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Tournées vers les pratiques contemporaines, les récentes parutions de Jeu, Études théâtrales et Thaêtre épluchées dans cette recension proposent un riche panorama des lignes de force qui animent actuellement la recherche et la création en arts vivants. Si les derniers numéros d’Études théâtrales (« Théâtre et exil ») et de Jeu (« Guerre et paix ») sont axés sur le théâtre, le dossier 183 de la même revue (« Silence ») et le septième chantier de Thaêtre (« Document-matériau ») s’ouvrent, pour leur part, à plusieurs disciplines : danse, performance, installation, mime, butō, etc. Les thèmes et les enjeux autour desquels s’articulent les dossiers apparaissent foncièrement protéiformes et polysémiques. En témoigne la diversité des réflexions, menées au prisme de considérations esthétiques, scéniques, disciplinaires, culturelles et sociopolitiques à la fois singulières et complémentaires. À notre plus grand plaisir, chaque revue s’attache à mettre en valeur des trajectoires et des paroles d’artistes, tantôt invité·es à rendre compte de leurs propres démarches et trouvailles dans des entretiens ou des témoignages, tantôt mis·es en présence à travers l’analyse de leurs discours. La constellation réflexive ainsi tracée réaffirme l’étendue des possibles et des imaginaires qui nourrissent les (hors-)scènes d’aujourd’hui, au Québec comme ailleurs.

« Magique, le silence »

Si le silence est un « sujet qui peut surprendre », tel que l’affirme Raymond Bertin dans son éditorial du numéro 183 de Jeu, force est d’admettre, à la lecture du dossier thématique codirigé par Virginie Chauvette et Sophie Pouliot, que l’analyse de ses multiples facettes est des plus pertinentes et stimulantes en études des arts vivants. Dans les rapports variés qu’il entretient avec le texte, le plateau, le jeu ou la réception, et dans les dynamiques de présence, d’absence, mais aussi d’exclusion et d’oppression qu’il est susceptible d’installer, de déjouer ou de mettre au jour, « le silence est vaste, le silence est partout, le silence est parlant ». C’est ce que souligne Virginie Chauvette en introduction, en s’appuyant notamment sur les propos de la comédienne Debbie Lynch-White, qui a participé à l’idéation du dossier et qui signe un texte dans lequel elle présente les notions phares de son mémoire en recherche-création. Pour elle, l’absence de parole chez « l’interprète impressionniste », à l’écoute des sensations et des émotions furtives qui le·la traversent, stimule un « dialogue silencieux [des] intériorités » en amenant les spectateur·trices à se replier sur eux·elles-mêmes pour mieux participer à la coconstruction du sens. Non-dits, ellipses, didascalies et autres « textures » esthétiques muettes sont ensuite au coeur de l’examen de Caroline Mangerel, qui montre que le silence ne doit pas être envisagé comme étant subordonné ou opposé à la parole pour qui souhaite prendre la pleine mesure de ses fonctions au théâtre. Estelle Bourbon, quant à elle, met en relief la richesse des pratiques en arts vivants qui sont actuellement proposées par les personnes S / sourdes et malentendantes canadiennes. À partir de conversations avec les comédiennes Hodan Youssouf et Jennifer Manning, elle identifie des enjeux créatifs, communicationnels et institutionnels liés à l’accessibilité, à l’inclusion et à la visibilité. En fin d’article, des pistes d’action sont présentées pour que « l’inclusion ne soit pas un terme creux, mais bien une réalité ». Dans une entrevue accordée à Virginie Chauvette, Francine Alepin, interprète et professeure spécialisée en théâtre corporel, aborde les puissances physiques, expressives et poétiques du mime, de même que sa résilience et son avenir dans le paysage artistique québécois. Malgré sa position quelque peu marginale sur nos scènes, le mime infuse et inspire les arts du geste tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui et restera vivant tant qu’il sera enseigné, selon Alepin. Enzo Giacomazzi retrace ensuite certains des « renversement[s] sémantique[s] » qui ont modulé le silence scénique au cours des siècles. En situant plus particulièrement son examen au tournant du XXIe, l’auteur s’intéresse à l’évolution des liens que le silence a tissés avec le texte, la mise en scène, l’intermédialité et le public, rapports qui ne cessent de se renouveler aujourd’hui. Un autre tour d’horizon est esquissé dans l’article de Philippe Mangerel, qui décrit les transformations qu’a connues le butō en dégageant les couches de sens portées par ce « cri muet » au fil de ses métamorphoses. Sur les scènes contemporaines, notamment québécoises, le butō revisite la « tension qui puise ses racines dans les ténèbres et le silence », rejouée depuis ses débuts au Japon dans les années 1960. Dans « Penser le silence, considérer le bruit », Tatiana Zinga Botao et Alizée Pichot proposent un « plaidoyer pour une considération des voix invisibles du théâtre » en mettant de l’avant la dimension politique du silence et de la prise de parole. Elles nous invitent à nous mettre adéquatement à l’écoute des voix féminines, racisées, queers, exclues et oubliées qui répondent ou qui résistent à l’effacement et au musellement historiquement imposés par l’hégémonie blanche et le système capitaliste dans les espaces scéniques, médiatiques et culturels. En clôture de dossier, Marie-Laurence Marleau explore comment le silence se matérialise sur les scènes actuelles à partir d’entretiens menés avec les concepteur·trices sonores québécois·es Nancy Tobin, Joël Lavoie, Diego Bermudez Chamberland et Gaspard Philippe. Tantôt absent, tantôt présent, jamais « complet », le silence, au théâtre, se déploie en effets de rupture, de rythme, de transition ou d’accentuation qui paraissent infiniment malléables et signifiants.

