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Bois, avec marionnette de bois trouvé au profil canin et une feuille verte. Maison de la culture Côte-des-Neiges, Montréal (Canada), 2020.

Courtoisie de Puzzle Théâtre.

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Tu marches sur une petite rue au coeur du quartier Outremont. Tu regardes à nouveau l’adresse au creux de ta main : 30, avenue Saint-Just. Entre la cour et la caserne de pompierères, tu ne vois d’abord rien. Puis un chemin se dessine et une bâtisse rouge se dresse. En 2019, c’est grâce au joyeux brouhaha que tu repères la Maison internationale des arts de la marionnette[1] (MIAM), sur le point d’être inaugurée. Par la suite, plus habitué·e des lieux, tu restes animé·e d’une sorte de jubilation chaque fois que tu les retrouves, au fil des évènements et des transformations. De la petite appréhension de l’entrevue d’embauche à la joie enfantine d’une présentation de saison agrémentée d’épis de maïs frais dévorés en nombre indécent; de l’effervescence créative d’une résidence, les mains dans l’argile, à l’installation des gradins rétractables sur mesure tant attendus; de la patiente attention des bénévoles qui entretiennent les désormais très beaux espaces verts fleurissant ce qui était d’abord un quasi-terrain vague, aux incursions (pas toujours appréciées desdit·es bénévoles) d’une famille de marmottes : la MIAM est désormais un lieu important pour toi et rempli de souvenirs, non seulement en raison des spectacles, aboutis ou en chantier, que tu viens y voir régulièrement, ou des formations de l’Association québécoise des marionnettistes qui y sont données, mais aussi parce que la convivialité et le sens de communauté qui lui sont propres en font un espace singulier dans l’écosystème artistique montréalais. Un espace précieux.

En mars 2022, lors de la dix-septième édition du festival de Casteliers[2], c’est d’abord une odeur de pain frais qui te happe les sens alors que tu arrives à la MIAM pour t’y voir confier tes tâches de bénévole. Cet arôme est la première trace sensorielle que tu rencontres d’une performance invisible qui va se jouer tout au long du festival, inconnue du public, mais qui irrigue en souterrain toute cette édition – une performance tout à fait marionnettique en cela que le travail nécessaire à sa réalisation est d’une discrétion absolue et que celle-ci participe de la puissance affective du résultat. Il s’agit de la focaccia de Denise Babin, fidèle amoureuse de la marionnette qui oeuvre chaque année, avec toustes les autres membres de l’équipe, pour qu’existe le festival. Aussi réservée et bienveillante que son sens de l’organisation et de la logistique est impeccable, Denise[3] se lève aux aurores chaque jour afin de rendre un discret, mais délicieux hommage au Bread and Puppet Theatre, compagnie mise en valeur cette année par le biais du parcours-exposition Marionnettes en vitrines![4]

Le groupe, cofondé en 1963 par Elka et Peter Schumann et basé au Vermont, partage son pain au levain lors des représentations de ses spectacles politiques et autres parades contestataires de marionnettes géantes. Denise s’en inspire et régale ainsi la communauté gravitant autour de la MIAM, qui porte alors bien son nom tant les effluves qui en émanent sont alléchants!

