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Issu d’un séminaire public tenu au Centre dramatique national Nanterre-Amandiers, Le cinquième mur : formes scéniques contemporaines & nouvelles théâtralités est l’occasion pour trois chercheur·euses de réfléchir à l’esthétique théâtrale contemporaine. À l’aide d’un corpus formé de onze spectacles, il·elles proposent des analyses et dégagent à partir d’elles un certain nombre de caractéristiques de la production actuelle. Bénédicte Boisson, Laure Fernandez et Éric Vautrin ont d’ailleurs reçu les créateur·trices des spectacles retenus durant les séances de leur séminaire où ceux-ci ont été étudiés. À l’exception de Kelly Cooper et Pavol Liska du Nature Theater of Oklahoma, ce sont des artistes européen·nes. Tous et toutes figurent parmi les plus en vue de la danse et du théâtre contemporains. Et il en va de même des productions choisies, l’ouvrage s’ouvrant d’ailleurs sur de très belles photos couleur de Jerk (Gisèle Vienne, 2008), de La mélancolie des dragons (Philippe Quesne, 2008), de Life and Times: Episode 1 (Nature Theater of Oklahoma, 2009), de Sur le concept du visage du fils de Dieu (Romeo Castellucci, 2011), de Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni (Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, 2013), d’Adieu et merci (Latifa Laâbissi, 2013), de By Heart (Tiago Rodrigues, 2013), de Monument O : hanté par la guerre (1913-2013) (Eszter Salamon, 2014), de 69 positions (Mette Ingvartsen, 2014), de Compassion : l’histoire de la mitraillette (Milo Rau, 2016) et de Nachlass : pièces sans personnes (Stefan Kaegi et Dominic Huber, 2016).

Nourri·es du travail de ces artistes, Boisson, Fernandez et Vautrin s’efforcent, à partir d’une démarche inductive, de saisir « des tendances, des moyens communs, des gradations, des passages labiles entre des pôles opposés, des modes similaires au sein d’esthétiques fort hétérogènes » (46) qui toucheraient une frange significative de la danse et du théâtre contemporains. L’élément central à partir duquel est observé cet ensemble est justement ce « cinquième mur » qui donne son titre à l’ouvrage. Castellucci désigne par ce syntagme « l’écran noir de l’esprit du spectateur », « pellicule vierge où la troisième image s’imprime » et qui « se développe à la manière d’une épiphanie individuelle qui échappe totalement [au] contrôle » (93) du·de la metteur·e en scène. Les auteur·trices soutiennent donc que la manière dont la relation avec les spectateur·trices se noue au sein de la représentation est au coeur de l’esthétique théâtrale actuelle – ce que plusieurs théoricien·nes ont déjà affirmé –, mais il·elles parviennent à le démontrer en interrogeant avec justesse le corpus qu’il·elles ont sélectionné et en interviewant avec doigté les créateur·trices qui ont réalisé ces spectacles. Ces entrevues forment d’ailleurs une partie importante de l’ouvrage, propos réinvestis par la suite dans les analyses. Parallèlement à l’attention accordée au public par les créateur·trices étudié·es, Boisson, Fernandez et Vautrin mettent en relief l’hétérogénéité des objets fabriqués et celle de leur composition ainsi que la propension de leurs auteur·trices à continuer de dramatiser, qui se fait jour à l’intérieur de ces oeuvres, dont le mode d’adresse est toujours savamment situé.

Le cinquième mur propose d’ailleurs une structure particulièrement ingénieuse, qui découle de sa méthodologie. On y retrouve trois parties, toutes suivies d’une série d’entrevues qui entrent en résonance avec les analyses et le cadrage théorique proposés. La première partie, « Décrire », s’amorce, comme son titre l’indique, sur un récit minutieux des onze spectacles retenus, d’où la subjectivité n’est pas exclue; la section est complétée par une analyse de l’espace et du temps dans ceux-ci. La seconde partie, intitulée « Composite et commun », met l’accent sur le mode de composition du spectacle, les matériaux réunis, le type d’énonciation auquel il recourt, tout en soulignant « l’hétérogénéité constitutive » (115) dans laquelle baignent la plupart de ces créations. Il s’agit là encore d’un trait mis en évidence depuis longtemps par de multiples commentateur·trices de la scène actuelle. La troisième partie, « La représentation dramatisée », clin d’oeil à La représentation émancipée[1] de Bernard Dort, est celle justement où les auteur·trices observent patiemment comment se tisse cette relation avec le·la spectateur·trice grâce à différents procédés comme l’organisation de l’espace scène-salle en une multiplicité de combinaisons, ce qui montre bien l’importance de ce paramètre dans la création actuelle. L’oscillation entre divers modes d’adhésion pour le·la destinataire, tout comme la mise en place de modes d’énonciation variés pour les interprètes, font aussi partie des caractéristiques supplémentaires relevées. Une conclusion peut-être un peu trop générale et optimiste sur le pouvoir de ces spectacles « de nous rappeler ce à quoi nous tenons » (246) termine cette réflexion nuancée sur l’esthétique théâtrale des quinze dernières années.

La force du Cinquième mur est sans doute moins de repérer de nouveaux éléments et procédés typiques du début des années 2000 que de reprendre, en les développant et en les synthétisant autour de la figure clé du·de la spectateur·trice, plusieurs dimensions cruciales de l’événement théâtral mentionnées ailleurs. Le rapport à la réalité en est un : « Chez ces artistes, la distinction classique entre vrai / faux, fiction / documentaire, littéralité / simulacre se muerait en une fine réarticulation (voire indistinction) entre ces termes » (145). La question de la présence en est une autre : « Les scènes contemporaines réunies ici mettent en jeu des présences troublantes. […] [Q]uelque chose résiste dans la présence de ces protagonistes dont on ne distingue pas clairement s’ils sont des acteur.rices ou des personnages » (81). L’importance du commentaire dans certains de ces spectacles saute aussi aux yeux – ce que j’ai appelé ailleurs la « parabasition[2] » de la représentation – en ce que ces « jeux sur l’énonciation et le point de vue » (201) modifient à la fois la prestation offerte et notre perception de celle-ci.

On peut regretter que cette prédilection pour le brouillage des catégories prenne parfois le pas sur l’exposition de la façon dont elles sont réarticulées et utilisées singulièrement dans un spectacle donné, mais la chose est occasionnelle et tient surtout à ce que les auteur·trices doivent souvent faire tenir ensemble des analyses qui portent sur des spectacles hautement dissemblables. Mais ce que je retiens surtout de cet essai à six mains, outre la nécessité d’être sensible à l’expérience du·de la spectateur·trice, c’est que des concepts comme « théâtralité », « dramaturgie » et bien d’autres issus des études théâtrales continuent d’être pertinents pour examiner les formes scéniques contemporaines et pour les saisir dans toute leur complexité. Objets hybrides, voire hétéromorphes, qui, pour le dire comme Tiago Rodrigues, résultent souvent « d’un combat entre le dramatique et le postdramatique » (231).