : « le masque / je l’ai déchiré et jeté devant tes pieds; je ne l’ai pas percé, / je ne l’ai pas couvert de mon visage[7] » (Rítsos, 1990 [1972] : 309-310). Un autre élément significatif est la présence d’un Christ crucifié, dessiné sur les seins de Phèdre par une chaîne égarée. Le poète insiste sur l’influence du Christ accroché à une chaîne perdue et qui pénètre dans un verre de vin. Lorsque l’héroïne retire sa main de celui-ci, tout lui semble recouvert de sang. Il s’agit d’un sang invisible. Quelques convives continuent de manger autour de la table avec excès, sans s’apercevoir de rien. L’aventure de Phèdre est personnelle. Le monde ne participe pas à ses préoccupations, restant collé à la vie des sens. L’élément humide (eau, sperme, sueur, humidité) est bien présent dans le poème, lié au plaisir. Ici Rítsos fait la jonction entre le Christ, Dionysos et la mort. Or la résurrection, déjà mentionnée, n’a rien à voir avec la résurrection chrétienne. L’union entre Dionysos et la mort, entre l’élément humide et la mort, existe dès l’époque d’Héraclite (Palivani et Tolis, 1973 : 222-224). Rítsos trouve des analogies entre le Christ et Dionysos. Le Christ « se baptise » dans le vin de la vie. Dionysos lui-même représente pour Kazantzakis le symbole de la décomposition et de la réunification (Leontaritou, 1981 : 196). Le sang complète le symbolisme du vin en offrant la force de la régénération dans la dialectique entre la vie et la mort (Cοοper, 1992 [1978] : 28-29; Parigoris, 2015 : 52-53). L’élément dionysiaque de la vie et de l’art triomphe en unifiant le monde spirituel et sensible, en jonction avec l’esprit apollonien, selon la théorie de Nietzsche (Parigoris, 2015 : 52-53; 58). La reconnaissance et l’appropriation de la mort sont, selon Hegel, « le début de la sagesse de la vie » (Leontaritou, 1981 : 421). Phèdre se libère de ses besoins corporels en se dirigeant vers la mort. Le poème fait référence à un cheval attaché à un arbre et qui, pour se libérer, comme Phèdre l’imagine, perd son pied. L’analogie avec la mort est claire. Un autre dédoublement domine. La distanciation de l’être humain par rapport à son image à l’état de cadavre signifie la compréhension et l’acceptation de la mort. Tout cela est dû à l’action d’un poète-magicien qui pousse son héroïne à se débarrasser de la peur de la mort, ce qui suit la constatation de Kazantzakis à ce sujet (ibid. : 420). La beauté de la vie, que représente Ηippolyte, se transfère au niveau de la mort, reliée aussi au héros. L’image du « beau mort avec des fleurs » (« ωραίο νεκρό με λουλούδια »; Rítsos, 1990 [1972] : 313) renvoie à l’image opposée de « la faim indomptée et laide » (« η αδάμαστη ετούτη η άσκημη πείνα »; ibid. : 312) à la vue des cadavres, et signale la mort de son désir pour Phèdre, ce qu’elle accepte. Ses questions concernant la destination de la femme accomplissent une sorte de recul provisoire vers des préoccupations antérieures qui séparent l’homme de la femme. L’eau purificatrice, présentée à travers le bain d’Hippolyte, apporte une sensation ambivalente concernant la justice et l’injustice dans la vie. Phèdre se sent blessée par la nature, mais, en même temps, elle s’est montrée injuste envers Hippolyte. Pourtant le héros, selon elle, a dissimulé sa « faim sauvage » (« η άγρια σου πείνα »; ibid. : 308) en disant le contraire de ce qu’il voulait. Il n’est pas du tout « saint », puisque la sainteté n’existe plus dans un état pur[8], et qu’il est en quelque sorte contaminé par le comportement de Phèdre. La vie, selon un point de vue existentialiste, semble irrationnelle (Karabatsa, 2017 : 27) et, par conséquent, la mort offre la « justice définitive » (« οριστική δικαιοσύνη »; Rítsos, 1990 [1972] : 314). L’absurdité de la vie entraîne Hippolyte, qui reste la victime de Phèdre, vers la mort. La mort de Phèdre, consciente et libératrice, la distancie de la tradition littéraire antérieure, celle d’une morte désespérée ou celle d’une héroïne saisie par les remords en raison de son comportement envers Hippolyte. Les ombres croisées des statues d’Athéna et d’Aphrodite sur le corps de Phèdre qui s’est pendue constituent probablement une fin ironique sur le rôle de la religion, grecque antique et chrétienne, sur le destin de l’héroïne, puisque les déesses sont inexistantes dans son aventure[9].
