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Bébé, enfant, naissance.

Photographie de SeppH.

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Dans un mémoire qu’elle consacre à la manière dont le conte urbain marque la pratique du théâtre d’Anne-Marie Olivier, Kristina Bergeron mentionne que la dramaturge ne se réclame pas du féminisme, tout en donnant dans ses pièces la parole aux femmes et en traitant d’enjeux qui les concernent (Bergeron, 2016 : 18). En effet, différents articles qui traitent d’un spectacle de 2015 intitulé S’appartenir(e), qui rassemble sur la scène la parole de huit autrices et dont Anne-Marie Olivier assure la direction artistique, en collaboration avec les dramaturges Marcelle Dubois et Brigitte Haentjens, témoignent de la difficulté d’utiliser le terme « féministe » pour qualifier son travail. À la question d’une journaliste de la Gazette des femmes de savoir si S’appartenir(e) est un spectacle féministe, Olivier répond : « C’est tellement plus large que ça […]. C’est avant tout un spectacle dans lequel on peut entendre des paroles de femmes intelligentes, sensibles et engagées qui s’assument[1] » (Olivier, citée dans Schoenborn, 2015).

En 2019, en entrevue au même magazine féministe, Olivier définit son féminisme avec ces trois mots : « Humanisme, égalité, affranchissement » (Olivier, citée dans la Gazette des femmes, 2019). Devant le recul du droit à l’avortement, elle affirme : « Je suis féministe parce que ce serait une aliénation que de ne pas l’être… » (idem). Demeure pourtant une absence de revendication assumée du féminisme dans son travail. Dès lors, il peut paraître périlleux d’aborder son théâtre sous cet angle théorique. Pourtant, je veux soutenir ici que sa pièce Venir au monde, montée et publiée en 2017, qui place des accouchements au coeur de sa composition, peut être lue dans une perspective féministe en s’offrant comme une illustration des principes sur lesquels repose l’éthique du care. Plus particulièrement, je soutiendrai que la vulnérabilité et l’interdépendance caractérisent ses personnages, autant les femmes qui accouchent que ceux·celles qui les accompagnent. Donner naissance à un enfant, dans la pièce d’Olivier, est « une épreuve » (Olivier, citée dans Bouchard, 2017), pour reprendre ses propres mots, qui rassemble une communauté à laquelle participent aussi bien les vivant·es que les mort·es et les mourant·es. Les principes du care éclairent également, selon moi, le rôle joué par le travail poétique d’Olivier grâce auquel elle enrobe, dans Venir au monde, les différentes histoires vraies où prennent source les récits d’accouchement rassemblés. Ici, le soin ne tient pas en un échange de la parole des femmes face à cette expérience parfois traumatique qu’est l’accouchement. C’est plutôt la poésie elle-même qui devient soin du réel, source d’une pratique qui vise à réparer et à adoucir le monde, en donnant sens aux expériences douloureuses.

De la collecte d’histoires vraies à la création de la pièce

L’éditeur présente Venir au monde comme « une rafale d’accouchements, tous issus de la cueillette de centaines d’histoires vraies » (Olivier, 2017 : rabat de couverture). La référence au contexte de sa création rappelle celui de la pièce précédente d’Olivier, Faire l’amour[2] (2014), construite autour d’une succession de témoignages[3] relatant des expériences sexuelles et au sujet de laquelle Bergeron écrit : « le théâtre d’Olivier en est un […] de l’intime, de l’espace privé. Cela ne s’explique pas uniquement en raison des sujets abordés, mais aussi de la forme de la confidence » (Bergeron, 2019 : 140). Venir au monde appartient tout autant à la sphère de l’intime[4]. Elle tire aussi son origine de récits qu’ont confiés à l’autrice des centaines de personnes[5], dont « des obstétriciens, des gynécologues, des sages-femmes, des médecins de brousse » (Olivier, citée dans Bouchard, 2017) et des hommes[6]. Toutefois, sa composition diffère. Alors que Faire l’amour, comme l’expose Bergeron, présente une partie des témoignages recueillis « sous forme de tableaux », sans qu’il y ait « d’histoire continue », « les personnages n’entr[a]nt pas en contact les uns avec les autres » (Bergeron, 2019 : 143-144), permettant ainsi au « narratif [de] prend[re] définitivement le dessus sur l’action » et « de mettre en évidence le travail de cueillette d’histoires et de représenter la participation de ceux ayant témoigné » (ibid. : 140), dans Venir au monde, le contexte de création de la pièce s’efface au profit d’une mise en récit des sept histoires de naissance retenues autour d’une action suivie. En entrevue, Olivier explique son travail de composition :

On a reçu une histoire abracadabrante : celle d’une femme en Ontario qui, parce que son chum était à la mine, a pris son auto en pleine nuit pour aller accoucher et qui a frappé un orignal. On a décidé que toutes les personnes qui allaient intervenir sur les lieux de l’accident, on allait voir leur propre naissance. Ce sont toutes des histoires vraies qu’on prête aux personnages. On a changé un peu certaines choses, mais quand on remplace des éléments, c’est par d’autres histoires vraies. C’est une sorte de collage[7] (Olivier, citée dans Bouchard, 2017).

L’action s’organise donc autour d’une scène principale : en pleine nuit, Élizabeth, une femme enceinte en route vers l’hôpital où elle doit accoucher, entre en collision avec un orignal. Blessée, coincée, elle est immobilisée et risque la mort et celle de son bébé. S’ensuit une course contre la montre durant laquelle différents personnages viennent à son secours : d’abord Judith, une automobiliste; Bob, également simple automobiliste passant par là; Fannie et Poncho, pompière et pompier; enfin, Simone et Martin, ambulancière et ambulancier. Les scènes d’accouchement se succèdent au fur et à mesure de l’arrivée de chaque personnage sur la scène de l’accident. Par elles se révèle l’histoire de chacun. Elles constituent autant de tableaux qui créent des ruptures de temps et d’espace dans le fil de la fable et qui s’insèrent comme des pauses dans le déroulement de l’action principale, le sauvetage d’Élizabeth et de son enfant, qui tient tout le monde en haleine[8].

