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Une mère et ses enfants.

Photographie de Mohamed Hassan.

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L’accouchement est un acte de transformation. Une femme, en mettant au monde, gagne un autre statut : celui de mère. Au-delà de l’arrivée physique d’un nouvel être après une période de gestation, l’acte de donner naissance participe à la fois d’une création et d’un don au monde ou à l’humanité. C’est participer à la continuité d’une famille, d’un nom, d’une lignée, mais aussi d’une espèce. L’enfant ne vous appartient plus, il fait partie d’une communauté. En tout cas, c’est ainsi qu’il est considéré dans les pays d’Afrique de l’Ouest, dont il est fait référence dans ma pièce La grande ourse (2019). Donner naissance, c’est élargir l’idée de la famille nucléaire pour ancrer l’enfant dans un environnement plus large et poreux. C’est l’intégrer dans le monde du vivant. L’accouchement est annoncé par une période de douleur, de contractions de plus en plus fortes et accélérées, préparant le corps à l’enfantement, à l’expulsion de ce qui était caché et suspendu à la mère vers une autonomie progressive dans un monde où l’enfant devra s’inscrire, s’ancrer et évoluer. Accoucher, c’est aussi laisser place à la surprise, à l’étonnement, au merveilleux comme au monstrueux, car on n’est jamais certaine de ce qui va advenir de l’enfant, quand bien même on lui a donné naissance.

La grande ourse (2019) de Penda Diouf.

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Dans La grande ourse, le personnage de la mère n’a pas de prénom. Il est caractérisé par son statut de maman, à savoir de femme ayant conçu un enfant ou ayant accueilli un enfant dans son foyer pour l’élever. Cette mère a donné naissance à un garçon, à qui elle transmet certaines valeurs, des traits de caractère et une langue, le wolof, au travers de comptines.

Dans la pièce, la mère est arrêtée par la police pour avoir laissé sur la voie publique un papier de bonbon. Devant le grotesque de l’affaire, face à la police puis au juge, elle accuse d’abord son fils avant de reconnaître les faits et sa responsabilité. Elle est condamnée à être surveillée par les mauvaises langues. Pour conjurer le sort, elle fait appel aux forces de la nature, à son imagination et se transforme en ourse…

Contrairement au père, le fils possède comme sa mère la capacité à pénétrer l’entre-deux-mondes et à naviguer d’un monde à l’autre. C’est au rythme du tambour, d’un battement de coeur, d’une mélopée envoûtante, initiatrice d’une transe, que ces voyages se déroulent, comme dans certains rituels de communautés évoluant auprès de chamans. Et même si l’enfant n’a pas assisté aux transformations physiques de sa mère en ourse, il a la capacité lui aussi de changer de forme et de se réinventer pour devenir autre.

« L’enfant s’éloigne. On entend, non pas des bruits de pas mais des bruits de sabots » (Diouf, 2019 : 102).

Dans la pièce, la mère donne donc naissance à son fils, mais sans réellement pouvoir le mettre en lien avec sa communauté, dont elle s’est elle-même éloignée. Elle semble effectivement bien isolée, dans un environnement qui n’est pas totalement le sien. On apprend, par le biais du personnage du griot, que des questions d’exil ont empêché une forme de transmission et d’ancrage dans une famille élargie, une communauté. La femme est seule avec son mari pour pourvoir à l’éducation de son enfant. De ce fait, il y a une forme d’inachevé, car son isolement ne lui permet pas d’établir un lien avec les aïeux·eules ni avec l’histoire familiale dont elle est elle-même privée. Mais au cours de la pièce, la mère donne naissance à un autre personnage, hybride, à une autre facette d’elle-même, la grande ourse. L’accouchement est ritualisé. Il se déroule en forêt alors que les accouchements en Europe se déroulent habituellement en milieu hospitalier. Pas de contractions physiques pour cet accouchement, mais une situation difficile, cauchemardesque, insupportable : après avoir été accusée d’avoir laissé un papier de bonbon sur la chaussée, la mère est condamnée à rester à domicile, en résidence surveillée par les mauvaises langues, devenues geôlières. Le sentiment d’oppression et d’injustice féconde ce nouvel être encore en gestation. La colère se loge en son coeur comme des spermatozoïdes dans un ovule. Et le sentiment grandit, alimenté par une soif de justice, une intransigeance, une intégrité et une radicalité.

Dans la forêt, une rencontre mystérieuse avec Mutunus Tununus achève la création du nouvel être. D’abord annoncé par le corbeau, il arrive avec un « sexe démesurément grand » (ibid. : 72). Mutunus Tutunus est en effet le nom latin de Priape, dieu de la fertilité, protecteur des jardins. En lisant ce passage, on peut craindre un viol en plein coeur de la forêt, comme Cassiopée abusée par Zeus et devenue plus tard une constellation.

« Il s’avance vers moi. Entre ses jambes, son sexe démesurément grand » (idem).