Cet engagement à nourrir la communauté, de façon aussi tangible que métaphorique, te semble à l’image du milieu de la marionnette québécois (et au-delà) qui, depuis bien avant la création de la MIAM, se rassemble chaque année autour du festival de Casteliers. Si celui-ci est unique à Montréal dans son envergure[5] – et, à l’exception du Festival international des arts de la marionnette à Saguenay[6] (FIAMS), dans toute la province[7] –, c’est aussi par l’esprit de famille choisie qui s’en dégage. Il offre non seulement un éventail de spectacles locaux et internationaux de marionnette pour adultes et enfants, mais aussi des temps de rencontre, dans une belle horizontalité, entre les artistes émergent·es et celleux dont le parcours est déjà reconnu de longue date. Les oeuvres en chantier sont pleinement intégrées au festival grâce au café-causerie Créations dans l’oeuf! qui, le dernier jour du festival, offre chaque fois un temps conséquent à des créateurices pour présenter leur travail en cours, déplier les enjeux de leur démarche et bénéficier de rétroactions bienveillantes (et possiblement de soutien d’ordre matériel) de la part des professionnel·les et autres passionné·es de la marionnette venu·es les entendre. Ce dialogue au long cours illustre et nourrit l’effervescence de cet art dans la province, et la programmation assurée par Louise Lapointe, la directrice du festival, promet toujours de belles découvertes – et une variété de formes, d’esthétiques et de propos qui démontre bien les potentialités que recèle ce langage artistique encore minorisé et largement méconnu.

Lorsque Catherine Cyr, codirectrice de la revue Percées – Explorations en arts vivants, te propose de rendre compte, de façon subjective et affective, de ta traversée de l’édition 2022 du festival de Casteliers, tu hésites. Tant de temps, dans ta plus-si-nouvelle vie dans le monde universitaire, est passé devant un ordinateur, en solitaire, à rédiger des articles, à mettre en forme des idées d’une façon jugée scientifiquement acceptable, que tu n’as pas envie que ce type particulier de travail intellectuel envahisse l’un des derniers lieux qui te restent de plaisir artistique non altéré par ce nouvel environnement. Ce qui te vient immédiatement, c’est l’envie du dialogue, le refus d’un je individuel porteur de quelque autorité (réelle ou imaginée) sur cette expérience spectatorielle au bénéfice d’un nous qui, comme au sein de cette communauté marionnettique, vibre de perspectives et de sensibilités différentes, sans qu’aucun statut institutionnel l’emporte sur la qualité de la relation entre personnes – et entre l’oeuvre et cellui qui la reçoit.

C’est ainsi que nous, Jade Préfontaine et Dinaïg Stall, chercheureuses à l’université, déjà engagé·es dans un dialogue réflexif protéiforme sur des enjeux qui nous sont chers – les pensées queer, le féminisme et leurs effets sur les processus et les oeuvres –, plongeons dans cette édition-retrouvailles, la première depuis le retour des spectacles en salle, mais que la pandémie teinte encore à travers le port des masques, le recours aux codes QR et les limites importantes apportées au volet international de l’évènement. Louise et son équipe ont fait le choix judicieux de miser tout particulièrement sur des spectacles d’Amérique du Nord (Mexique et États-Unis, en premier lieu, et Québec, bien sûr) pour assurer la faisabilité du festival, et cela confère également à cette édition une singularité vis-à-vis des précédentes.

Du 2 au 6 mars 2022, nous avons échangé nos impressions et ressentis. Nous avons pris le parti de nous parler, mais pas en direct (nous n’allions pas voir les spectacles au même moment et n’avions pas les mêmes horaires), en nous laissant des messages vocaux en ligne. Nous cherchions, peut-être, la liberté de ton et l’errance critique accordées par l’oralité, lorsque l’on peut, à bâtons rompus, partager des impressions fugaces, des interrogations tenaces, des silences. Ce dialogue a totalement transformé notre expérience du festival, par ailleurs ancrée dans des positions différentes : Jade, tu t’impliques dans le festival depuis quatre ans (d’abord en tant que membre de l’équipe, puis comme bénévole) et y vois des spectacles de marionnette contemporaine que tu ne verrais nulle part ailleurs. Cette implication a ouvert ton imaginaire à ces formes particulières de représentation et d’écriture scénique. Dinaïg, tu y assistes comme spectatrice assidue et artiste avide de continuer à construire ta « somathèque[8] » marionnettique, cette archive incorporée de spectacles créés, interprétés ou vus qui, tous, ont laissé des traces en toi et fondé ton amour pour ce langage singulier qui t’habite depuis presque vingt-cinq ans et qui est celui de tes créations et de ton enseignement.