En tout, ce sont seize tableaux – tous titrés – qui se suivent dans Venir au monde, dont six sont des retours aux moments de la naissance des personnages qui aident Élizabeth. L’organisation des histoires vraies passe aussi par un travail d’écriture où le style d’Olivier, remarqué depuis ses premières pièces[9], se reconnaît. En plus de la versification de certains passages et de « l’impression poétique ressentie[10] » (Bergeron, 2016 : 4) dans l’ensemble du texte, se lit dans la langue des personnages la proximité avec le parler québécois dans son registre familier. Ses ellipses[11], ses jurons[12], ses anglicismes[13] et ses expressions[14] habitent les dialogues. Ils se retrouvent dans une moindre mesure dans les didascalies, les envolées poétiques des monologues que portent les personnages quand ils introduisent les scènes de leur naissance, et les titrages des tableaux, écrits dans un registre nettement plus neutre. « [R]ugueuse[15] » (Nicolas, 2009 : B7) par moments, particulièrement dans les passages où les personnages jurent et sont en colère, cette langue se fait tendre et douce à d’autres. On y lit ainsi des titres de tableaux comme « Une rage irrépressible de péter une gueule » autant que « Nous deux qui dansons ». Dans les didascalies, il y a Bob qui « arrête de varger » (Olivier, 2017 : 47) puis une « [p]luie de papillons » (ibid. : 88). Dans son monologue, Bob affirme : « Il faut que je crache, coure, crie, varge » (ibid. : 36), alors que Martin dit : « Je ne suis qu’une main tendue vers toi / Que des yeux qui soutiennent ton regard / jusqu’à te trouver » (ibid. : 69). Soulignons de même le contraste entre le rythme des dialogues, souvent très rapide, qui met en évidence l’urgence dans laquelle évoluent les personnages, particulièrement quand ils tentent de trouver un moyen de sauver Élizabeth, et celui des monologues versifiés qui interrompent l’action et annoncent un changement de temps et de lieu. Comme l’explique Bergeron à propos de la langue d’Olivier dans sa pièce Gros et détail (2005) : « la versification, par son espacement et son dépouillement, ralentit le rythme de la lecture en imposant une respiration à chaque renvoi à la ligne, [et] les passages en proses [sic] engendrent un rythme plus rapide et plus fluide typique du récit » (Bergeron, 2016 : 39). Le même effet se remarque dans Venir au monde.

Pour terminer cette présentation de la composition de la pièce, je voudrais attirer l’attention sur le fait qu’une seule scène, la première, représente précisément le fait de raconter une naissance et les événements qui ont entouré un accouchement. Ces paroles n’émanent pas seulement de la mère, mais des deux parents, et sont adressées à leur enfant. En didascalie, la pièce s’ouvre sur ces mots : « Élizabeth, une femme enceinte, lave son plancher de cuisine dans la nuit. Quand tout est propre, on entend un bruit de liquide au sol. Elle perd ses eaux. Élizabeth respire alors différemment; elle prend sa petite valise et monte dans sa Toyota pourrie. / En narration, Élizabeth et son chum, Paul, vingt ans plus tard » (Olivier, 2017 : 21). Suivent les premières paroles, prononcées par Élizabeth : « C’est ta fête. Je vais te raconter ton histoire » (idem). Le père, Paul, enchaîne : « C’était presque l’hiver » (idem). Le père et la mère racontent ainsi, en alternance, leur rencontre d’abord, puis ce fameux soir où Élizabeth, sentant approcher le moment de la naissance de son enfant, prend la route, seule, vers l’hôpital situé à « cent-trente kilomètres » (ibid. : 22) de chez elle. Une route qui, « même le jour, ‘est pas évidente » (idem). Avant de glisser vers la scène de l’accident, celle qui structure toute la pièce, la narration s’arrête sur cette réplique du père : « Il y a juste la route pis l’immensité » (idem). Autrement, chacune des six autres scènes d’accouchement est introduite par un court texte monologué et versifié porté par le personnage dont la naissance est ensuite mise en scène. Ces textes remplacent ce qui aurait pu être des narrations testimoniales directement tirées des mots partagés par ceux·celles qui ont confié leurs histoires à l’autrice. Ils assurent la transition vers les scènes de naissance elles-mêmes (qui sont jouées et pas seulement racontées) dont ils présentent, comme en miniature, la vérité existentielle : « Je suis le fils d’un orage / Qui déchire le ciel avec fracas » (ibid. : 36), annonce Bob; « Mon petit frère endormi pour toujours / Le collier est lourd / Je sens son poids dans ma colonne à moi / Scoliose héréditaire / Tristesse inconsolée » (ibid. : 56), pleure Fannie; « Demeure profondément incrustée en moi / La peur de la grande glaciation / De la chaire froide, bleutée / De la forêt fossilisée / Du soleil qui s’effrite » (ibid. : 63), partage Simone. L’écriture imagée et rythmée d’Olivier se donne à lire et à entendre dans ces monologues qui offrent une version condensée des histoires vraies qu’elle a reçues. En faisant référence au monologue de Simone, l’enfant prématurée dont la scène de naissance est introduite par les vers « Épidermiquement rebutée / Par la mélopée des machines / Les tuyaux de plastique / Et les piqures incessantes » (idem), la dramaturge explique son travail de création au cours d’une table ronde :

Pour moi, l’artiste est quelqu’un qui digère le monde. Par exemple, s’il y a une mère qui me dit à quel point son prématuré ne peut plus supporter d’être piqué, qu’il a dû avoir des tuyaux de plastique pour respirer partout, je ne peux pas raconter l’histoire telle quelle. Si je prends ça intégralement et que je mets ça en scène, ça ne sera pas intéressant. Je peux faire un poème, un haïku de quatre lignes, qui ramasse ça et qui ne va pas trahir l’histoire. Ce ne sera pas les mêmes mots, mais ce sera la même sensation. […] Parfois, il y aura intégralement quelque chose que la personne a dit. D’autres fois, je ne prends que la sensation, que la vérité de la situation et je la traduis pour que ce soit du théâtre (Olivier, citée dans Thibault et Couette, 2019 : 301).

L’accouchement et la voix des femmes : la perspective féministe

Il ne s’agit donc pas, dans Venir au monde, de mettre sur la scène des femmes qui témoignent et qui deviennent des narratrices de leurs accouchements. En ce sens, le théâtre d’Olivier ne s’inscrit pas dans la lignée d’une écriture ou d’un théâtre féministe visant à une libération de la parole des femmes ou à une réappropriation de leur corps, comme ce fut le cas, par exemple, dans la pièce Birth (2008) de Karen Brody, également écrite à partir d’entrevues menées avec une centaine de femmes[16]. L’appel à entendre la voix des femmes dans les représentations littéraires de l’accouchement a été lancé en 1978 par Carol H. Poston qui s’interrogeait, dans une perspective féministe, sur les représentations de l’accouchement dans la littérature occidentale des XIXe et XXe siècles. Déplorant que l’écriture des hommes écrivains ait imposé des descriptions de l’accouchement éloignées de l’expérience des femmes, elle plaidait pour que celle-ci soit enfin exprimée à travers la « voix authentique » (« authentic voice »; Poston, 1978 : 30) des intéressées. Les représentations d’accouchement dans la littérature des femmes semblent d’ailleurs souffrir d’une certaine rareté, s’il faut en croire deux écrivaines qui ont écrit à ce sujet bien après Poston, et à près de vingt ans d’intervalle l’une de l’autre. Au début des années 2000, Rachel Cusk, qui raconte sa maternité en commençant par son appréhension de l’accouchement, remarque qu’au souvenir de la douleur de l’enfantement, les femmes « se taisent brusquement, comme si elles avaient rompu un voeu de silence » (Cusk, 2021 [2001] : 28). Elle regrette de « n’avoir jamais lu ou entendu un récit sans ambages de cet événement plus que répandu » et se propose elle-même « de crier [s]es expérience sur tous les toits » (ibid. : 29), décidée à briser l’omerta. En 2019, au Québec, dans la présentation du recueil Dans le ventre : histoires d’accouchement, dans lequel elle a dirigé douze récits d’accouchement écrits par onze écrivaines et un homme, Elsa Pépin souligne à quel point l’expérience de l’accouchement marque le corps des femmes, mais combien, pourtant, chaque histoire reste souvent privée, échangée d’une femme à l’autre. Elle écrit : « il demeure assez rare qu’on l’entende publiquement et qu’elle devienne objet littéraire. Comme si cet événement devait rester secret, enfermé pour toujours dans le souvenir des mères » (Pépin, 2019a : 7-8). Se proposant « de recueillir cette parole murmurée entre proches », les histoires rassemblées dans le recueil « révèlent ces zones extrêmes de vulnérabilité », où « le corps des mères devient le théâtre d’une grande aventure humaine où il est question de filiation, de transfiguration, de mort aussi » (ibid. : 8-9).

