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Répétitions.

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Les textes rassemblés ici sont des extraits de carnets de bord, des notes prises à partir de conversations avant ou après des séances d’improvisation dansée à deux ou à trois. Nous avons dansé à partir :

  • des poèmes / notes de Sonia Sanoja, étudiés par Zenaida (2020) dans le cadre de sa recherche[1];

  • des poèmes de Lisette Lombé, en particulier « La famille » dans le recueil Brûler brûler brûler (2020), interprétés par Annaëlle dans le cadre du concours Danser le poème[2];

  • du roman Trois tristes tigres (1970 [1967]) de Guillermo Cabrera Infante, de son chapitre sur Estrella Rodriguez (« La Freddy »), et des chansons de cette dernière, matériaux à partir desquels nous avons pu improviser ensemble. Nos échanges autour de ce dernier corpus ont pris la dimension d’une recherche-expérimentation collective dont il y a des enregistrements audio et vidéo[3].

a) Des rencontres avec les textes : échanger avec soi-même, se raconter, prendre la fuite

[juin 2021 – retour sur processus entre janvier et avril 2021 – Annaëlle]

J’ai rencontré la poésie de Lombé avec la sortie de son recueil Brûler brûler brûler, puis très peu de temps après dans le live YouTube du festival Littérature, etc. et leur soirée Relire le monde, dans le cadre de La nuit de la lecture en février 2020. J’ai donc en concomitance découvert son écriture sur le papier et à l’oral. Dès mes premières écoutes, j’ai été très marquée par le fait qu’on entend dans ses textes qu’ils sont construits pour être dits à voix haute et entendus. Une grande importance est donnée à la musicalité, au rythme, à la prononciation de chaque mot. Je suis à la gare du Mans en février, il fait froid, j’attends ma correspondance, casque sur les oreilles. Je découvre la voix de Lombé, percutée par la vibration qu’elle provoque en moi.

[avril 2020 – fictionner la rencontre – Zenaida]

C’était le temps où le temps a passé calmement. C’était le temps du « grand confinement », dernier mois d’écriture du mémoire de master sur les circulations de la danse moderne au Venezuela, suivant les traces de Sonia Sanoja (1932-2017). Entre toutes les traces, ses poèmes faisaient des spirales dans mon corps, dans ma tête. Chercher leur sens, les traduire avec mon « pauvre » français, les répéter avec une voix intérieure qui a peur de n’avoir pas encore un rythme propre. Elle imite un rythme. La répétition devient un geste de vie, de survie. Répéter les mots comme séquences sans fin et dans ce geste, illuminer une nouvelle zone du poème dans son milieu « francophone ». Parfois M. Translator répétait les poèmes à différentes vitesses et j’étais disponible pour les écouter, pas avec l’oreille, mais avec la poitrine ou les genoux.

Montage photo. Printemps 2021.

Montage de Zenaida Marin.

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Montage photo. Printemps 2021.

Montage de Zenaida Marin.

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[avril 2018 – fuir d’un pays devenu une buvette – Zenaida]

Una bolerista había inundado la Habana con su voz. Cabrera Infante, un escritor cubano la dibuja con vehemencia, la canta, en su exilio sin retorno. « Ella cantaba boleros » pasó de la novela al único album que grabó Estrella Rodriguez en 1952. El Lab V de licenciatura en danza y artes del movimiento fue el lugar donde pude habitarla y presentarla a los estudiantes. Dos de la tarde « Debí llorar y tal vez casi tenga razón, debí sufrir ». Deux ans après, j’avais besoin de fuir à nouveau avec sa voix « besame, beeesame muucho…que tengo miedo perderte, perderte otra vez ». Un jour, j’ai laissé mon inhibition et voilà, nous trois, nous dansons des boléros à 14 h. « Que la rondas no son buenas, que hacen daño ». Ensuite Guillermo Cabrera Infante traduit en français par Albert Bensoussan. Nouveaux partages dans cet autre exil, le mien.

b) Improviser / composer les mouvements selon le rythme du poème

[juin 2021 – retour sur processus – Annaëlle]

À la lecture des poèmes de Lombé, je me suis très vite sentie invitée à les murmurer ou les dire à voix haute, et ainsi jouer avec les accélérations, décélérations, pauses et silences qui composent son texte. Au départ, je me suis enregistrée en train de lire le poème « La famille » dans son ensemble et j’ai ensuite utilisé cet enregistrement pour improviser, danser avec ma propre voix. J’ai entre-temps découvert la vidéo de « Transe poétique[4] » où Lombé déclame le début de son poème. Cela m’a permis de me rendre compte que je préfère danser sur sa voix plutôt que sur la mienne, enregistrée; l’originale plutôt que la copie. J’ai mémorisé j’ai mémorisé j’ai mémorisé par coeur la suite du poème, pour rentrer dans l’organicité de son écriture, que j’avais décelée en l’écoutant et en la lisant.