Nous nous doutions évidemment que cette proposition d’écriture modifierait notre traversée spectatorielle du festival, mais pas à quel point notre ressenti et notre lecture des spectacles seraient proches. Les messages vocaux qui se multipliaient au fil des jours étaient comme de petits cadeaux reçus chaque soir – et parfois en matinée, lorsque l’un·e d’entre nous avait envie de rebondir sur les échanges passés. Le présent des messages vocaux, c’est une offrande qui vit sa temporalité dans l’immédiateté, alors même que le dialogue est différé. Ces messages semi-improvisés dessinaient un échange bienveillant et ouvert : la sensibilité l’emportait sur la précision et il était possible de déposer toute inquiétude de démontrer une quelconque expertise. C’est aussi cette convergence non anticipée de nos ressentis qui a informé l’écriture de cet article et nos choix d’adresse : il y a un nous clair et assumé, mais également un tu laissé – le plus souvent – volontairement indifférencié et flottant; le tu d’une perspective féministe queer plus que d’une personne précise, un tu qui peut être l’un·e d’entre nous, les deux... ou toute personne avec qui il résonne.

Loin d’agir uniquement sur la réflexion a posteriori, ces échanges ont transformé jusqu’à la réception des spectacles pendant leur déroulement, transformé ta posture spectatorielle elle-même. Plus précisément, ils t’ont permis de rester au présent face à chacune des propositions artistiques, même lorsque celles-ci comportaient des problèmes qui, d’habitude, nuisent à ton plaisir de spectateurice. Souvent, tu te sens seul·e dans les salles de spectacle, incapable de suspendre sinon ton incrédulité – la « suspension of disbelief » n’a jamais été un souci pour toi! –, du moins ta machine interne à analyser la teneur politique des représentations. Et cela crée la plupart du temps un décalage qui, à son tour, génère un très grand malaise. Les rires du public autour de toi face à ce que tu considères comme des clichés sexistes; l’absence ou l’évitement par beaucoup d’artistes de certains sujets qu’il semble pourtant urgent de mettre sur les plateaux de théâtre, tels que la colonisation et ses conséquences toujours structurantes pour la société et ses institutions; la naturalisation (voire la romantisation) de la binarité de genre et de son corollaire, la « complémentarité » des hommes et des femmes; la psychophobie qui fait des troubles de santé mentale l’objet de blagues d’une paresse et d’une dangerosité infinies : tout cela – et bien plus encore – fait que tu as souvent, si souvent, trop souvent, un sentiment de tristesse et de colère mêlées en sortant des salles de spectacle.

Il est peu aisé de parler de cela, avec nuances, sans se poser en juge d’une quelconque pureté éthique, mais au contraire pour réfléchir collectivement à tous ces biais qui demandent déconstruction et se fraient si facilement un chemin vers ce que l’on crée, parfois sans que l’on s’en aperçoive. Entre l’envie de nommer ces problèmes et la peur que cela soit pris comme une attaque personnelle, il est plus facile de faire le choix de rester avec ses interrogations et affects mêlés. La crainte que ce type de critiques soit dévastateur pour des artistes qui luttent pour créer est simplement trop forte – les arts de la marionnette sont parmi ceux qui font le plus avec le moins de financement. Qui plus est, la pandémie a très durement frappé la totalité des arts vivants qui ne peuvent par définition se passer de coprésence.

Et soudain, cette solitude de spectateurice s’est transformée en riche dialogue nourri de multiples réflexions encore en émergence sur ce que nous aimerions voir plus souvent sur les scènes de théâtre, les récits que nous aimerions nous faire raconter et ce que la marionnette, en particulier, peut pour les faire advenir.