Phèdre ou Alceste Love Stories d’Elena Penga
La pièce en deux parties d’Elena Penga Phèdre ou Alceste Love Stories combine deux histoires amoureuses s’opposant l’une à l’autre, tirées du théâtre antique. L’adaptation du mythe de Phèdre et d’Hippolyte est libre, et Penga l’associe au mythe d’Alceste[10]. Ainsi se différencie-t-elle fortement des deux autres auteurs.
La rencontre entre Phèdre et Hippolyte finit avec la fuite de celui-ci et l’apparition de la Mort, qui essaie de protéger Hippolyte et de lui sauver la vie en lui proposant de ne pas prendre son cheval. Ensuite, Phèdre joue un jeu avec la servante F, où elle incarne le rôle de Thésée et la servante, celui de Phèdre. La servante, en tant que Phèdre, avoue son amour pour Hippolyte. La Mort vient la chercher et l’héroïne finit par s’unir à celle-ci tout en accusant Hippolyte. Juste après, dans la deuxième partie, la Mort embrasse Alceste. Il·elles se préparent pour le voyage ultime. Puis Alceste joue un jeu avec la servante A. Elle joue le rôle d’Admitos; la servante, celui d’Alceste. Elle accepte de donner sa vie pour lui à sa demande. Une histoire dite par Admitos concernant sa femme s’ensuit. La rencontre entre Alceste et Admitos mène à la même conclusion que le jeu précédent. Admitos est en accord avec la demande que lui fait sa femme de ne pas épouser une autre femme. Il·elles font l’amour. L’autre monde apparaît sur un écran. La Mort amène Hippolyte à Phèdre. Sur la scène du théâtre, la Mort attend Alceste pour la conduire dans l’autre monde, mais Admitos retient fermement sa femme pour ne pas l’abandonner à la Mort.
Phèdre est le personnage principal de la première partie. L’héroïne se définit par rapport aux notions de désir, de culpabilité, de désespoir et de vengeance. Elle rencontre Hippolyte, le Thésée imaginaire et la Mort. C’est parmi ces diverses rencontres que se situe celle entre Hippolyte et la Mort. Une ambiance intime et quasi incestueuse s’établit entre Phèdre et Hippolyte, même s’il n’est pas question d’un véritable inceste. Hippolyte l’appelle « Maman » (« Μαμά »; Penga, s.d. : 4). Leur dialogue est simple, avec des questions et réponses brèves. Les deux protagonistes évoluent dans une dynamique d’action et de contre-action. Au début, on assiste à la danse de provocation d’Hippolyte devant l’héroïne. Par la suite se déploie un jeu entre les deux, un jeu de force corporelle qui aboutit à la masturbation de Phèdre devant Hippolyte, provoquant la fuite de ce dernier. La scène qui précède la masturbation se situe dans la sphère de l’érotisme, alors que celle de la masturbation appartient au domaine de la pornographie. La masturbation fonctionne dans notre civilisation comme un érotisme limité à soi. La masturbation isolée est normale, tandis que la masturbation devant l’autre peut être considérée comme pornographique, puisqu’elle reproduit l’idée que le corps est uniquement un moyen de plaisir, d’excitation sexuelle de l’autre (Prynenty, 1996 : 170). Elle peut représenter une satisfaction illusoire du plaisir et se lier avec le masochisme primaire, qui unit l’agréable au désagréable (Bakirtzoglou, 2015 : 14-21).