[juin 2022 – Annaëlle]

L’important pour moi était avant tout de connaître par coeur son rythme, ses pauses, ses accents. J’ai ensuite procédé par teintes, et progressivement trouvé des mouvements sur le rythme du poème, que je commençais à répéter de manière systématique.

[mars 2020-juin 2020 – rétrospective – Zenaida]

Mots qui coulent sur ma peau, et deviennent secs dans mon cerveau dans un cycle à répétition. À propos de l’image littéraire, Gaston Bachelard signale que le·la poète « joue et enseigne à la fois… En lui[·elle], le verbe réfléchit et reflue. On luit, le temps se met à attendre… la deuxième lecture est plus lente que la première. Elle est recueillie. On n’en a jamais fini de rêver le poème, jamais fini de le penser » (1943 : 286). Jamais fini de le faire bouger, d’improviser avec lui, sur lui… Les mots du poème sont devenus parfois partitions, des mouvements. Le monde, celui de Sanoja, elle le sent « avec l’angle d’un bras, avec une rotation du torse, avec une fuite relâchée d’une hanche[5] » (Brändli et Sanoja, 1963 : 16). Je le sens avec mon coude, mais de manière agressive. Je le palpe rapidement avec une épaule blessée. Je le sens avec mon poignet qui à son tour tourne lentement, formant un angle double d’entrée et de sortie. Bras « maldansant » d’une danse apatride. Quand je touche ce monde avec une lente rotation du torse qui commence vers la gauche, les mots traduits sont là et ils deviennent fond sonore, matière, ils enveloppent la rotation.

[juin 2022 – Annaëlle]

« Envie d’exploser, ne jouer qu’avec la musicalité.

Jeu de mains / improvisation traverse le corps.

Difficile de retrouver les chemins qui ont évolué, ne sont plus

(étrange influence de l’atelier du matin) ».

Problème de vouloir « danser tout », sur chaque mot.

Toujours résister au mime, à la synchronicité entre geste et mot (« qui ne se chorégraphiera en rien »).

Développer l’attention de ce qui peut aussi être impacté par l’affect, la variation de la prosodie, les pauses, les silences qui sont nécessaires, très nécessaires. Se sentir dévastée par l’impact émotionnel du poème, sur moi et sur les autres. C’est un texte qui parle de violences sexistes et sexuelles, du mouvement #MeToo.

Lecture de « La famille » de Lisette Lombé, par Annaëlle Toussaere, réalisée dans le cadre du concours Danser le poème. Maison de la Poésie de Namur, Namur (Belgique), 2021.

Réalisation d’Ange.

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[juillet 2022 – conversations]

Des phrases qui te traversent. Mais l’action continue, je suis en train de chercher, je suis active. Pas de foudre poétique. La voix intérieure, c’est la mienne, je la récupère dans cette autre langue. Prendre le temps avant d’improviser, cela prend du temps d’avoir la capacité de bouger avec le rythme de cette phrase ou son image poétique.

1. Il y a un temps de digestion,

 2. une pratique d’attention kinésique,

 3. dans une temporalité anticapitaliste.

Pour que le texte bouge dans ton corps comme le sang, un liquide ou un gaz.

Les mots sont de puissants activateurs du mouvement. Petit à petit on sort du figuratif, du poème consigne au poème sensation kinésique. Kinésique qui joue

a. avec le rythme du poème,

b. avec les images poétiques,

c. avec le sens du poème,

d. avec les mouvements qui sont aussi en train de se faire.

c) Dire / parler avec le poème

[juin 2022 – conversations]

Il y a un peu quelque chose de perroquet, remplir l’espace de mots, effacer le silence, devenir un perroquet qui danse. Quand je DIS le texte, c’est moi qui choisis le rythme, quand et à quel moment, et à quelle vitesse je vais le dire, de quelle manière je vais articuler. Je ne l’ai jamais entendu dans la bouche de Lisette (la poète), alors je vais le dire et le redire et le redire encore, avec ma musique à moi, celle que j’ai trouvée, dans son texte à elle.