Nous avons donc fait le choix, ici, de ne pas parler de tous les spectacles du festival, mais plutôt de plonger dans ce qui, aussi bien dans les partis-pris techniques, esthétiques que dramaturgiques, nous a paru le plus fécond pour renouveler nos imaginaires ainsi que nos façons d’habiter et de transformer le monde. Cela ne nie aucunement les qualités des autres spectacles du festival, tous très aboutis dans leur facture. Il s’agit d’un choix totalement subjectif et assumé comme tel, un choix féministe de décentrer les hommes, notamment, dont les histoires ont encore une fois été très présentes sans que cela soit problématisé – une instance de plus de ce que Laura Purcell-Gates, avec d’autres penseureuses[9], appelle, dans son excellent texte « The Monster and the Corpse: The Uncanniness of Puppets’ Gender Performance », « la masculinité comme sujet universel » (« maleness as the universal subject position[10] »; Purcell-Gates, 2019 : 22). Elle nomme ainsi le positionnement du masculin (et l’on pourrait ajouter cis, blanc et valide, entre autres) institué comme universel de manière hégémonique, au détriment de toutes les personnes dont l’identité (réelle ou supposée) et le corps sont perçus différemment, ce qui les confine au rôle de l’Autre – avec ou sans majuscule, d’ailleurs.

Cet effacement n’est pas une singularité marionnettique, loin de là, mais la marionnette, par sa capacité à représenter un individu générique (quelle assignation raciale lit-on sur un personnage en matériau brut, tel que le papier kraft, par exemple?), tend à reproduire avec une grande facilité cet universel masculin – et à être moins interrogée que d’autre médiums artistiques lorsque cela se produit.

Concert anatomique

Peut-être es-tu arrivé·e in extremis, essoufflé·e et affamé·e, après une traversée de la ville à vélo depuis un autre théâtre; peut-être ressens-tu la douleur croissante de ce qui, d’ici quarante-huit heures, deviendra une rage de dents insupportable qui mettra fin à ta participation au festival : dans tous les cas, tu reçois Concert anatomique[11] avec une acuité somatique aiguë, une conscience fine de ton propre corps de spectateurice, en parfait alignement avec les enjeux du spectacle.

Sur scène, un interprète seul, au visage grimé de blanc et nu à l’exception d’une sorte de couvre-sexe typique des spectacles de butō (ce qui suscite en toi une certaine inquiétude au départ, mais s’avère, on le verra, un choix intéressant), bouge avec une grande lenteur et met son corps au service de différents membres et organes surdimensionnés sculptés dans de la mousse. Dès l’ouverture, c’est avec ses pieds, jambes semi-tendues, qu’il manipule la marionnette-jambe. Cela crée une forme d’enchâssement de corps, réel et fictif, un écho entre ces structures organiques qui active ta proprioception : tu regardes les muscles bouger, ceux de chair et ceux de mousse, et prends conscience du sang qui circule dans les tiens, encore éveillés de ta ride à vélo.

Concert anatomique te ramène à ton squelette, à tes organes, à la constante palpitation qui les habite, et au fait que regarder un spectacle n’est pas seulement une expérience visuelle et auditive, mais aussi haptique, qui engage ce qu’Hubert Godard (théoricien de la danse qui te semble d’une grande pertinence pour penser la marionnette) appelle une « plasticité intersensorielle[12] » (Godard, cité dans Rolnik, 2005 : 75). Le spectacle te parle de la gratitude que tu éprouves à avoir un corps et à le faire bouger, il met en lumière la virtuosité et la vitalité des structures cellulaires qui nous constituent, sans cette séparation du corps et de l’esprit, ce dualisme à la peau dure hérité de traditions philosophiques européennes, que le spectacle met d’ailleurs à mal avec une certaine espièglerie, derrière ses versants plus sombres (le crâne est un motif récurrent qui évoque les natures mortes et autres memento mori). Oscillant sans cesse entre le gore et le cartoony, l’artiste met de l’âme dans ses membres, tu les sens traversés de toutes sortes d’émotions, tu vibres avec eux. 