Tous les indices véhiculés par la mythologie, la fiction et la nauséabonde réalité sont là. C’est à un acte de violence envers une femme auquel on peut malheureusement s’attendre. Tout indique qu’un viol va se produire. Cependant, dans la mythologie, le dieu Priape ne connaît pas la jouissance malgré la solidité et l’ardeur de son membre. Il reste frigide. Étrange paradoxe que ce dieu de l’hypervirilité dont le désir de jouissance est à jamais inassouvi. Ce n’est donc pas à un acte sexuel que nous assistons, mais à la transformation, dans le sens de « naissance », de la mère en ourse.

« Il avance, s’agenouille devant moi et me lèche » (ibid. : 73).

Ce personnage, parangon de la virilité et du mâle alpha, participe à l’accouchement, donnant naissance à un bébé ours. Père ou mère, masculin ou féminin, on ne sait plus trop. Les frontières se brouillent. C’est d’une nouvelle version d’elle-même que la mère semble accoucher. Elle réapparaît sous une autre forme. De même, Mutunus Tutunus, malgré son membre viril, emprunte des codes du maternel puisqu’il lèche le personnage jusqu’à lui recréer un placenta, comme une naissance à rebours. Il la lèche comme le font les mamans ourses. Mélange des genres et des espèces. L’expression « ours mal léché » vient de là : lécher un ourson est un moyen d’échange, à la fois pour lui faire sa toilette (en ingérant les mauvaises bactéries qui se trouvent sur la peau et les poils) et le modeler, lui donner forme afin qu’il soit reconnu par ses pairs. Au XVIIe siècle, un « ours mal léché » est un enfant mal formé ou un·e adulte au physique grossier. Au Sénégal, les nouveau-nés sont massés avec du beurre de karité pour donner à leur corps de la souplesse mais également pour façonner leur corps encore mou et élastique.

« Il me fait un nouveau placenta fait de salive et de sueur. Je suis un bébé. Un bébé ours. Je nais à la vie. Je nais à la vie » (idem).

Cette scène est donc le symbole d’un rituel lié au renouveau, mais aussi à la création, comme celle d’un potier pétrissant l’argile, de l’artisan Geppetto sculptant le bois pour accoucher d’un Pinocchio. Mais chaque naissance est une surprise et il est difficile de prévoir qui sera le nouveau-né. Pinocchio provoquera beaucoup de tracas à son créateur. La grande ourse, elle, n’est plus totalement la mère, même si celle-ci existe toujours en elle. Comme si ses cellules avaient muté et que par les surprises de la science, une femme pouvait devenir ourse et se recouvrir de poils. Il y a là une porosité entre les êtres vivants, qu’on retrouve dans des contes mythologiques tel L’âne d’or d’Apulée. Les êtres humains et les autres êtres vivants ont la vie en partage et ce rituel de naissance permet de créer une espèce chimère, hybride, où cohabitent la raison, le sauvage, le féminin et le masculin, l’amour et la radicalité. C’est justement en abandonnant son humanité que la mère de la pièce devient entièrement elle-même. Elle s’ancre ainsi dans une communauté élargie, choisie, composée d’êtres vivants non humains et mythologiques. Accoucher, c’est aussi donner naissance à un·e étranger·ère, ou faire naître un·e autre que soi. Ou une partie de soi qui n’avait pas la place de se développer dans la première enveloppe où elle avait été créée.

Femmes qui courent avec les loups (2001) de Clarissa Pinkola Estés a été une source d’inspiration majeure pour cette pièce. Donner naissance, c’est sacrifier qui l’on était avant. Ainsi, la femme chétive disparaît pour une entité autre, plus monstrueuse, brute, animale, plus conforme à ce qu’elle est vraiment, à la femme sauvage décrite chez Pinkola Estés. C’est une autre part d’elle-même qui est née et a pris tout l’espace jusqu’à éclipser celle qu’elle était précédemment. Son mari ne la reconnaît plus.

« Je ne t’ai jamais connue aussi combative, aussi lumineuse. Tu irradies » (ibid. : 76).

C’est comme l’évolution des Pokémon qui se transforment en une version plus solide et rapide, mieux charpentée d’eux-mêmes. C’est accueillir de nouveaux pouvoirs. C’est ouvrir la brèche du déterminisme et permettre la recréation de soi, le cheminement, la transgression. C’est permettre à l’étranger, à l’autre, à l’inconnu d’advenir et de se déployer.

Enfin, après cette transgression de la femme se transformant en un animal connu dans la mythologie pour sa virilité, l’ourse subit une ultime naissance, liée à son meurtre, en devenant constellation. Elle devient la Grande Ourse. Cette mère d’un enfant unique en début de pièce, aux racines africaines coupées par la colonisation, par l’exil, par la non-transmission de son histoire, se recrée des liens et des racines par le truchement de la terre et de son rapport à la forêt et à la nature. Elle n’est plus une mère isolée, puisque des créatures animales et divines l’accompagnent. Elle recrée une communauté autour d’elle et de sa « femme sauvage ». Enfin, elle devient faisceau d’étoiles accédant à un nouveau statut, élargissant son rayonnement aux habitant·es de la Terre dans leur entièreté. Elle guide et éclaire. C’est à elle qu’on se réfère lorsqu’on est perdu. Elle devient en quelque sorte mère universelle, inaccessible au toucher mais proche par les relations qu’elle crée, faisant apparaître une nouvelle cosmogonie et un nouveau rapport au monde.