La fuite d’Hippolyte peut s’interpréter comme la terreur devant la perspective de réalisation d’un acte interdit, élément qui se lie avec la pensée de Freud (Patsalidis, 1997 : 142-143). Pourtant, cette fuite s’explique mieux comme la mort du désir et la démystification de l’amour (Prynenty, 1996 : 170). Dans le dialogue qui suit entre Phèdre et la servante, Phèdre, incarnée par la servante, exprime le sentiment et le désir envers le jeune homme. C’est l’inexprimable qui n’est possible qu’à travers un jeu de rôle; c’est ce qu’elle ne pourrait dire en face de son mari. Concernant le sentiment, elle ne nous persuade pas de son existence. Le jeu de rôle rend compte d’une dimension importante du théâtre et offre une préoccupation concernant l’identité. Le moi est en partie instable et récréé à travers des recouvrements successifs des identités et des procédures de performance. La multiplicité des rôles, le besoin de l’être humain d’être quelqu’un d’autre, même son pôle contraire, correspondent à la multiplicité du moi, à sa tentative de rechercher ou de forger son identité (Pefanis, 2011 : 590). Phèdre, en jouant le rôle de son mari, crée le contrepoids nécessaire pour sa stabilité psychique, en se distanciant d’elle-même, arrivant même en opposition avec elle-même. L’héroïne, en tant que Thésée, parle de l’attirance et de l’insatisfaction du désir. Sa condamnation correspond à la problématique platonicienne concernant le rôle du désir et le combat entre les deux parties de l’âme. La référence de Phèdre au « corps cupide qui a soif » (« Άπληστο σώμα που διψά »; Penga, s.d. : 10) provenant de la passion renvoie directement à Platon (Τhéodoracopoulos, 2014 : 258). Pourtant, elle n’élargit pas cette problématique au niveau de la référence à l’élévation ontologique de l’être humain. Elle reste collée à sa soif.
Certain·es estiment que la phrase allusive de l’héroïne, pendant son jeu avec Hippolyte – « il n’y a pas de place, pour que je me cache[11] » (Penga, s.d. : 6) –, combinée à sa confession selon laquelle il ne faudrait pas se comporter comme elle l’a fait envers lui, révèle sa culpabilité (Karabatsa, 2017 : 41). Pourtant, la notion du devoir est faible devant la volonté de Phèdre et ne crée pas obligatoirement de remords. La dernière phrase est prononcée pendant un jeu, et la protagoniste se cache derrière une chaise juste après. Le malheur de Phèdre renvoie au livre de Freud Le malaise dans la civilisation (2010 [1930]) (idem), puisqu’on peut discerner cette tension entre le moi et le surmoi de l’héroïne qui conduit au « besoin de punition » (Pelluchon, 2018 : 189-192) de l’autre et à l’instinct de catastrophe, de mort. S’il y a des traces de cette culpabilité, elles ne sont pas décisives pour Phèdre : elle est attirée par la mort personnifiée, car elle transforme son chagrin en plaisir et en bonheur. L’instinct sexuel peut s’exprimer dans notre civilisation de plusieurs façons et les interdits ont une signification très relative, puisqu’ils ne sont pas contraignants. La conscience morale flexible, le relâchement moral et l’état d’esprit hédoniste constituent des caractéristiques de l’époque moderne et surtout postmoderne (Kondylis, 2007 [1991] : 263-264; Gongaki, 2016 : 9). Dans la pièce de Penga, la civilisation sadomasochiste prévaut, ce qui peut aussi s’interpréter en termes freudiens.
La Mort, qui apparaît également comme personnage dans Alceste d’Euripide, offre un comportement double. Concernant Hippolyte, la Mort renonce à son rôle : elle fonctionne comme vecteur de résistance de la vie en essayant de le sauver. La servante, jouant le rôle de Phèdre, a annoncé à l’avance sa mort. La Mort exerce une forte attirance sur Phèdre. Phèdre semble lui faire l’amour, pensant qu’il s’agit d’Hippolyte, et lui parle d’amour, réalisant en quelque sorte la jonction entre l’amour et la mort, qui a revêtu plusieurs formes depuis l’Antiquité[12]. Il s’agit d’une union des deux corps, même si la Mort exprime l’intangible de la mort et se présente comme une « ombre obscure » (« σκοτεινή σκιά »; Penga, s.d. : 20) qui passe au bord de la vie et de la mort, qui n’a rien à voir avec l’union des âmes dans l’autre monde et l’idée du triomphe de l’amour après la mort. La Mort est un « beau jeune homme » (« νέος όμορφος άντρας »; ibid. : 11), qui correspond à la beauté d’Hippolyte et rappelle celle de l’homme mort dans le poème de Rítsos. L’insatisfaction de l’amour dans la vie, le désespoir, le manque de bases saines et de perspectives pour l’amour se substituent à l’accomplissement imaginaire de l’amour avec la Mort.
