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La nuit du slam, avec Bee Joe. Institut français de Côte d’Ivoire, Abidjan (Côte d’Ivoire), 2021.

Photographie d’Abdul Saïd Sangaré.

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Le slam est une poésie orale contemporaine qui allie écriture et performance scénique. La voix et le corps du·de la slameur·euse ainsi que le texte créé sont les composantes matérielles d’où se dégage la poéticité de cet art. En d’autres termes, la beauté du poème ne relève pas seulement de sa qualité textuelle, mais aussi de la manière dont il est performé devant un public. De ce fait, porter une réflexion plurielle sur la thématique du présent dossier ne peut se faire sans aborder la question du slam, un art qui s’internationalise dès l’amorce du XXIe siècle[1]. En effet, le slam est aujourd’hui pratiqué sur l’ensemble des continents par des membres de différentes couches socio-économiques. « Exporté vers l’Afrique dans les années 90 » (Otré-Aka, 2018 : 415), il a progressivement intégré les pratiques culturelles de plusieurs pays d’Afrique francophone (Côte d’Ivoire, Togo, Burkina Faso, Guinée, Niger, Sénégal, Mali, Congo, Tchad, etc.). La place considérable et grandissante qu’il occupe au sein de ce champ géographique a récemment conduit à la première édition du Championnat d’Afrique de Slam-Poésie pour les Nations Francophones (CASNAF), tenue en mars 2022 à Ouagadougou (Burkina Faso[2]). En Côte d’Ivoire, le slam intègre les « formes poétiques nouvelles » (ibid. : 435), au même titre que le zouglou[3] ou le rap. Plus présent depuis quelques années dans les champs littéraire, culturel et artistique en général, le slam donne à voir un nouvel horizon de la poésie orale en Côte d’Ivoire. Il apparaît alors judicieux d’interroger l’articulation entre poésie et performance à travers cet art tel qu’il est pratiqué au sein de cet espace. Quelles sont les propriétés du slam ivoirien? Dégager des éléments de réponse à une telle problématique nécessite un emploi de concepts et d’outils analytiques appropriés. À cet effet, la « médiopoétique, entendue comme approche médiologique du poème (et de la poésie) et comme poétique du medium, ou appliquée au medium » (Bobillot et Vorger, 2015 : 125; souligné dans le texte), ainsi que la stylistique serviront de méthodes d’investigation. En nous appuyant sur un ensemble de performances et de textes produits par des membres du collectif Au Nom du Slam (ANDS) et de l’École des poètes, nous étudierons le fonctionnement du slam en Côte d’Ivoire.

La naissance du slam en Côte d’Ivoire

Dans la seconde moitié des années 1990, on décèle les prémices du slam en Côte d’Ivoire avec le groupe Vogo Soutra[4], dirigé par Binda Ngazolo, un homme des arts originaire du Cameroun, mais vivant en terre d’Éburnie. Vogo Soutra est, de fait, le premier collectif de slam en Côte d’Ivoire. Usant d’une gestuelle dansante très expressive inspirée des arts martiaux et d’un langage foncièrement ancré dans le nouchi, les membres de ce collectif se produisent dans les rues d’Abidjan, mais également à l’extérieur du pays. Le groupe participe à des évènements à l’échelle internationale, notamment aux Escales de Saint-Nazaire en France (1999), aux Jeux de la Francophonie au Canada (2001) et au Festival Débits de Paroles en France (2005). Cependant, les actions de ce collectif restent assez méconnues du grand public ivoirien et la pratique du slam n’est pas effective. Plus tard, le groupe connaîtra une dissolution et arrêtera ses activités. Le slam restera ainsi dans l’ombre – quand bien même Dabé Tusti Gilles Murris (alias Tus-ty), artiste et homme de médias ivoirien, se vouera à cet art à la fin des années 2000. Dans son album intitulé Chercheur d’or (2010), Tus-ty laissera entendre quelques slams, à l’exemple du titre « Malaïka ».