Ma VOIX, elle, est présente, elle se laisse entendre. La ligne sacrée de la danseuse qui ne parle pas est franchie. Lire pendant qu’on marche. Lire à haute voix les poèmes pour se « réchauffer globalement ». Le poème propose, le corps répond, la voix répond aussi. Pendant qu’on improvise, le moment est guidé pour une oralité avec ces cadences. Oralité pas musique, dialogue.

Après avoir DANSÉ énormément de fois sur le poème, avec l’intro musicale à la sanza, je le connais par coeur. Tenter de dire moi-même le texte.

Ça simplifie en partie la question du regard public, de l’adresse, que je suis obligée de dissocier de l’interprétation chorégraphique. Narratrice et personnage de l’histoire. DOUBLE MESSAGE, PARFOIS À CONTRESENS, SOUVENT ENSEMBLE dans cette nouvelle version, les gestes m’ont aussi aidée à mémoriser le texte (comme une chanson de geste). Je peux choisir d’allonger des silences, les faire varier, dire autrement, commencer à trouver ma propre voix à l’intérieur plutôt que mimer celle de Lisette, le souvenir que j’ai de sa voix. 

Phénomène d’incorporation, le texte n’a plus de secrets pour nous, on l’a tellement décortiqué, vidé de sa chair, de son sens, que le seul intérêt c’est encore de le transmettre aux autres, ceux·celles qui l’entendent pour la première fois.

On a peur du silence, du vide, alors on répète le poème. Poème court, danse longue, danse bavarde. Pourquoi on a peur du vide? On veut musicaliser le poème, qu’il dure tout le temps comme une playlist. Mais ce n’est pas vrai. Le poème n’est pas une musique, c’est le poème, c’est tout.

faire silence

Séance d’improvisation autour de El Showcito, avec deux tabourets, Zenaida Marin et Annaëlle Toussaere. Paris (France), 2021.

Photographies de Zenaida Marin et Annaëlle Toussaere.

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d) Écritures partagées du Showcito : improviser en collectif avec textes / parfois online

C’est fini place à la musique. Et sans musique, je veux dire sans orchestre, sans accompagnateur, elle s’est mise à chanter une chanson inconnue.

Guillermo Cabrera Infante, Trois tristes tigres

[« TROUVER LA GRIMACE »]

Le mar. 20 avr. 2021 à 21 h 25, Annaëlle <annaelletoussaere@gmail.com> a écrit :

On lit le texte de Cabrera Infante en français, on s’enregistre, ça dure 30 min. On se donne, se coupe la parole, on se la distribue, on se répète, on se la vole, on alterne les voix, on trouve sa / ses voix.

Puis Zena me propose de sortir les rouges à lèvres et d’improviser dans les toilettes qui ont un carrelage noir, c’est très cabaret. On ne peut pas se filmer ni performer à deux. On retourne au studio… On finit par se retrouver face à face, maquillées de rouge sur tout le visage, et on ose se regarder, se faire la grimace. On communique, on essaye de se faire rire, de se séduire. On essaye de se dégoûter. On sort de l’inhibition, des expressions toutes faites du visage pour essayer de le tordre. Il est déjà 18 h 15. On refait une dernière impro sur la Freddy, avec comme idée que le visage est une partie du corps comme une autre, indépendante, mais qui ne joue pas seule. Jeu sur la blessure amoureuse, pleurer, chanter, exalter avec elle.

[« PARTITION » – février-mars 2022 – Zenaida]

I. Ouvrir la peau, ouvrir l’espace, lequel? L’espace entre la peau et un morceau de tissu, entre la peau et la fenêtre, entre les plantes de pieds et la musique de Bebo Valdés, un deuxième exilé cubain.

II. Regarder autour, regarder en tour. Placer un verre sur une autre table. Regarder un livre, le placer sur une autre table. Regarder le toit, le placer sur le sol. Se placer dans un autre endroit, dans une autre langue. Placer la langue dans le verre placé dans son nouveau lieu. Se placer dans le non-temps de l’exil. Dans le non-temps de la danse productive.

III. Los tragos pasan, la risa sube, el ruido, la soledad, la atmósfera de la nicotina.

Avant que la « Rosa Mustia[6] » finisse, Ella cantaba boleros[7]. Remplir l’espace sonore avec des mots. Prenez le temps de laisser couler les mots sur les corps de ceux·celles qui ne lisent pas (le public). Les transitions d’une partition sont une « perdition », cela existe en français catholique? Être totalement perdue?...

[« LA PREMIÈRE », mars 2022 – Annaëlle – El Showcito[8] et le lendemain]

Première fois ambiance nuit avec les lumières de buvette, il fait sombre.