« La guerre, on préférerait ne pas avoir à en parler »

Le silence scénique est à même de « nous extirper totalement des bruits du monde fou, souvent affolant, qui nous entoure », soutient encore Bertin dans son éditorial du numéro 183. Or ceux-ci peuvent aussi résonner avec force, notamment du côté des pratiques théâtrales portées par une inquiétude manifeste vis-à-vis des affrontements qui déchirent notre époque. Près de vingt ans après la parution du numéro 117 de Jeu, intitulé « Théâtre et guerre », les contributions réunies dans le dossier thématique 186, « Guerre et paix », sont consacrées à ces conflits et proposent des pistes de réflexion autour de la question suivante : « Quel rôle le théâtre peut-il jouer, joue-t-il dans un contexte de conflit armé? » Copiloté par Raymond Bertin et Marie Labrecque, le dossier comprend surtout des analyses et des témoignages traitant du paysage théâtral étranger, précise Bertin dans le mot de présentation. Les deux premières contributions sont toutefois tournées vers la scène québécoise. Labrecque brosse d’abord un portrait des pièces récentes qui ont investi la thématique guerrière en s’intéressant plus particulièrement aux démarches derrière trois spectacles de la saison 2022-2023 : On sentait déjà la dynamite à l’âge de pierre de Charlie Cameron-Verge et Natalie Fontalvo, Projet monarques d’Angèle Séguin et Amélie Bergeron ainsi que Tu ne me croiras pas de Guillaume Lapierre-Desnoyers. Le processus de création ayant mené à cette dernière pièce fait l’objet de la contribution suivante, signée par le dramaturge, pour qui « [l]a planète regorge de chocs qui n’attendent qu’à être encaissés ». Il cherche à les « digérer » dans son écriture qui, à la fois ancrée dans son intimité et tendue vers d’autres sensibilités, relève d’un acte de solidarité avec les victimes de violences et de destructions. La solidarité est aussi mise de l’avant dans la contribution de Guy Régis Jr, directeur artistique du Festival Quatre Chemins, qui détaille la dix-neuvième édition (2022) de cet événement important de Port-au-Prince, où « l’art perdure […] malgré les ruines, le feu ». Pour lui, le théâtre est vecteur de changement social et de sensibilisation; en tant qu’espace de rassemblement, d’accueil, d’espoir et de vie, il constitue une forme de résistance à protéger. Comme celui d’Haïti, le théâtre de l’Ukraine « n’a pas dit son dernier mot », ce dont témoignent les lignes du critique Serhii Vasyliev, écrites alors que la guerre fait rage depuis un peu moins d’un an dans son pays. En plein coeur de l’horreur, le théâtre ukrainien chancelle et tombe parfois. Mais il se réinvente, survit et rayonne dans « la douleur et le courage ». Tout près, en Biélorussie, les artistes de la scène doivent se plier à l’esthétique et à l’idéologie imposées par la dictature d’Alexandre Loukachenko. Les membres du Théâtre Libre de Minsk, dont le travail est au centre de l’article de Margaux Szuter, ont mis leur vie en danger pour critiquer l’autoritarisme durant les premières années de la compagnie, fondée en 2005. Aujourd’hui exilé·es à Londres, il·elles proposent un théâtre « artiviste » qui s’internationalise et s’engage dans la lutte pour les droits de la personne. Anne-Marie Cousineau tourne ensuite notre regard vers la Belgique en se penchant sur la démarche documentaire et militante de Maison Ravage. Avec décris-ravages (2010-2016) et Laboratoire poison (2019-2022), la troupe dirigée par Adeline Rosenstein interroge respectivement les affres du conflit israélo-palestinien et du colonialisme en Afrique en bousculant notre compréhension de l’Histoire. À partir du témoignage de Charlotte Delbo dans sa trilogie Auschwitz et après (1965-1971), Guylaine Massoutre examine pour sa part comment le théâtre est devenu gage de mémoire, d’espoir et de survivance dans le camp de la mort. Avec l’esprit de collectivité qui le soutient et qu’il nourrit en retour, le théâtre apparaît comme un acte de « magie au milieu du désastre ». Suzie Wordofa analyse ensuite la fable et les dimensions métathéâtrales de La guerre (1976) du dramaturge