Chacun de ces fragments organiques prend son indépendance et vit, le temps de quelques minutes, ses propres métamorphoses. Le bras écorché se déplace, chacune des fibres musculaires (en mousse 100% non vascularisée!) tressaille dans la pénombre, et la main devient tour à tour pied d’appui et tête chercheuse, ce qui permet le déplacement ou indique une intentionnalité à l’égard de ce qui l’entoure. La transformation la plus étrange, drôle et dérangeante à la fois, reste sans doute cet énorme globe oculaire dont la pupille disparaît soudainement à l’intérieur avant que le trou laissé par sa disparition, poussé brusquement vers l’avant, ne se change en téton, l’oeil devenant alors sein au mamelon galbé qui appelle la caresse. C’est dans cette instabilité constante de la figure marionnettique, ce caractère « liquide » (Eruli, 2011) des présences en scène –pour reprendre l’expression de Brunella Eruli – que le spectacle trouve sa plus grande force. Alors que la dramaturgie procède par fragments et que le corps est lui-même découpé en segments indépendants, l’ensemble finit, d’une scène à l’autre, d’un bras à un pied à un coeur, par recomposer un tout, un corps à la fois familier et étrange, une ode à la beauté de l’organique, à ce qui est mou et visqueux, à ce « doux animal de ton corps » (« soft animal of your body »; Oliver, 1986 : 14).

C’est ici que les codes empruntés au butō trouvent leur intérêt, car en dépersonnalisant l’interprète (ce sont les mêmes codes pour toustes, peu importe le genre), il permet de visibiliser le corps, de lui donner un statut en scène, tout en le « dégenrant » en grande partie. Ce n’est alors plus tant un corps masculin que l’on perçoit qu’une structure corporelle d’animal humain. Il est d’ailleurs intéressant – et pour tout dire assez étonnant – d’entendre l’interprète et créateur du spectacle, Kevin Augustine, fondateur de la compagnie Lone Wolf Tribe, expliquer que cette décision de mettre ainsi son corps à nu et à vue est arrivée seulement une semaine avant la première du spectacle, alors qu’il avait jusque-là travaillé en théâtre noir, avec une conception lumière entièrement pensée pour le rendre invisible (oui, son créateur lumière a témoigné, en riant, avoir eu des sueurs froides!). Il s’agit d’un changement majeur – et absolument pertinent – non seulement esthétique, mais également dramaturgique. Le spectacle a, à coup sûr, gagné en résonances métaphoriques et en force dramatique du fait de ce choix tardif qui nous rappelle par ailleurs que le processus créateur n’est pas, tant s’en faut, un chemin linéaire tracé par des intentions stables préalablement articulées. Dans ce type d’écriture marionnettique de plateau, tout particulièrement, c’est avec et par l’animation des figures qu’émerge la dramaturgie, car comme le dit Eric Bass, directeur du Sandglass Theatre, « [e]n tant que marionnettistes, ce qui fait la matière de notre pratique théâtrale, c’est la matière elle-même[13] » (Bass, 2015 : 55).

Bois

La centralité de la matière dans l’écriture, ce que Basil Jones, s’appuyant sur les écrits de l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa (2005), appelle « le texte haptique » (« haptic text »; Jones, 2015 : 64) de la marionnette, est à n’en pas douter illustrée à merveille par le spectacle Bois[14] de la compagnie Puzzle Théâtre.

Après Plastique (2012) et Jetable (2010), deux spectacles dont toutes les marionnettes étaient constituées de matériaux-rebuts caractéristiques de notre société de consommation (sacs plastiques pour le premier, mouchoirs en papier pour le second), Bois fait vivre des créatures faites de branches, de racines, de structures noueuses trouvées dans la forêt. Ces matériaux bruts, grâce à la manipulation précise et sensible de Pavla Mano et de Csaba Raduly, acquièrent leur propre personnalité et se distinguent par leur rythme interne, par leur démarche, et résonnent tous des sons particuliers du bois, sourds et doux.