La deuxième partie présente une situation dramaturgique différente. Les analogies et les oppositions avec la première sont claires. On peut y voir une violation du mythe, puisque selon celui-ci, Alceste est ressuscitée. Le plus important dans cette partie est la relation du couple Admitos-Alceste et l’intervention de la Mort. La pièce offre aussi une réflexion remarquable sur les hétérotopies. Les mort·es, et surtout l’endroit où il·elles se situent dans l’autre monde, constituent l’hétérotopie par excellence dans l’imaginaire collectif, tant dans la littérature que dans la dramaturgie, et ce, depuis la Renaissance. Il s’agit d’un monde effrayant et détestable pour les vivant·es. Cependant, cette hétérotopie ne peut fonctionner dans la pièce de Penga[13]. La mort y est bien installée dans la vie. Les héroïnes portent la mort en elles. La mort personnifiée entre dans l’existence des protagonistes et vers la fin de la pièce, elle reste silencieuse et énigmatique. Alceste entre dans le monde des mort·es à un moment où elle est encore vivante.
La topographie de la route vers l’autre monde et celle de l’autre monde lui-même sont décrites dans la discussion entre la Mort et Alceste et dans les indications scéniques de la fin, qui ont une qualité narrative. La route contient une rivière obscure et des « formes, couleurs, lumières et ombres d’un autre monde, d’une autre logique[14] » (ibid. : 14), comme Alceste le dit et comme la Mort le vérifie. Dans les indications scéniques, on retrouve un écran sur lequel des images provenant d’une caméra télécommandée montrent la Mort amenant Hippolyte décédé vers Phèdre, qui se promène dans une forêt où l’on voit « des pierres, eaux, herbes » (« πέτρες, νερά, χόρτα »; ibid. : 19). Nous sommes dans une forêt qui se présente comme réelle et non dans une hétérotopie. Dans la référence d’Alceste, il s’agit d’une diversité et d’une représentation relativement nouvelle de la route vers l’autre monde[15], qui a perdu son aspect atroce et reste ouverte à l’imagination[16]. Cette image ne distancie pas suffisamment la vie de la mort. L’une pénètre dans l’autre. Les mort·es fonctionnent comme les vivant·es, utilisant leurs sens. La mobilisation de techniques cinématographiques, comme le flou, vise à entremêler deux histoires et à reléguer au deuxième plan celle de Phèdre et d’Ηippolyte. L’intrigue suit les impératifs du mythe. Leur relation a perdu de son intensité. Les deux personnages sont rejetés mutuellement dans la vie. Leur relation reste au niveau charnel. Leur rencontre finale montre plutôt un embarras et une joie de la part de Phèdre, mais sans provoquer de réaction de la part d’Ηippolyte. L’entrelacement de deux histoires mythiques parallèles qui aboutissent à la mort se lie avec la notion du théâtre comme hétérotopie. Il s’agit de la possibilité offerte par le théâtre de juxtaposer divers lieux qui normalement sont incompatibles (par exemple le lieu de la mort et ceux de la vie), et de représenter des lieux imaginaires ou même invisibles (Foucault, 2009 [1966]; Pefanis, 2013 :131; Katsou, 2019).