Bien qu’elle ne donne pas à entendre la « voix authentique » souhaitée par Poston, la pièce Venir au monde peut néanmoins être lue sous un angle féministe, notamment à partir des principes de l’éthique du care. Une telle lecture permet de comprendre comment la pièce répond à l’un des problèmes reliés à la représentation de l’accouchement soulevés par Poston. Celle-ci critiquait en effet la tendance, dans les écrits littéraires, de décrire les accouchements d’un point de vue extérieur, celui d’une « audience » qui ne forme pas, avec la femme qui accouche, une communauté solidaire de ses émotions. La femme qui accouche aurait ainsi longtemps été perçue comme isolée dans sa douleur, de la même manière que les personnes mourantes, par cette audience qui l’observe. Or sa solitude ne doit pas nécessairement être ressentie comme un isolement :

La naissance est une expérience de la mort parce que, comme la mort, elle est un acte de solitude essentielle; personne ne peut mourir à notre place; personne ne peut donner naissance à notre place quand le travail de l’accouchement a commencé en nous. Toutefois, rien n’oblige à ce que cette solitude essentielle soit un isolement. La question est plutôt de savoir si les personnes qui entourent la femme au moment de la naissance forment avec elle une communauté, comprenant et partageant la profondeur de ses sentiments, ou si ces personnes ne constituent qu’une simple audience[17] (Poston, 1978 : 29).

Entre la douleur des mères et leur « courage[18] » (Provencher, 2018), Olivier choisit de rassembler une communauté de personnages. Loin de se tenir à l’extérieur de ce qu’elles traversent, ces personnages accompagnent les femmes qui donnent naissance, que ces dernières soient leur conjointe, leur fille, leur patiente ou une pure inconnue. De cette manière, les notions de vulnérabilité et d’interdépendance, au centre de l’éthique du care, se posent comme assises pour comprendre les enjeux féministes de la pièce.

Au centre du monde qui vient, un sujet vulnérable

La pensée féministe du care s’est développée à partir du début des années 1980 avec la publication de l’essai de Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development (1982), traduit en français en 2008 sous le titre Une voix différente : pour une éthique du care. Cette « voix » que Gilligan nomme « différente » est celle que les femmes exprimeraient devant des problèmes moraux, une voix empreinte de soin, de souci – de care[19] – pour le maintien des relations qui existent entre les êtres humains. La différence de cette voix tient au fait qu’elle s’est construite, historiquement et empiriquement, à partir des préoccupations et des gestes attachés à la position qu’occupent bien souvent les femmes dans la société : celle des soignantes, de ces mères et de ces partenaires qui assurent le bien-être des corps, des environnements et des personnes autour d’elles. Il s’agit d’une voix trop souvent reléguée à la seule sphère privée, inaudible dans l’espace public investi par les hommes. L’éthique du care, qui est née de la prise en compte de cette voix, fait reposer le jugement moral sur une réflexion qui s’ancre dans les situations concrètes, l’expérience vécue, la vie quotidienne et ordinaire. Elle se distingue d’une éthique purement rationaliste qui s’en remet à des règles préexistantes, abstraites, pour juger de situations réelles. L’éthique du care est féministe, et non féminine, en ce qu’elle propose une approche des problèmes moraux qui vaut, finalement, pour tous et toutes. Elle ne dépend pas de ce qu’on pourrait associer à une « nature » du féminin, mais elle « est capable de […] formaliser en savoirs [les attributs liés au soin] que chacun est susceptible de s’approprier dans l’intérêt de tous » (Molinier, Laugier et Paperman, 2009 : 11; citées dans Snauwaert et Hétu, 2018).

Le care s’articule autour d’un sujet humain compris comme vulnérable, c’est-à-dire nécessairement limité par son corps, par ses besoins et par ce qui est susceptible de l’atteindre, de le blesser, de le rendre malade, bref, de le limiter davantage. Cette vulnérabilité, aussi appelée « précarité » (Butler, 2010 [2009]) par Judith Butler, il faut la comprendre comme une condition ontologique existentielle, universellement partagée, en tout lieu et à tout moment. Ainsi, « la précarité est coextensive à la naissance elle-même » (ibid. : 20), affirme Butler. Elle est aussi l’objet premier du care, parce qu’elle est « reconnue » comme « nouvelle condition anthropologique universelle » (Snauwaert et Hétu, 2018).

En plaçant l’accouchement au centre de sa composition théâtrale et en choisissant des histoires de naissances qui frôlent la mort, c’est précisément la vulnérabilité qu’Olivier place au coeur de son propos. La pièce se donne à lire comme une réflexion sur la vie dont la prémisse est, comme la dramaturge le déclare elle-même en entrevue, « la vie comme un accident fabuleux et improbable[20] » (Olivier, citée dans Bouchard, 2017). Une phrase qui se trouve écrite presque telle quelle dans la toute dernière scène, qui s’intitule d’ailleurs « La vie comme une suite de collisions » : « La vie est un accident. / Fabuleux. / Une suite de collisions[21] » (Olivier, 2017 : 92). Ces répliques, comme métaphores, font référence aux circonstances hors du commun de l’accouchement qui occupe la scène principale. Celle-ci pose d’emblée les deux sujets centraux du drame, Élizabeth et son bébé, en situation d’extrême vulnérabilité. La vie, ici, ne tient à rien, et la scène met en relief ce qui se joue, dans la pièce, au moment de l’accouchement : la vie ou la mort.