franco-chilien Oscar Castro, écrite en prison sous le régime de Pinochet et portée à la scène dans le camp de concentration de Puchuncavi. Si le titre met l’accent sur le conflit, l’affrontement s’inscrit dans une tension ambiguë avec la paix au cours de la pièce, qui se conclut d’ailleurs sur une note d’espoir. Une trajectoire similaire se déploie dans l’ensemble du dossier, tel que l’annonçait Bertin en ouverture. Le dernier article, signé Caroline Mangerel, aborde les nombreux thèmes, outils et pratiques du « théâtre du pacifisme ». Partout dans le monde, notamment au Canada, en Afrique du Sud ou dans d’autres espaces géographiques où la présence du colonialisme a été importante et avérée, des communautés et des artistes engagé·es multiplient les démarches esthétiques et politiques visant à favoriser le dialogue, la réconciliation et la réparation, en prouvant que « [l]e théâtre et le spectacle vivant brillent d’une infinité de facettes lorsqu’ils sont mis au service de la paix et du vivre-ensemble ».

« L’ambivalence de l’exil »

Violences coloniales, conflits et régimes autoritaires font partie des enjeux qui irriguent le numéro double 72-73 d’Études théâtrales. « Théâtre et exil » reprend et prolonge les actes du colloque éponyme qui a eu lieu du 15 au 17 mai 2019 à Louvain-la-Neuve. Les dix-neuf contributions font état des multiples facettes de l’exil, « pensé comme une expérience complexe, universelle et éternelle, à la fois intime et sociale », pour reprendre les mots des codirecteurs Jonathan Châtel et Pierre Piret. D’entrée de jeu, Georges Banu expose les défis et les écueils qui ont façonné les trajectoires de plusieurs metteur·es en scène et acteur·trices du XXe siècle ayant quitté, par choix ou non, leur pays d’origine. Loin d’être homogène, l’épreuve de l’exil a grandement influencé et diversifié leurs gestes créateurs. Il en va de même pour les autres artistes qui sont à l’honneur dans les articles suivants : Jean-Pierre Sarrazac, Christiane Page et Charline Lambert se penchent d’abord sur les démarches des dramaturges August Strindberg, Charlotte Delbo et Radovan Ivšić. Les travaux du chorégraphe Serge Aimé Coulibaly et ceux des auteur·trices Emine Sevgi Özdamar et Jean Genet sont tour à tour examinés par Amos Fergombé, Florence Baillet et Pierre Piret. Les réflexions des chercheur·euses – singulières, mais poreuses, à l’image des oeuvres et des expériences analysées – font entre autres ressortir les dimensions sensibles et traumatiques de l’exil, de même que leurs effets sur les plans esthétique, thématique et fabulaire. Comme Amos Fergombé, Sylvie Chalaye s’intéresse aux pratiques afro-diasporiques contemporaines, et plus particulièrement aux dramaturgies de Koffi Kwahulé, Léonora Miano, Dieudonné Niangouna et Kossi Efoui. En s’appuyant sur leurs discours, elle rend compte du « double exil » vécu par les personnes afro-descendantes et les « posture[s] de marronnage » créateur mises en place pour le dépasser. Ces questions sont aussi au coeur de l’entretien qu’Efoui accorde à Châtel. En plus de mettre en lumière les puissances de l’écriture et de la langue, l’écrivain explique comment il envisage la multiplicité de l’exil et la démarche de marronnage, qui parle selon lui de la « ruse » du·de la poète. Face à la violence coloniale, il·elle cherche à être « insaisissable », à « passer entre les gouttes ». Les théâtres de Mohsen Yalfani (traduit et mis en scène par Tinouche Nazmjou), de Samuel Beckett et de Sonia Chiambretto sont ensuite respectivement analysés par Yassaman Khajehi, Catherine Naugrette et Sandrine Le Pors. Le premier article explore l’imaginaire du corps qui se déploie dans les pièces du dramaturge iranien; les deux autres détaillent l’expérience linguistique de l’exil telle qu’elle s’inscrit dans plusieurs dispositifs esthétiques des textes à l’étude. En tournant son regard vers des pièces documentaires contemporaines, Joseph Danan s’interroge : « Comment porter au théâtre cette crise majeure, celle de l’accueil ou plutôt du non-accueil des migrants, que nous traversons depuis plus d’une décennie? » L’auteur