Dans sa relation avec Alceste, Admitos se montre moraliste; il est celui qui condamne l’hybris dans la vie des hommes. La différence entre les deux est qu’Alceste aime, tandis que lui se fait aimer. Cet amour est déclaré pendant le jeu de rôle entre Alceste et la servante A. Alceste se distancie d’elle-même en demandant sa mort alors qu’elle joue le rôle d’Admitos. C’est comme si l’héroïne demandait sa propre condamnation. Ce déguisement crée de multiples identités qui concourent l’une contre l’autre. Cette différence provoque un amour déséquilibré, comme les Grec·ques ancien·nes l’ont constaté (Sykoutris, 1994 : 236-237). Si Alceste transforme l’amour en agapè, selon l’avis d’Ιoannis Sykoutris[17], Admitos se contente d’un sentiment de sympathie pour sa femme, un sentiment par ricochet (idem), passif, sans pouvoir mieux lui offrir. C’est pour cela qu’Alceste lui pose des questions, en lui demandant s’il agit par lâcheté ou égoïsme. Elle le lui reproche d’une manière indirecte. Cela correspond à la responsabilité morale qui est attribuée à Admitos par certain·es chercheur·euses[18]. Pourtant, on peut constater que l’amour auquel se livre le couple sur scène provoque la surprise : on attendrait plutôt une telle évolution chez Phèdre et Hippolyte. Le couple se trouve dans une situation d’éros (et non d’agapè), selon la conception grecque ancienne, en partie reprise et également moderne : l’instinct sexuel fonctionne, et les protagonistes ressentent un manque ou une menace dans leur relation en provenance de la Mort (ibid. : 233; 235). Leur relation est sentimentale et corporelle, sans toutefois déboucher sur une unité psychocorporelle convaincante dans la vie ou, par extension, dans l’autre monde. Il·elles sont totalement attaché·es à ce monde, exprimant un amour désespéré, alors qu’en fait, l’histoire entre Phèdre et Hippolyte aboutit au vide.
Hippolyte couvert de Vassilis Papageorgiou
La pièce de Vassilis Papageorgiou Hippolyte couvert (2005), en dix-huit scènes, est très différente des autres. L’auteur utilise aussi les fragments sauvés d’Hippolyte couvert d’Euripide (cinquante vers). Phèdre et Hippolyte ont déjà développé une relation qui se base sur l’amour et la passion, même s’il·elles ont l’impression d’être mené·es à la catastrophe. Un élément particulier de la pièce est la participation indirecte des habitant·es de la ville à l’histoire des deux amant·es : il·elles sont intégré·es à même le discours des personnages. Cela veut dire que ce n’est pas seulement le choeur, en participant à l’action, qui transmet le climat social et les impératifs de la société. Les déesses Artémis et Aphrodite contribuent à l’humanisation de l’amour. Thésée a aussi un rôle différent par rapport à la tragédie antique. Il n’a aucune envie de punir sa femme. Ses efforts se concentrent sur son fils qu’il essaie de sauver, mais celui-ci reste opiniâtre et demande sa mort pour des raisons d’ordre moral et psychique.
La dialectique de la vie et de la mort aboutit à trois comportements. Le premier est celui d’Hippolyte qui va vers la mort en voulant se battre contre elle. Le deuxième est celui de Phèdre, qui en mourant rencontre l’abîme et le vide au-delà de la vie et de la mort. Thésée, lui, continue à vivre, mais « comme un mourant qui ne mourra jamais[19] » (Papageorgiou, 2005 : 85). Le soleil offre la force cathartique dans la pièce, puisqu’avec sa luminosité commence et finit l’intrigue, apaisant les passions et offrant la purification qui provient du discours poétique métaphorique. Dans cette évolution, Papageorgiou est probablement influencé par Rítsos.
***
Le mythe de Phèdre et d’Hippolyte a commencé à attirer l’intérêt des auteur·trices grec·ques contemporain·es sans toutefois créer une tradition particulière[20], contrairement à ce qui se passe avec d’autres mythes, comme celui des Atrides ou celui de Médée[21]. Les auteur·trices ont utilisé les données mythiques tirées de la tragédie antique et les ont adaptées à leurs conceptions. L’utilisation parallèle des deux mythes par Penga enrichit sa pièce dans la perspective de la liaison des mythes et de la recherche d’une problématique plus profonde, qui est due à leur étude. En particulier, les pièces aboutissent à la mort des protagonistes en provoquant l’écroulement psychique de leur entourage proche (Thésée, Admitos).