Les lecteur·trices et les spectateur·trices apprennent à connaître l’origine des personnages par l’histoire de leur venue au monde, par l’histoire, donc, d’une femme, leur mère, qui accouche. Les scènes d’accouchement sont plus précisément des scènes de naissance, ou même de conception, comme l’indique le titre de chacun des tableaux qui les relatent : « Nous deux qui dansons, c’est tout (la naissance de Judith) »; « Une rage irrépressible de péter une gueule (la naissance de Bob) »; « Épreuve du feu (la conception de Fannie) »; « Flambeau (la naissance de Martin) »; « Huit-cent-cinquante grammes qui veut vivre (la naissance de Simone) »; « La vie est une fête (la naissance de Poncho) ». Plusieurs de ces accouchements révèlent une dimension particulière de la vulnérabilité des personnages et des mères qui les ont mis au monde. On apprend ainsi que celle de Judith est décédée en lui donnant naissance, ce qui la motive à faire tout en son pouvoir pour sauver Élizabeth; Bob a été abandonné par sa mère, elle-même victime d’un viol perpétré dans le contexte du sexisme et du racisme systémiques dont sont victimes les femmes autochtones – il sera à son tour victime de propos racistes au cours du sauvetage; Fannie a été conçue après le décès de son frère, dans l’immense chagrin qu’éprouvait sa mère; Simone est une enfant prématurée qui a réussi à respirer par elle-même après avoir été déclarée morte à la suite de son débranchement d’un respirateur artificiel. On le voit ici : les naissances côtoient les morts.

Parce qu’il se passe souvent dans un hôpital ou parce qu’il mobilise des personnes soignantes, l’accouchement est un événement qui, d’emblée, apparaît relié au monde du soin. Maïté Snauwaert et Dominique Hétu proposent qu’une littérature du care puisse se reconnaître dans la représentation du monde hospitalier et de personnages de soignant·es. Elles écrivent :

Un quatrième aspect [de ce qu’elles appellent un care du littéraire] concerne un care thématique, représenté dans les textes littéraires, selon un corpus qui va croissant dans le contemporain : récits, romans ou journaux mettant en scène des relations de soin, à travers des textes de médecins, de soignants, de malades […], de mourants (Snauwaert et Hétu, 2018; souligné dans le texte).

Venir au monde présente plusieurs personnages qui oeuvrent dans le domaine de la santé : outre Simone et Martin, l’ambulancière et l’ambulancier, on y trouve des médecins, des infirmières, une accompagnante de naissance, une sage-femme et des téléphonistes du 911. Toutefois, si la pièce Venir au monde peut être lue et reçue à la lumière de la théorie du care, c’est parce qu’elle affirme, à travers la figure de l’accouchement et la variabilité des circonstances où il se produit, la constance de la vulnérabilité comme condition fondamentale de tout être humain : vulnérabilité du corps qui accouche et qui risque la mort pour donner la vie, et vulnérabilité du corps qui naît, qui meurt ou qui grandit. La femme qui accouche et l’enfant qui naît renvoient ainsi à ce que chaque personnage partage avec l’autre : leur naissance du corps des femmes et leur propre nature charnelle.

Le féminisme de la pièce pourrait se situer simplement dans le fait de mettre en scène l’accouchement, un événement qui, comme le soulignent Pépin et Cusk, est peu raconté, et cela même si ce n’est pas la parole spécifique des femmes qui est mise de l’avant, comme le recherche Poston. Plus important, toutefois, est de constater que la pièce réussit à faire monde autour de l’accouchement, c’est-à-dire à faire de cet événement intimement lié aux corps, aux corps des mères en particulier, en les marquant de toutes sortes de façons, le coeur de ce qui réunit les personnages. Sauver de la mort une femme qui accouche et son bébé est ce qui constitue leur communauté, et représente la tâche qu’ils auront, ensemble, à accomplir. Et chacun se situe dans une histoire qui a pour origine la naissance. Une histoire dont la mère, avec son corps, sa douleur et ses émotions au moment de l’accouchement est le personnage principal. Faire monde autour de l’accouchement, c’est placer en son coeur nos corps « [f]aits en viande » (Olivier, 2017 : 33), comme le rappelle le titre d’un des tableaux. C’est mettre en son centre les sujets vulnérables à la souffrance, à la maladie et à la destruction que nous sommes. Olivier crée une forme d’universalité autour d’un événement qui marque l’entrée dans la vie de tous les personnages, un événement qui est, par ailleurs, bien souvent minoré, invisibilisé, parce que considéré comme appartenant au simple « monde des femmes ».

La professeure Naïma Hamrouni met en lumière combien, dans la pensée occidentale, la vulnérabilité humaine, comme le corps auquel elle se rattache, a été méprisée, considérée comme « faiblesse, horreur, ou condition à dépasser » (Hamrouni, 2015 : 84). Reprenant une idée avancée par l’écrivaine américaine Charlotte Perkins Gilman (2009 [1911]), elle remarque que « les êtres humains ne sont disposés à reconnaître leur commune humanité que lorsqu’ils sont confrontés à ces situations extrêmes entourant les débuts de cette vie si précaire et la souffrance qui, souvent, précède la mort » (idem). S’ils reconnaissent seulement dans ces moments extraordinaires leur vulnérabilité, « le plus souvent, n’étant confrontés ni à la naissance ni à la mort, ils l’ignorent » (idem). Or, rappelle-t-elle, la vulnérabilité est une condition ordinaire, « normale et permanente » et « pas seulement […] un épisode de vie désagréable, […] heureusement passager » (idem). En présentant des accouchements aux circonstances exceptionnelles, où la vie et la mort se frôlent et s’entrechoquent constamment, Venir au monde contribue-t-elle à penser la vulnérabilité comme n’appartenant qu’à des moments extraordinaires de l’existence? Y a-t-il possibilité d’y comprendre la vulnérabilité comme une condition ordinaire et permanente de notre corps, qui demande de penser le soin à travers une multitude d’actions et de gestes quotidiens trop souvent pris en charge uniquement par les femmes? Si une poétique de la vie ordinaire se lit dans les tout premiers moments de la pièce, quand Élizabeth « lave son plancher de cuisine » (Olivier, 2017 : 21) avant de perdre ses eaux et de prendre la route, chacun des autres tableaux nous plonge au coeur de l’urgence et de la douleur physique ou émotive de l’accouchement. Seule peut-être la dernière scène d’accouchement, qui raconte la naissance de Poncho, se déroule en dehors du milieu médical, dans une maison. La mère qui accouche y est entourée d’enfants excités par une fête, de sa mère et de son mari, qui doit laisser sa partie de baseball pour assister sa femme quand commence le travail et que la naissance du bébé s’annonce plus rapidement que prévu. En associant l’accouchement à la joie et à la fête, le tableau pourrait présenter la mise au monde comme un événement toujours émouvant et merveilleux, certes, imprévisible aussi (la sage-femme n’a pas le temps de se rendre auprès de la mère), mais somme toute simple et sans complication, se déroulant dans le fil normal des vies ordinaires. Je pense toutefois que si la pièce réussit à faire de la vulnérabilité une condition universelle, c’est qu’elle présente l’accouchement comme un événement qui concerne tout le monde. La vulnérabilité est ordinaire, ici, au sens où elle découle de ce à travers quoi chacun·e de nous est passé·e : la venue au monde, la sortie du corps d’une femme. C’est en démultipliant l’accouchement, en le répétant six fois, dans des circonstances toujours différentes, en rattachant les personnages à leur propre naissance et en montrant comment le monde et la vie se constituent à partir de cette situation initiale de vulnérabilité que Venir au monde parvient à en faire sinon quelque chose d’ordinaire, à tout le moins, d’universellement partagé. Plus encore, si l’accouchement n’apparaît pas sans risque, la pièce insiste beaucoup pour montrer que tous et toutes doivent s’en occuper, s’en soucier, et qu’il n’est pas seulement l’affaire de la femme qui accouche. Car la venue au monde est la venue « dans un monde de communautés » (hooks, 2022 [2000] : 142), comme l’écrit bell hooks, et l’accouchement constitue un événement dont le care doit être partagé, car le sujet vulnérable n’est jamais seul : il est interdépendant.