Les spectateur·trices voient qu’on s’échauffe, n’osent pas rentrer, cela prend du temps. Finalement on commence, les gens vont et viennent, la porte reste ouverte. Un moment, sinon tout le temps. On n’enchaîne pas toujours les musiques, on comble les vides avec de la parole-lecture, on joue avec le livre, la table, l’estrade, etc. Je trouve plus d’amplitude dans mes mouvements. Avec le stress, je reste dans la même qualité de mouvement, même si ça s’enchaîne, ascension à « Noche de Ronda », mais je reste dans la lourdeur, poids, déséquilibre de quelqu’un de bourré, ivresse, rire absurde, se laisse tomber, poids de la tête, poids du reste du corps dans la chute, du haut du corps vers le bas, puis saut, vers le haut, saut vers le bas, saut accroupi, ou genou vers le ciel, à travers l’espace, visiter les spectateur·trices, se rapprocher, entrer dans l’arène en ronde, tournoyer au milieu d’eux·elles, jusqu’à perdre l’équilibre, croire qu’on va tomber aussi… On est tendres les un·es envers les autres, attentif·ves à nos mouvements respectifs, on danse et on se regarde danser, on prend le temps. Lorsqu’on se regarde à la fin, en rejoignant à nouveau les chaises, cela se finit quand Zena demande « Des questions? » et tout le monde applaudit.

[Réponse, mars 2022 – Zenaida]

Je viens d’atterrir.

Cette matinée, j’avais très envie de rentrer dans notre boîte à correspondances, d’écrire, de digérer. Les mots pour mâcher la vie, la danse aussi.

Chacun dans sa ville, Madrid, Rennes. Ici, à Paris, j’ai ramassé tous mes habits à laver.

Je me suis sentie comme une machine à laver : la journée sensations animales, le vol de mon portable à Châtelet, la rencontre, la première, mes publications intempestives... à nouveau une solitude qui sera aussi longue. Les données du portable perdu... les vidéos, les photos, le ptitshow de la perte à répétition, des mille et une fuites.

Enfin, j’ai mis la machine, la robe de la tante Blandine, le pantalon noir, la soirée, mon pays à laver, la France à laver aussi.

Les vibrations d’un poulpe qui rencontre et perd son océan / L’eau de la nuit, mes fluides dedans, les larmes.

Je vais perdre mon corps liquide, je vais devenir sèche / Une machine à laver qui ne fonctionne plus.

Elle manque d’eau.

La baleine noire a perdu toute l’eau de son océan / La baleine est morte / Elle ne finit pas de mourir parce qu’il y a des mots, qui lui disent : baleine continue, ne meurs pas encore.

[« FREDDESVINDA GARCÍA, ELLA, LA FREDDY », février-mars 2022 – Zenaida et Annaëlle (écriture collective)]

Première séance avec le texte de Cabrera Infante, printemps 2021.

Les possibilités de ce que la voix peut réveiller, provoquer. La voix de la Freddy. L’oralité dans l’écriture de Cabrera Infante. Nos voix. Du roman à la poésie, on choisit de répéter certains mots, certains fragments. On joue avec le texte comme partenaire, c’est déjà de l’improvisation, dans le commun de la lecture. Les mots s’imprègnent en nous, infusent (transfusion de mots). Ce sont les mots que nous avons choisis, que le regard choisit, ils nous travaillent en retour. Voix pâteuse. Gorge, canines, bouche. Garganta, caninos, boca. Rouge à lèvres. Mise en scène de la lecture, base sonore. Lire en espagnol. Lire en français. Voix pour réveiller les mort·es, voix pour réveiller nos os, leur rendre hommage aussi, aussi.

[séance par Zoom]

Les mains cherchent la gorge, touchent la gorge, Freddy est dans la gorge, « la mienne », déglutit dans un geste répétitif. Le rouge à lèvres rouge de ce ptitshow forme une surface pâteuse autour de la gorge, du cou. Oui, c’est de la recherche-expérimentation... « Agustín Lara, tu n’as rien inventé, tu n’as rien composé » (Cabrera Infante, 1970 [1967] : 64), nous lisons un roman qui devient un poème infini, nous enregistrons un roman, une chanson, des mots, que des sons. Nous improvisons avec ce fond sonore par Zoom – gestes carrés, capturés, filmés in situ dans ce miroir diabolique, magique, comique, atomique, pluf, pam, pum. Le Zoom s’éteint comme le jukebox.

Improvisation à partir de la grimace et de collants en nylon,

Séance sur Zoom. Printemps 2022.

Montage de Zenaida Marin.

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