La transformation de ces données n’affecte cependant pas l’histoire centrale entre Hippolyte et Phèdre. Leur relation est inaccomplie, sauf chez Papageorgiou[22]. Phèdre, le personnage principal dans la majorité des pièces, se meut entre l’amour humain et l’imposition de celui-ci par Aphrodite. L’héroïne incline vers l’amour humain, tandis que sa nourrice déclare l’omnipotence d’Aphrodite. Hippolyte différencie son attitude d’oeuvre en oeuvre, se trouvant entre le rejet et la colère envers Phèdre (Proveleggios) et l’acceptation de son amour (Papageorgiou). Dans les deux autres pièces, le héros semble avoir joué ou joue un jeu avec l’héroïne. Leur relation inaccomplie ou accomplie se base sur l’instinct sexuel et la passion. Son aspect sensuel n’empêche pas la tentative de la révélation du côté sentimental et psychique de leur relation, qui se dit allusivement chez Rítsos, mais explicitement chez Papageorgiou. Pourtant, l’élément sensuel est très fort et occasionne parfois des dérives et des excès au niveau du langage qui aboutit à la vulgarité, ce qui affaiblit le côté sentimental et psychique de cette relation. De tous·tes ces auteur·trices, Rítsos est le plus philosophique et existentiel en ce qui concerne l’investigation sur la mentalité et le comportement de Phèdre; de son côté, Penga est plus psychanalytique. La réalisation de la réciprocité dans la relation du couple chez Papageorgiou ne peut aboutir à une fin heureuse, puisque le mythe est contraignant. Thésée se présente très différemment dans les oeuvres de Proveleggios et de Papageorgiou, qui ont été respectivement écrites à quatre-vingts ans d’intervalle, tandis que chez Rítsos il a une présence rudimentaire. De vengeur de Phèdre, il se transforme en un combattant contre la mort, et enfin en destinataire stoïque de l’inévitable.
L’absence des déesses et du choeur, sauf dans la pièce de Papageorgiou, est explicable. Le choeur a perdu à l’époque moderne sa force et son rôle traditionnel, qui remontait à la tragédie antique, sauf exception[23], et on affronte de façon embarrassée les divinités à notre époque. Les auteur·trices s’attachent à montrer le drame des héros et des héroïnes qui sont responsables et souverain·es de leur propre vie. Pourtant, l’absence de déesses constitue un manque dans les pièces, puisqu’une dimension importante de la tragédie antique et d’Hippolyte plus précisément se trouve inexploitée. La présence de déesses dans la pièce de Papageorgiou aboutit à leur rabaissement au niveau des êtres humains. En revanche, le choeur, qui a perdu en grande partie son rôle, les parties chantées n’existant pas, garde dans cette pièce une fonction importante. Pour résumer, ce mythe a offert la possibilité aux auteur·trices de le développer et de l’adapter à leur esprit et à leur point de vue, en combinant des éléments qui proviennent de l’évolution des sociétés, de la civilisation et de la tradition dramaturgique.
Parties annexes
Note biographique
Athanassios G. Blessios est professeur au Département d’études théâtrales de l’Université du Péloponnèse en Grèce. Il est l’auteur de sept livres en grec et en français sur le théâtre et la littérature néohelléniques.
Notes
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[1]
Hippolyte couvert ou Hippolyte premier d’Euripide est une tragédie connue grâce aux informations fournies par les anciens et par les cinquante vers qui ont été sauvés. Les informations concernant Phèdre de Sophocle sont vagues.
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[2]
« Την Αφροδίτη δεν τηνέ περιφρονώ. / Αγνός ως είμαι, από μακράν την προσκυνώ. […] / Πώς θα τολμήσω να την στεφανώσω, / αφού η λατρεία της είνε σ’ εμένα μισητή ». Toutes les citations en grec de cet article ont été traduites par nos soins.
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[3]
Cette constatation correspond à la sensibilité moderne et contemporaine et n’est pas tirée comme conclusion par la Poétique d’Aristote (s.d. : 107-108).
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[4]
Erotókritos est un roman en vers de l’époque crétoise de la littérature néohellénique, écrit par Kornaros en Crète, alors occupée par les Vénitiens, aux environs de 1600. Ce texte est un chef-d’oeuvre de la littérature grecque et un point de référence pour cette période de floraison des arts et des lettres.
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[5]
« Κ’ εγώ στο παράθυρο / να βλέπω το κόκκινο ποτάμι πλάι στο πεζοδρόμιο και να ’μαι πολύ / πικραμένη ».