Jamais seul·es

La justice et l’équité tiennent, dans la vision du care que Gilligan tire de ses analyses, en ce que « les besoins de chacun d’entre nous seront entendus et satisfaits, et où personne ne sera laissé seul ou meurtri » (Gilligan, 2008 [1982] : 106). Parce qu’elles sont vulnérables, les personnes sont interdépendantes et non isolées les unes des autres. Leur existence se déploie au sein d’un monde structuré comme un maillage, comme une « immense trame humaine » (idem). Cette vision des rapports humains s’éloigne encore une fois de l’éthique traditionnelle, rationaliste, construite à partir d’un sujet considéré comme autonome, mais qui doit trouver sa place à l’intérieur des rapports hiérarchiques sur lesquels repose le patriarcat. Un rapport hiérarchique que reconnaît Poston dans cette tendance qu’elle remarque, au sein des représentations littéraires de l’accouchement, à isoler la femme qui donne naissance, seule dans sa souffrance, devant une audience qui l’observe et la domine. Les sujets vulnérables, au contraire, dans l’éthique féministe, sont en constante relation les uns avec les autres, interdépendants, interconnectés, et le care se comprend comme un devoir partagé. C’est la visée politique du care de ne pas faire du soin et de toutes les activités qui « maintiennent », « continuent » et « réparent » « notre monde[22] » une affaire qui incombe seulement aux femmes ou aux personnes racisées, comme c’est souvent le cas dans les sociétés occidentales. C’est aussi le sens de la vulnérabilité, qui est commune et dont le care revient à tous et à toutes.

J’ai écrit plus haut que Venir au monde réussit à faire monde autour de l’accouchement. Cela est vrai non seulement parce que l’accouchement est au centre de l’univers dramatique créé, mais aussi parce qu’il crée une communauté. Il la constitue autant en mettant au monde les nouveaux êtres vulnérables qui y prennent part qu’en rassemblant autour de lui une communauté de personnages. Ceux-ci, des femmes et des hommes, arrivent et se tiennent ensemble pour aider, accompagner, sauver les deux êtres qui se trouvent dans une situation précaire et qui ne pourraient pas survivre sans eux. De même, chaque mère qui accouche, chaque bébé qui vient au monde, dans la pièce d’Olivier, devient le centre de l’attention, du souci et du soin d’une communauté de personnes qui deviennent, par le fait même, interconnectées. Comme l’écrit Butler, la survie d’un nouveau-né « dépend de ce que nous pourrions appeler un réseau social de mains » (Butler, 2010 [2009] : 20), ce qu’illustre l’avant-dernière scène, où tous les personnages se trouvent rassemblés autour d’Élizabeth, enfin libérée, et de son bébé qui est né. Puis, dans la scène finale, on apprend que Judith est devenue la marraine de l’enfant.

« On entre dans une course contre la montre, on va avoir besoin de tout le monde » (Olivier, 2017 : 55), affirme Fannie devant la situation qu’elle tente de gérer. Plus loin, Poncho encourage Bob pendant qu’il « scie l’orignal en deux » (ibid. : 79) pour sauver Élizabeth et son bébé : « Fais ce que t’aurais jamais fait tout seul » (ibid. : 80), lui lance-t-il. Dans le dénouement de la pièce, Judith présente son histoire : « Je pensais que j’avais besoin de personne dans ‘vie / Ça prenait une collision / Un commencement du monde / Pour que je comprenne que oui » (ibid. : 90). Puis elle souhaite la bienvenue à l’enfant qui vient de naître, la fille d’Élizabeth : « Le monde est de plus en plus fou / Mais t’es pas toute seule » (idem). Dans le mot de la metteure en scène qui introduit le texte de la pièce, Côté écrit que le point commun à toutes les histoires vraies rassemblées dans Venir au monde est d’éclairer « notre immense besoin des autres. Notre infini besoin des autres », car « [s]ans les autres, tout fout le camp » (Côté, 2017 : 14), ce qui est particulièrement vrai au moment de l’accouchement et de la naissance dans la représentation qu’en offre la pièce. De son côté, la comédienne et accompagnante de naissance Catherine-Amélie Côté, dans un texte qui conclut Venir au monde dans la publication qu’en offre l’éditeur, attire l’attention sur la solitude des mères au moment de la naissance, ce qu’illustre aussi la pièce :

[T]outes les femmes qui accouchent, des mieux entourées à celles qui choisissent d’être médicalement soulagées, font face à leur solitude. Dans Venir au monde, cette solitude prend plusieurs formes. Celle de Tania, qui boxe avec l’infirmière et qui ne décolère pas d’avoir à subir jusqu’au bout les conséquences d’un viol; celle de Claire, qui se déclare l’unique responsable de la mort de son bébé; celle de Nancy, qui dans la cohue et la fébrilité générales va devoir accoucher là, tout de suite, chez elle, avec des gens qui l’aiment mais qui, malgré toute leur bonne volonté, ne l’aident pas vraiment (Côté, 2017 : 99-100).

Entre cette solitude obligée de la mère qui accouche, que Poston soulignait déjà, et cet « immense besoin des autres » qui donne toute leur importance à ceux·celles qui accompagnent les mères et partagent « la profondeur de [leurs] sentiments » (« the profundity of [their] feelings »; Poston, 1978 : 29), ce qui se joue est la complémentarité de ces deux objets du care, la vulnérabilité et l’interdépendance des êtres humains.