Ce spectacle est une petite pépite marionnettique qui n’a d’autre ambition que de nous divertir et qui le fait très bien – et faut-il rappeler Bertolt Brecht qui, dans son Petit organon pour le théâtre, défend que « [d]epuis toujours, l’affaire du théâtre, comme de tous les autres arts, est d’amuser les gens. C’est ce qui toujours lui confère sa dignité particulière; il n’a pas besoin d’autre passeport que le divertissement, mais il en a absolument besoin » (Brecht, 1978 [1949] : 13). Et les artistes nous amusent avec brio, en utilisant ce que la marionnette a de plus essentiel, ce qui n’appartient qu’à elle : nous faire croire, l’espace de quelques instants, que des bouts épars de matériaux bruts sont doués de sentience, traversés d’émotions et de besoins essentiels qui les mettent en relation.

Composant et recomposant toute une galerie de personnages, les interprètes démontrent une maîtrise exemplaire des principes fondamentaux d’animation d’une marionnette, une maîtrise qui n’est pas du tout de l’ordre de la virtuosité pour la virtuosité (ce dont tu te fiches éperdument!), mais une illustration sensible que la précision de l’animation est non seulement ce qui fait naître l’émotion (dans un registre essentiellement burlesque, en l’occurrence), mais aussi ce qui permet la compréhension des enjeux. Elle donne notamment à voir l’intentionnalité des personnages, tous orientés vers une feuille verte trônant, seule trace de sève dans tout ce bois mort, tout en haut du tronc central – qui s’avère finalement lui aussi doué de vie. Ici encore, le plaisir spectatoriel est lié à la capacité de métamorphose des marionnettes-matériaux, à la réversibilité totale entre personnage et élément de décor et à la qualité de l’interprétation – aussi bien lorsque celle-ci est déléguée aux morceaux de bois que lorsque les artistes, pour de brefs moments, sortent de leur effacement et livrent un discret commentaire sur le monde auquel iels donnent vie. 

Cette joyeuse troupe de personnages attachants finit en grande débandade, puisqu’à force de lutter pour cette unique trace de verdure, tous, en un hilarant mouvement collectif de branchages enchevêtrés, se retrouvent à terre, en tas immobile – mais vibrant encore de toutes les potentielles vies qui s’y cachent, comme les animaux que l’on devine, en forêt, tapis sous les feuilles et prêts à reprendre leurs activités lorsque nous aurons cessé de les importuner. Et l’on sent pour toutes ces bestioles rampantes au milieu d’un paysage dévasté une forme de proximité ou, pour le dire avec les mots de Donna Haraway, de parenté (kinship) : elles pourraient faire partie des « espèces compagnes » de notre époque que la chercheuse appelle le Chthulucène, qui « enchevêtre une myriade de temporalités et de spatialités, d’entités-en-assemblages intra-actives – incluant le plus-qu’humain, l’autre-qu’humain, l’inhumain, et l’humain-comme-humus » (Haraway, 2016 : 77). L’animisme joyeux de l’enfance, en tout cas, irrigue tout le spectacle aussi bien que sa réception.

La soeur la plus grande du monde

Centrale, l’enfance l’est aussi dans La soeur la plus grande du monde[15], où le personnage principal est une jeune fille à qui il est donné une tâche d’adulte, celle de nourrir sa communauté. Un spectacle mexicain qui emprunte à la technique traditionnelle turque du Karagöz : cela pourrait être un festival d’exotisation, mais c’est ici tout l’inverse qui se produit. C’est possiblement dans ce genre de rencontre que tu saisis le mieux la différence entre la fameuse appropriation culturelle – que les conservateurices ont vite fait de réduire à un concept fumeux qui empêcherait selon elleux les échanges entre les cultures – et la véritable appréciation : il n’y a pas ici de problématique d’asymétrie de pouvoir. Un artiste issu de la communauté autochtone mexicaine Ñäñho, Diego Ugalde De Haene, fondateur et directeur artistique de la compagnie Mi’ño Teatro de Sombras, crée une histoire dans laquelle il mêle ses propres référents culturels, des emprunts aux récits de la communauté Kanien’kehá:ka (habitante ancestrale du territoire où il montre son spectacle et avec qui il a tissé des liens au cours de résidences de création) et l’univers de Karagöz. De cette rencontre naît un spectacle décolonial drôle, émouvant et aussi politique que poétique. 