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[6]
« […] κάθε φτερό καλύπτει μια ματωμένη τρύπα· ή μήπως / κάθε φτερό σκάβει στη σάρκα μας μια ματωμένη τρύπα; Άλλοτε πάλι / θαρρώ πως τα φτερά είναι η άνθηση του σώματός μας· και μόνον / σαν τα μαδήσει ο στοχασμός, ανοίγεται / η κόκκινη οπή που πια δεν κλείνει ».
-
[7]
« Tο προσωπείο / το’ σκισα και το πέταξα μπροστά στα πόδια σου· δεν το διατρύπησα, / δεν το υπερκάλυψα με το πρόσωπό μου ».
-
[8]
Cette conception renvoie à la nouvelle « Phèdre ou le désespoir » (1974 [1935]) de Marguerite Yourcenar (Karabatsa, 2017 : 18).
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[9]
La présence du Christ reste pourtant exceptionnelle dans ce poème.
-
[10]
Le mythe d’Alceste est surtout connu à travers la tragédie Alceste d’Euripide. L’héroïne mythique est l’épouse dévouée d’Admitos. Elle a accepté de mourir à sa place, pour le sauver de la mort qui lui était destinée. Finalement, Héraclès apparaît, la détourne de la Mort, et la renvoie vers son mari.
-
[11]
« Δεν έχει πού να κρυφτώ ».
-
[12]
Une forme de cette jonction est la mort à cause d’un amour inaccompli. Une autre est la mort de l’amour et finalement la régénération de l’amour à travers la mort (Pucelle, 2002 : 274-295).
-
[13]
La notion d’hétérotopie, devenue très connue grâce à Michel Foucault (2009 [1966]), prend des dimensions différentes dans la pensée des chercheur·euses (Stavridis, 1998; 2006 : 152-153).
-
[14]
« Σχήματα, χρώματα, φώτα και σκιές ενός άλλου κόσμου, μιας άλλης λογικής ».
-
[15]
Seule la rivière obscure relève de la représentation ancienne de cette route.
-
[16]
C’est plutôt la pensée sur l’hétérotopie du géographe Edward W. Soja qui correspond à cette situation dramaturgique (Stavridis, 2006 : 152).
-
[17]
C’est la façon dont notre civilisation comprend la notion d’agapè, soit un sentiment qui se déploie au-delà du désir amoureux et de l’instinct sexuel (Sykoutris, 1994 : 233; Karabatsa, 2017 : 42).
-
[18]
Concernant cette problématique, voir Daniel Iakov (1985 : 223-227).
-
[19]
« […] σαν ένας ετοιμοθάνατος που δεν πρόκειται να πεθάνει ποτέ ».
-
[20]
Le corpus des pièces est très réduit et ce mythe n’a pas suscité l’intérêt d’une part considérable des auteur·trices grec·ques contemporain·es.
-
[21]
Les mythes sont surtout utilisés comme sources d’inspiration pour les auteur·trices après la Seconde Guerre mondiale. Le mythe des Atrides a une présence impressionnante dans la dramaturgie néohellénique du XXe siècle, et se retrouve dans plus de vingt-cinq pièces. Cependant, le mythe le plus utilisé au XXIe siècle est celui de Médée, qui se lit dans au moins six pièces. Sa présence pendant la période qui suit la Seconde Guerre mondiale est stable, mais n’accote pas la popularité du mythe des Atrides (Chassapi-Christodoulou, 2002 : 1123-1128; 1132-1134).
-
[22]
La pièce de Papageorgiou n’a pas été analysée de façon systématique, mais elle offre des éléments intéressants dans la problématique générale concernant ce mythe.
-
[23]
Concernant la production dramatique en Grèce, le choeur a parfois été utilisé pendant le XIXe siècle à la façon de la tragédie antique, notamment avec des fragments choraux en vers chantés entre les actes. Au cours du XXe siècle, le choeur est soit absent, soit utilisé d’une façon relativement différente de celle de la tragédie antique (par exemple en participant de plus en plus à l’action des pièces, comme dans Hippolyte couvert de Papageorgiou et, exceptionnellement, selon sa fonction dans la tragédie antique).
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