Les vivant·es et les mort·es

Poston note combien l’accouchement est un événement toujours pensé en lien avec la mort, dans l’appréhension de sa perspective. En reprenant l’image proposée par la poète Mary Gordon de la femme comme « gardienne d’une tombe » (« keeper of a grave »; Gordon, 1972 : 26), elle écrit : « Nous, les mères, sommes toutes des gardiennes physiques de tombes; et au moment où la maternité potentielle s’actualise – le moment de donner naissance – nous percevons qu’en donnant naissance, nous exposons un autre être humain, si ce n’est pas nous-mêmes, à la mort[23] » (Poston, 1978 : 30). Le spectre de la mort revient dans plusieurs récits d’accouchement, dont celui de Cusk[24] et celui que signe elle-même Pépin (2019b) dans le recueil Dans le ventre[25]. Bien sûr, nous l’avons vu plus haut, la vulnérabilité n’est jamais autant ressentie que lorsqu’il y a risque de mort. Notre condition d’êtres vulnérables est liée à notre mortalité, car la mort appelle le soin : « Précisément parce qu’un être vivant peut mourir, il est nécessaire de prendre soin de cet être afin qu’il puisse vivre » (Butler, 2010 [2009] : 20), affirme Butler. Ainsi, il va peut-être de soi que Venir au monde soit autant marquée par la présence de la mort. Celle-ci apparaît comme une imminence à repousser dans la scène principale, tout entière construite autour de la course contre la mort qu’implique l’urgence, a fortiori l’urgence en maternité, qui laisse toujours planer la possibilité de la mort de la mère ou celle de l’enfant.

Toutefois, un autre élément important des récits d’accouchement est l’amour que portent les parents pour leur enfant. L’amour est peut-être le ciment premier de nos interrelations[26], un liant qui a la capacité de perdurer au-delà de la mort. Pour hooks, le deuil est l’expression de l’amour éprouvé pour la personne décédée. Le chagrin que les vivant·es éprouvent pour les êtres aimés décédés est ce qui leur permet de vivre leur amour pour eux et de prolonger l’effet de leur présence disparue : « nous qui aimons savons que nous devons maintenir des liens à la vie, à la mort. Le deuil, le fait de se laisser aller à pleurer la perte d’un être cher, est une expression de notre engagement, une forme de communication et de communion » (hooks, 2022 [2000] : 211). hooks écrit encore : « ce chagrin qui ne nous quittera peut-être jamais, même si on ne le laisse pas nous submerger, est aussi une manière de rendre hommage à nos mort.es, de les retenir auprès de nous » (ibid. : 212-213). Dans Au bonheur des morts, Vinciane Despret réfléchit aux relations que les vivant·es continuent à entretenir avec leurs mort·es, leur donnant « une autre existence » (Despret, 2017 [2015] : 14; souligné dans le texte), se laissant affecter par ce qu’il·elles perçoivent comme une demande : « Les morts demandent à être aidés à nous accompagner; il y a des actes à réaliser, des réponses à donner à cette demande. Répondre accomplit non seulement l’existence du mort, mais l’autorise à modifier la vie de ceux qui répondent » (ibid. : 15). Une forme de soin mutuel s’installe ainsi entre les vivant·es et les mort·es.

La metteure en scène, Véronique Côté, relève la proximité qui existe entre la vie et la mort dans Venir au monde : « Naissance et mort. Mort et naissance. Comme un couple indivisible, insoluble, irréductible » (Côté, 2017 : 15). À plusieurs endroits de la pièce surgissent ces figures de l’attachement entre les vivant·es et les mort·es. Le texte d’Olivier creuse autour de cette relation, illustrant comment l’amour enrichit nos interrelations en permettant qu’entrent dans nos communautés les êtres morts. Ainsi en est-il de la relation entre Judith, qui arrive la première sur les lieux de l’accident, et sa mère. Déstabilisée devant l’importance du secours qu’elle doit apporter à Élizabeth et à son enfant, incapable pendant un moment de savoir ce qu’elle doit faire, c’est vers sa mère défunte, Alina, qu’elle se tourne. Judith la supplie de l’aider dans ce qui ressemble presque à une incantation, une supplique qui lui donne le feu, c’est-à-dire l’énergie d’agir[27] :

Ok, maman, je sais pas t’es où, ni quelle forme tu peux ben avoir, mais aide-moi, maintenant. Donne-moi du feu, de la fureur, donne-moi du génie, appelle les grands vents du courage. Maman, le temps se suspend, une brèche hurlante s’ouvre. La vie me commande d’arrêter tout et de me consacrer juste à ça, alors que j’ai aucune idée comment faire. Tout ce que je sais, c’est que… le feu court dans mes veines, mon coeur bat dans mes tempes, mes tempes battent dans mes jambes, mes jambes courent dans l’épicentre d’un tremblement de terre, la vie se débat dans tout mon corps. Allumée au grand complet, maman, maman… (Olivier, 2017 : 25).

Puis, en didascalie : « La mère de Judith apparait, c’est Alina. Elle est splendide, car elle est folle d’amour. / Elles se retrouvent face à face » (idem). À la suite de cette scène, Judith s’investit entièrement dans les secours, appelant les urgences, mobilisant la communauté des personnages autour de l’accidentée, parlant à Élizabeth pour la maintenir du côté de la vie parce que : « Heille, c’est important d’avoir une mère dans ’vie, ok? » (ibid. : 31) et que : « y’est juste hors de question qu’a meure » (ibid. : 49). Mais avant, l’apparition d’Alina laisse place à la scène de la naissance de Judith. Une scène au terme de laquelle Alina meurt, non pas seule et isolée, mais accompagnée de l’amour qu’elle porte à Wagner, le père de Judith, et qu’elle veut transmettre, par lui, au bébé qu’elle met au monde. Ainsi Alina meurt sur des mots d’amour qu’elle demande à Wagner d’exprimer à Judith : « Tu lui diras qu’on s’aimait infiniment »; « Aime et aime encore / La petite : aime-la infiniment » (ibid. : 28). Enfin, signe qu’Alina fait bien partie de la communauté qui entoure Élizabeth et son bébé tout au long de la pièce, que son existence se poursuit et qu’elle trouve, comme morte, ce qu’elle doit faire chez les vivant·es, elle revient à la fin de la pièce, avec tous les personnages rassemblés, chantant « une berceuse de bienvenue » (ibid. : 91) à l’enfant d’Élizabeth. Alina est porteuse d’un feu, symbole de vie et d’amour[28], qui se transmet de l’un·e à l’autre : « Alina les rejoint avec un feu qu’elle transmet à Judith, puis le feu se transmet d’une personne à l’autre » (idem).

La liaison entre la vie et la mort apparaît de nouveau au moment de la naissance de Martin, l’un des ambulancier·ères. Sa grand-mère se tient entre la vie et la mort. La force de cette scène est de briser, encore une fois, l’isolement de la grand-mère malade, et de la faire participer pleinement à la communauté qui accueille l’entrée au monde d’un enfant et qui accompagne une femme qui accouche, en l’occurrence la mère de Martin, Catherine. C’est la présence de sa mère mourante dans la salle d’accouchement qui donnera enfin à Catherine la force et l’élan pour faire naître son bébé. Alors que son accouchement s’étire, que ses forces l’abandonnent et qu’elle songe à laisser tomber son plan de naissance, qui prévoyait un accouchement sans épidurale, et à réclamer une césarienne, Catherine demande que sa mère, « à l’étage au-dessus, sur le bord de pousser son dernier souffle » (ibid. : 73), soit descendue auprès d’elle. À son arrivée, tout se met en place pour la poussée, et c’est au son d’un chant que sa mère entonne que Catherine met au monde Martin.