fait état des enjeux et des apories éthiques, esthétiques et politiques que la création rencontre dans ce contexte et qui ont modulé l’écriture de sa pièce L’habitant du dehors (2019). Ses réflexions sont prolongées dans les textes suivants, axés sur la scène documentaire : là où Erwin Jans se penche sur Zielzoekers (2017) de l’artiste irakien Mokhallad Rasem, Emmanuel Wallon s’intéresse à des démarches engagées qui ont mené à la création d’oeuvres militantes. Ces contributions mettent en relief la condition et la représentation des réfugié·es, qui prennent la parole pour eux·elles-mêmes ou qui voient leurs témoignages mis en scène dans les spectacles et les ateliers analysés. Des témoignages sont aussi intégrés dans Ithaque (notre Odyssée 1) (2018) de Christiane Jatahy, dont Élise Deschambre se propose d’examiner le dispositif scénique. Construit en « contrepoint », celui-ci matérialisait, selon l’autrice, le « non-lieu qu’habite l’exilé »; les spectateur·trices, invité·es à se déplacer au cours de la représentation, pouvaient ressentir « l’expérience bipolaire de l’exilé ». La dimension « contrapuntique » de l’exil, saisie depuis la pensée d’Edward Saïd (2000) qui a d’ailleurs inspiré le colloque et le dossier, est également dépliée par Cyrielle Dodet à travers l’analyse des mises en scène de trois adaptations de l’univers homérique, y compris celle de Jatahy. Dans l’avant-dernière contribution, Maria Chiara Provenzano cartographie « la vitalité mythopoïétique du sud de l’Italie dans son rapport à l’exil » en prenant pour ancrages les spectacles de Mario Perrotta, de Davide Enia et du Teatro Koreja. « [L]’effet de déport, de décalage, que peut produire le théâtre est au coeur de tous les textes ici réunis », soulignent les codirecteurs. Il se lit dans l’article conclusif de Roberto Fratini Serafide, qui agit en tant qu’ouverture en proposant une réflexion sur la participation au théâtre, « souvent pensée par le prisme d’une métaphore, celle de l’exil, d’un exil collectif ».

« [U]ne matière qui informe »

À l’instar de Zielzoekers, d’Ithaque (notre Odyssée 1), des pièces de Maison Ravage, du Théâtre libre de Minsk et de plusieurs autres oeuvres présentées dans « Théâtre et exil » et « Guerre et paix », nombre de pratiques artistiques contemporaines investissent le document – l’archive, l’enregistrement, la trace matérielle, textuelle, sonore, visuelle, le témoignage ou les « témoins en scène », etc. La lecture du plus récent chantier de Thaêtre, « Document-matériau », codirigé par Marion Boudier et Chloé Déchery, intéressera les chercheur·euses qui souhaitent approfondir les questions de l’incorporation et de l’usage du document dans divers langages et disciplines en arts vivants. En ouverture, Camille Louis envisage le document en tant que matériau souple, expérientiel et conversationnel susceptible d’engager la « fabrique du commun » plutôt que celle du « comme Un ». Avec le collectif kom.post, dont elle fait partie, elle refuse la ventriloquie et l’homogénéisation des témoignages, l’assignation de trajectoires et d’identités figées aux individus rencontrés. Ceux-ci sont plutôt invités à se raconter par et pour eux-mêmes, à dialoguer dans une « archive vivante » partagée. Éric Méchoulan présente ensuite la première des huit séquences de son film Mother Archive (2019), intitulée The Living Archive, en retraçant les réflexions qui ont animé ce projet. L’archive, ni tout à fait vestige ni tout à fait relique, entretient des rapports complexes avec le temps et la durée; elle serait notamment à penser en tant que « dispositif d’insistance » où s’articulent présent, passé, performance et documentation, selon l’auteur. Chloé Déchery conduit pour sa part un entretien avec Frédérique Aït-Touati et Duncan Evennou, respectivement metteure en scène et interprète du cycle de conférences-performances Trilogie terrestre (2022) – Inside (2016), Moving Earths (2019) et Viral (2022) –conçu en collaboration avec le philosophe Bruno Latour. Certaines modalités de l’apparition et de la manipulation du document scientifique sur scène sont mises au