La technique dite de théâtre d’ombres – en réalité il ne s’agit pas à proprement parler d’ombres, puisque les silhouettes en cuir coloré sont appliquées à même la toile de l’écran et que l’on en perçoit, par transparence, la texture, les variations de couleur, etc. – permet à l’artiste de manipuler seul une multitude de personnages qu’il caractérise par des voix, des rythmes et des mouvements d’une grande variété. Le spectacle défile en un instant. « Défile », c’est le bon mot, car les personnages avancent de façon globalement linéaire, de gauche à droite, à l’instar des premiers jeux vidéo de ton enfance, sans possibilité de retour en arrière. Les marionnettes ont d’ailleurs le visage constamment tourné vers cour : cette technique, contrairement aux traditions chinoises, ne permet pas de changer l’orientation de la tête sur la silhouette, mais c’est ce qui donne à l’interprète la possibilité de manipuler chaque personnage d’une seule main – et donc d’en tenir deux à la fois –, l’animation gagnant ainsi en rythmicité ce qu’elle perd possiblement en grâce. Tu te sens happé·e par cette vivacité dès le dialogue initial où la mère enceinte donne à sa fille aînée la tâche qui constituera la quête fondamentale du spectacle : trouver du maïs pour nourrir la famille, y compris l’enfant à naître. Et hop! Voilà la petite partie pour explorer tout un continent, faire face à des obstacles divers, rencontrer allié·es et ennemi·es. Les échanges interculturels du récit (notamment avec une jeune fille de la nation Kanien’kehá:ka) mettent en lumière des contacts entre communautés d’un type bien différent de ceux que la marchandisation capitaliste a normalisés. Lors d’une péripétie, l’écran se déploie pour révéler une sorte de bibliothèque de semences enfouie sous la terre, évoquant ainsi le rôle majeur des peuples autochtones dans la conservation des semences anciennes, pré-OGM, et des savoirs traditionnels[16]. Le personnage principal réussit sa quête et ramène à sa mère le maïs, la plus grande des trois soeurs de la philosophie alimentaire de l’île de la Tortue, basée sur la complémentarité agricole et nutritive entre maïs, courge et haricot.

De façon à la fois frontale et discrète, par l’utilisation de symboles et d’archétypes réinventés, Ugalde De Haene dénonce l’appropriation du vivant et le brevetage des semences à des fins d’enrichissement par les grandes industries agroalimentaires au détriment des peuples qui vivent sur les terres exploitées. Le personnage du conquistador-ingénieur Monsanto reste sans doute le plus marquant à tes yeux, tant il illustre à lui seul les enjeux du spectacle : campé dans l’extrême contemporain, il confère également une historicité longue à la critique décoloniale dont est porteur le récit, tout en étant incarné par une silhouette particulièrement réussie, tant graphiquement que dans sa caractérisation par l’interprète.