Il y a ainsi, parmi les figures qui maintiennent les liens entre les vivant·es et les mort·es, les mères, décédées ou mourantes. Deux bébés tiennent aussi ce rôle. La scène de la conception de Fannie, la pompière, d’abord, commence par une tentative de réanimation d’un bébé, qui échoue. Les parents de Fannie, Claire et David, se font annoncer la nouvelle. La douleur est vive, insupportable pour Claire. Les parents s’embrassent, leurs corps « s’embras[ent] » (ibid. : 59). Par ces gestes d’amour, dans lesquels ils trouvent consolation, la mort de l’enfant donne lieu à la vie de deux autres, Fannie et sa jumelle, France. L’amour qui donne vie aux jumelles, et qui semble avoir multiplié par deux la vie, se trouve inextricablement lié à la mort du premier enfant et à l’amour que ses parents lui portent. Enfin, la naissance de Simone, l’ambulancière, est introduite par cette phrase qu’elle prononce : « Je suis à la fois morte et vivante » (ibid. : 63). Prématurée, Simone est débranchée de son respirateur artificiel. Elle cesse de respirer. Le médecin offre ses condoléances aux parents qui amorcent leur deuil en nommant et en décrivant les membres de leur communauté qui seront affecté·es par sa mort (ibid. : 66-67). Il y a le frère qui joue aux LEGO, le père qui est lent, le chien qui jappe par-dessus la voix du frère qui chante faux, la grand-mère Brigitte, le grand-papa Fernand et tous·tes les ami·es, Marc-André, Yannick, Élise, Janie, Bruno, Maurice : « Tout un quartier d’amis, mon amour. Un joyeux chaos où y’a tout le temps quelqu’un qui est là pour te ramasser si tu tombes » (ibid. : 67), confie la mère, Roxanne, à son bébé. Et puis, tout se passe comme si cet amour et ce monde d’amitié – ce « monde de communautés » (hooks, 2022 [2000] : 142) – tiraient le bébé hors de la mort : d’un coup, il « reprend vie » (Olivier, 2017 : 67), recommence à respirer. Dans toutes ces histoires de mort et de vie, ces histoires d’accouchement et de filiation, l’amour donne une autre dimension à la mort. Il permet que les vivant·es et les mort·es demeurent ensemble, que la solitude ne soit pas un isolement, car les un·es sont là pour les autres.

Réparer le monde : la poésie comme care

Inscrits dans la définition du care proposée par Joan Tronto et Berenice Fisher, les gestes du care se reconnaissent dans la volonté de réparer le monde : « une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (Fisher et Tronto, 1990 : 40; je souligne). Cette idée de réparation trouve un écho dans les derniers mots de la pièce, dans une scène finale qui reprend et fait suite à la scène d’introduction dans laquelle Élizabeth et Paul narrent à leur enfant, pour sa fête, l’histoire de sa naissance survenue à la suite de l’accident. Dans la première scène, les parents rassemblent les événements qui ont mené à l’accouchement et remontent à leur rencontre qui a eu lieu « dans un autobus allant à une classe neige » (Olivier, 2017 : 21), quand Paul présente à Élizabeth un nécessaire à couture, « une trousse de réparation » (ibid. : 22) pour lui permettre de faire tenir ses pantalons de ski dont elle a perdu un bouton. Un geste symbolique pour l’histoire qui suit, et qu’Élizabeth interprète en quelque sorte comme l’amour que Paul lui porte et qui lui donnera la force de survivre à son accident : « Il m’a donné ce qu’il fallait pour tenir les morceaux ensemble » (idem). Or, à la conclusion de la pièce, quand reprend la narration, les parents offrent à leur enfant cette même « petite trousse de réparation » : « Pour pouvoir recoller les morceaux, quand t’en auras besoin » (ibid. : 92). Ce qui est aussi transmis à l’enfant par cette trousse, on le comprend, c’est l’amour qui l’aidera dans les épreuves de la vie.

Comme élément du care, l’amour contribue aussi à réparer à petite échelle des injustices dont souffrent des groupes de personnes. La naissance de Bob a, à ce titre, une résonance douloureuse au Québec, et présente l’un des enjeux sensibles dans les relations que les institutions publiques échouent souvent à maintenir avec les communautés autochtones. Bob naît d’une femme anishnabe, Tania, qui se présente dans un hôpital, en travail et en colère, sans « [a]ucun suivi de grossesse, pas de carte d’assurance maladie, pas de permis de conduire, pis… pas de façon » (ibid. : 37), selon les mots de Ginette, l’infirmière de garde qui assiste Jean et, plus tard, Gilles, tous deux médecins. L’accouchement se présente difficilement, non seulement en raison de la fureur de la mère, mais aussi parce que Jean n’a pas l’expérience des naissances et que le bébé est mal placé. Il appelle Gilles qui, lorsqu’il arrive, comprend que la tête du bébé doit être tournée. Pour aider son collègue désemparé, il fait la « [m]anipulation » (ibid. : 42) qui s’impose; l’enfant naît enfin, en colère comme sa mère. Aussitôt délivrée, Tania profite d’un moment de solitude pour filer, sans laisser ni nom ni adresse. Elle abandonne son bébé. On apprend à la fin de la scène que Tania a été violée; en sortant de l’hôpital, elle se venge en agressant le policier de Val-d’Or qui l’a mise enceinte. Cette histoire fait référence à une situation réelle de violences sexuelles subies par de nombreuses femmes autochtones et qui a été révélée par une série de dénonciations publiques qu’elles ont portées à l’encontre du service de police de la ville de Val-d’Or[29]. Il s’agit de l’exemple d’un monde blessé, brisé par le sexisme et le racisme systémiques dont sont victimes les populations autochtones. L’histoire de la naissance de Bob est celle de la colère que suscite cette situation, mais elle est aussi celle d’un amour qui tente de contrebalancer les effets de cette blessure. Car si l’on devine que la souffrance de Tania ne trouvera aucun apaisement et si l’on constate que sa colère habite toujours son enfant, celui-ci est accueilli dans le monde par le « coup de foudre » (ibid. : 45) que Ginette, l’infirmière, a pour lui. Le voyant sans mère et sans parenté à qui le confier, elle déclare : « Je le veux. […] J’vas l’aimer de toutes mes forces. […] Le consoler, le soigner. […] Toute ma vie a le gout de ça » (idem). Accueillir et aimer un enfant, le soigner, est ici une manière de proposer[30] des voies de réparation aux injustices qui fragilisent l’« immense trame humaine » (Gilligan, 2008 [1982] : 106) par laquelle Gilligan se représente le réseau de nos interdépendances.