jour à travers la parole des artistes. Aurore Després, quant à elle, analyse la performance dansée du document dans sa « petite archéologie » du solo de l’Élue du Sacre du printemps (1913). Elle s’attache à « déplier le palimpseste des gestes nourris d’archives » qui relie le travail des artistes derrière le célèbre ballet, la recréation de celui-ci par la chorégraphe Dominique Brun (2014), dans laquelle Julie Salgues interprétait l’Élue, et l’atelier animé par cette dernière en 2019 pour reconstituer son solo. De son côté, Charlotte Bouteille apporte une perspective pédagogique en revenant sur les enjeux, les méthodes, les résultats et les limites d’un séminaire-atelier mis sur pied avec Tiphaine Karsenti à l’Université Paris Nanterre en 2018-2019. À partir des nombreux documents produits au lendemain du massacre de la Saint-Barthélemy, vingt-cinq étudiant·es de la maîtrise en théâtre étaient invité·es à créer de courtes « performances documentées ». Le comédien Tomas Gonzalez et l’historienne du théâtre Anne Pellois publient ensuite la dernière version du texte de leur conférence-démonstration Réactiver Sarah Bernhardt (2016). Cette production interrogeait la notion de partition d’acteur·trice (vocale, gestuelle) en explorant les possibilités d’une réactivation du jeu de Bernhardt à partir d’un vaste ensemble documentaire. Le jeu d’acteur·trice est également mis de l’avant dans les trois contributions suivantes. Tom Cantrell analyse d’abord celui à l’oeuvre dans différentes productions documentaires britanniques. En s’appuyant sur des entretiens, il s’intéresse aux démarches et aux performances des comédien·nes qui travaillent avec le document, et plus particulièrement avec les paroles de personnes réelles. Adoptant une approche génétique, Marion Boudier et Nicolas Rollet se concentrent sur le document sonore. En prenant pour exemple le spectacle Suite no 1 (redux) (2020), il·elles examinent les différentes étapes de la recherche-création du collectif pluridisciplinaire l’Encyclopédie de la parole : enregistrement, constitution du document, transcription en partition, appropriation et restitution par les acteur·trices. Marion Boudier présente ensuite des extraits d’entretiens exploratoires menés avec les comédien·nes Loup Balthazar, Nicolas Bouchaud, Romain David et Emmanuelle Lafon. La juxtaposition des témoignages fait ressortir différentes facettes de l’« agentivité du document » : si les interprètes s’emparent de celui-ci, il ne manque pas de les travailler en retour. Les trois derniers articles prolongent l’exploration de la portée à la scène du document en se penchant sur certains de ses aspects plastiques et scénographiques. Ross Louis revient sur le processus de création derrière sa performance Erratum (2019). Pour y participer, il fallait trouver l’un des signets glissés dans quelques livres des bibliothèques de Brest; le marque-page parsemé d’errata, imprimé en forme de petit accordéon archivistique, proposait de se rendre au Jardin des explorateurs pour « relire certains éléments de l’histoire coloniale française ». À partir d’un point de vue subjectif, Marion Boudier détaille ensuite son expérience des dispositifs scénographiques et performatifs de la « lecture performance installation » The Search for Power (2018) de Tania El Khoury et Ziad Abu-Rish. Le couple d’artistes invitait son public à manipuler les archives consultées dans le cadre d’une enquête sur les coupures électriques de Beyrouth. Au terme du dossier, Chloé Déchery poursuit son exploration des procédés de visibilisation des documents scientifiques dans la Trilogie terrestre, en discutant cette fois avec son scénographe, Patrick Laffont de Lojo. « [S]ans tomber dans l’illustration », il a su mettre en valeur, grâce à diverses techniques cinématographiques – jeux de caméra et d’échelles, projection, montage, dispositif écranique – les puissances esthétiques et évocatrices du document. Celles-ci sont indéniables, comme en témoignent les articles de ce riche chantier, dont la lecture complète à merveille celles des derniers numéros de Jeu et d’Études théâtrales.