Le fait de choisir un personnage féminin comme protagoniste te semble illustrer le meilleur de ce que peut la marionnette : il ne s’agit pas ici de le ventriloquer pour lui faire porter un regard masculin(iste) sur le monde, comme cela se fait encore trop souvent, mais bien de se métamorphoser, en tant qu’artiste et interprète, afin de se mettre au service d’une perspective qui n’est pas immédiatement la sienne. C’est dans ce type de geste que la marionnette peut être un véritable moteur d’empathie, non seulement pour le public, mais également pour les artistes qui s’en emparent. La force d’Ugalde De Haene est aussi de traiter, par le biais d’une histoire en apparence simple et compréhensible à hauteur d’enfant, de sujets politiques très sensibles et trop souvent occultés. Le spectacle aborde des enjeux géopolitiques complexes liés au modèle agro-industriel globalisé et à l’absence d’autonomie alimentaire qu’il crée en mettant les personnes dans l’incapacité de faire pousser leur propre subsistance. Or il le fait en donnant à voir les conséquences de ce modèle, à savoir des assiettes vides et la transformation d’une tâche quotidienne en véritable épopée, et cela est une réalité totalement compréhensible pour le jeune public. À ce versant diégétique (ce qui se passe au sein de ce que raconte le spectacle), Ugalde De Haene ajoute de généreux échanges avec le public, aussi bien avant la représentation – lors d’une adresse directe qui lui permet de donner aux spectateurices des éléments de compréhension des cultures autochtones représentées – qu’après, lorsqu’il dévoile les coulisses et donne libre accès à toustes à l’arrière de son dispositif et de ses silhouettes. Et il faut voir avec quelle joie et quelle immédiate intelligence du mouvement certains enfants s’emparent de ces silhouettes et les font vivre!

L’utilisation d’une technique marionnettique permet de contourner la puissance du déni et le consentement à la domination qui habitent parfois le public adulte, et de porter au plateau un discours critique radical qui, véhiculé par un autre médium, ferait sans doute se lever bien des boucliers. On retrouve là ce que Steve Tillis, dans son analyse d’un autre langage marionnettique associé à l’enfance, à savoir la marionnette à gaine, appelle « le charme et le caractère ludique associés à son échelle[17] » (Tillis, 1992 : 125). Cela constitue une autre force de la marionnette, une force paradoxale en ce qu’elle lui vient en quelque sorte de sa réduction à un art à la légitimité moindre et à destination des seul·es enfants, une force qui utilise cette minoration constante pour prendre les attentes du public à revers et lui décocher un uppercut émotionnel et cognitif inattendu.

Et s’il est heureux que les artistes utilisent et retournent cette minoration – réitérée malgré des décennies de lutte pour la reconnaissance des arts de la marionnette de la part des praticien·nes et professionnel·les convaincu·es de leur pertinence – pour la transformer en puissance dramatique accrue, il est tout de même permis d’espérer qu’un jour les moyens offerts aux créateurices seront à la mesure de ce que peut ce langage artistique protéiforme et intrinsèquement in(ter)disciplinaire, et que toutes les structures dédiées aux arts vivants lui feront une place substantielle dans leur programmation. La nomination de Louise au grade de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de la République française, annoncée lors de la soirée d’ouverture du festival, serait-elle signe d’espoir à cet égard?

Nous souhaitons vivement que tel soit le cas! Et nous estimons que ces spectacles, choisis parmi une myriade d’autres de l’édition 2022 du festival de Casteliers, prouvent (puisqu’il semble encore en être le besoin) par la variété des thématiques et propos qui les animent, que la marionnette peut s’emparer de tous les sujets, qu’elle habite tous les registres, toutes les corporéités, toutes les échelles, toutes les esthétiques.

Et si la question de la reconnaissance nous importe ainsi, c’est parce que nous sommes certain·es que cet art, en raison de ses spécificités – celles que nous avons évoquées ici et d’autres encore – est porteur de potentialités encore à développer pour renouveler nos imaginaires, notamment notre rapport à l’environnement auquel nous appartenons et aux animaux non humains. Il nous semble idéal pour créer des représentations dissidentes aux normes sociales hégémoniques qui structurent la plupart des histoires que l’on se raconte et qui consolident lesdites normes en retour. Il est ancré à la fois dans l’extrême contemporain et dans une temporalité longue – certaines techniques sont millénaires. La marionnette a tout ce qu’il faut pour se lancer à l’assaut du statu quo. Let’s go!

Remerciements posthumes à Monique Wittig (2013 [1992]) pour les pronoms. #pasdesfemmes