Dans un essai publié en 2014 et intitulé La vie habitable : poésie en tant que combustible et désobéissances nécessaires, Véronique Côté plaide pour que la poésie redevienne, aux yeux de nos sociétés affairées, pressées, étouffées et oublieuses de la beauté, une richesse de l’imagination et du langage capable de redonner sens à la vie tout court, et à la vie ensemble. Elle y définit la poésie comme une réponse à offrir à des questions qui sont au fondement de réflexions éthiques et politiques : « Poésie : réponse sauvage à des questions qui ne se posent pas. Comment faire pour vivre? Comment faire pour vivre ensemble? » (Côté, 2014 : 16; souligné dans le texte). Elle reconnaît à la beauté que portent l’art et la poésie un pouvoir de réparation. Elle écrit : « On peut […] essayer de faire quelque chose de beau, oui, pour réparer à sa façon ce qui a été piétiné » (ibid. : 19). Or aider à vivre, autant sur le plan individuel que collectif, serait l’une des portées du care en littérature : « La relation […] entre care et littérature viserait […] à comprendre comment la littérature aide à vivre » (Snauwaert et Hétu, 2018; souligné dans le texte), écrivent Snauwaert et Hétu quand elles suggèrent des pistes de réflexion pour introduire la théorie du care à l’étude de la littérature contemporaine. Il y a, dans Venir au monde, le choix de prendre soin du réel, c’est-à-dire d’offrir comme contrebalancement à ses aspects les plus pénibles une écriture poétique, empreinte de solennité, d’émotion, de douceur et de tendresse. La douceur, on l’entend dans le monologue de Martin qui se termine sur ces vers : « Je suis né de bras grands ouverts, d’un air doucement murmuré / d’un coeur à un autre » (Olivier, 2017 : 70). On la rencontre aussi dans l’une des répliques de Simone, lorsqu’elle dirige le travail du groupe en train d’extirper enfin Élizabeth de la carcasse de son auto : « Doucement, doucement » (ibid. : 89). Et puis, enfin, c’est « doucement » que les personnages chantent leur « berceuse de bienvenue » (ibid. : 91) au bébé d’Élizabeth.

Olivier voit dans le travail même de l’écriture une joie et une beauté qu’elle oppose à la dureté et à la violence du monde :

Il y a une forme de liberté qu’on peut prendre comme artiste, comme auteure, puis je la trouve belle. Un portrait n’est pas une photo, c’est une interprétation. Là-dedans, il y a quelque chose d’extrêmement réjouissant, d’important, de beau et qui demeure infini par rapport à tout ce qu’on a à raconter. Le monde est fou, le monde explose, le monde est tout croche. Tout ce processus-là de prendre le réel, de le rapporter, et le degré de liberté qu’on peut prendre est intéressant et infini (Olivier, citée dans Thibault et Couette, 2019 : 302; je souligne).

Ses mots rappellent ceux de sa complice, Côté, qui termine La vie habitable en écrivant sur le rôle que joue l’écriture comme résistance face à la peur et à la lourdeur du monde :

[J]’écris, entre autres, pour me donner du courage.

J’écris pour dire que nous aurons tout à inventer pour que la vie reste vivable ici, pour que nos existences demeurent habitables, et pour dire aussi qu’heureusement, inventer est l’une des activités humaines les plus joyeuses qui soient.

J’invente tous les jours, pour résister à quelque chose qui pousse sur nos têtes de tout son poids de peur, de tout son poids de mort, et cette chose est comme une machine devenue folle, qui pèse sans répit sur nous, sur nos pensées, pour que nos esprits se calment et se ploient et arrêtent de poser des questions, de chercher la beauté, de croire que la poésie nous aide à vivre ensemble plus puissamment (Côté, 2014 : 91).

Dans son mot qui introduit Venir au monde, Côté fait référence à la puissance des histoires vraies[31], qu’elle essaie de définir en s’interrogeant aussi sur le « pouvoir » (Côté, 2017 : 13) de la fiction. « La fiction nous agrandit » (idem), écrit-elle, et les histoires vraies « nous ramènent à l’essence de ce qui nous lie » (ibid. : 15). À quelques reprises dans la pièce, c’est la capacité du langage et de la beauté à réparer et à soigner qui est soulignée. Ainsi, l’expression de la douleur d’Élizabeth, coincée dans sa voiture, se transforme en chant qui calme et réconforte : « Élizabeth geint, et de sa plainte jaillit un chant, un chant apaisant qui dépose un baume sur tout » (Olivier, 2017 : 32). De même, c’est la prière de Claire, la mère de Fannie, à la suite de la mort de son bébé, qui lui permet de se consoler. Une prière qui semble capable de modifier le réel, car désormais, deux vies se sont mises à battre en elle, celles de Fannie et de France, comme elle l’a demandé à Dieu. Enfin, Judith utilise la parole non seulement pour être avec Élizabeth et pour la maintenir en vie en lui parlant, mais aussi pour adoucir, à travers les mots qu’elle choisit, la mort de l’orignal, qui doit être tué pour sauver Élizabeth et son bébé. Plutôt que de le laisser mourir froidement par la lame d’un couteau, elle l’accompagne dans son passage vers la mort de quelques phrases qui le ramènent à son environnement et aux liens qu’il a tissés avec d’autres orignaux. Elle lui glisse à l’oreille : « Pense à la rivière, à l’aube resplendissante, au tapis moussu de la forêt qui sent bon les champignons, pense aux plants de bleuets à perte de vue, pense à ta blonde orignal pis à tes petits » (ibid. : 69).

***

Le féminisme d’Olivier ne s’exprime pas, dans ses pièces, par une insistance sur la dénonciation des exclusions et des violences dont sont victimes principalement les femmes. Leur réalité n’est pas abordée sous un angle politique et militant qui viserait à transformer des pratiques injustes et inégalitaires, les violences obstétricales entourant l’accouchement, par exemple, sujet qu’elle n’aborde pas du tout ici. Inspiré d’histoires vraies, son théâtre, dans Venir au monde, pointe, certes, vers des souffrances et des injustices. Mais c’est en s’attachant plutôt à l’amour et à la beauté de nos interdépendances que la pièce se présente finalement comme « une pièce pleine d’espoir » (Thérien, 2017), apte à nous aider à vivre dans un monde « de plus en plus fou » (Olivier, 2017 : 90). L’accouchement s’y présente comme un « instant du poème » (Saison, 1998 : 79), enveloppant la fragilité humaine de la douceur des personnes qui incarnent, par le soin, l’amour, le désir de réparation et l’accueil, ce qu’exige de tous et de toutes la « voix différente » au fondement du féminisme du care.