Après les précurseurs que sont les membres du groupe Vogo Soutra, c’est en mars 2014 que naît officiellement le collectif Au Nom du Slam. Celui-ci donne un « souffle » véritable à la pratique du slam en Côte d’Ivoire. Son avènement n’est pas lié au premier groupe, duquel il ne subit aucune influence. La création d’ANDS est favorisée par un concours panafricain (The Spoken Word Project) organisé par le Goethe-Institut Südafrika à Johannesburg. La compétition élaborée par cette institution culturelle se déroule, de manière indépendante, dans sept pays d’Afrique, à savoir l’Afrique du Sud, le Madagascar, le Cameroun, l’Angola, l’Ouganda, le Kenya, le Mali et la Côte d’Ivoire. En terre d’Éburnie, les finalistes de cette compétition, ayant en commun une grande passion pour les mots et la poésie, décident de former un collectif afin de pérenniser leur aventure avec le verbe et la performance scénique. À sa naissance, ANDS est constitué de neuf membres. Seul un des dix finalistes, pour des raisons personnelles, décide de soutenir le groupe sans pour autant l’intégrer. Quelques mois plus tard, d’autres personnes rejoignent le noyau fondateur et le collectif compte alors onze membres (Bee Joe, Amee[5], L’Étudiant, Sergeph, Kapégik, Philo, Roi Fort Malick, Zako Olili, Lyne des mots, Noucyboss, Destou Popov). Ce collectif se donne pour mission de promouvoir le slam au sein du pays, mais aussi de faire valoir le slam ivoirien à l’étranger.

La constitution du collectif ANDS favorise une réelle présence de la poésie slam sur le territoire ivoirien. La première performance de ce groupe, en 2014, se déroule dans la commune de Treichville, à Abidjan. Les débuts sont très laborieux. Le public est seulement composé de deux personnes[6]. Mais cela n’a pas raison de la volonté et de la détermination des membres du collectif à faire connaître leur art et à l’imposer. Au fil des années, les activités du collectif ANDS favorisent l’émergence d’autres groupes tels que celui des Poètes et slameurs de Port-Bouët[7] et l’École des poètes. Il convient de noter que ce dernier naît en mai 2013. Cependant, à cette époque, tout en s’exerçant à l’écriture et à l’art oratoire, les membres de l’École des poètes ne pratiquent pas encore le slam. Il·elles ne commencent à le faire qu’après leur rencontre avec le collectif ANDS, notamment avec le slameur Bee Joe[8].

Aujourd’hui, tous·tes ces slameur·euses sont réuni·es, entre autres, au sein de la Fédération Ivoirienne de Slam Poésie (FISP), créée le 10 octobre 2021, et qui a pour but de mieux structurer et organiser le secteur du slam en Côte d’Ivoire, d’aider à la pratique, de soutenir les associations et de favoriser la réalisation d’actions communes sur le plan national. Le slam, en Côte d’Ivoire, est en plein essor et il bénéficie de plusieurs modes de diffusion.

Les modes de diffusion du slam ivoirien : la scène, l’audio / vidéo et le livre

Plusieurs canaux médiatiques sont employés par les slameur·euses de Côte d’Ivoire afin de diffuser leurs oeuvres. Le slam est un art de la scène. Depuis son origine américaine, cet espace de partage et d’échange constitue son lieu de prédilection. Le slam vit dans l’instant de sa déclamation. Il est conçu de manière à être un art conversationnel, au sens d’une interaction entretenue entre le·la slameur·euse et son auditoire. La scène est l’espace social au moyen duquel il se réalise et se vulgarise.

Le média audiovisuel est aussi un moyen de diffusion utilisé en Côte d’Ivoire par les slameur·euses. L’usage du support audio comme socio-média de la poésie slam se répand avec Grand Corps Malade, slameur français emblématique dont le premier album, Midi 20, paraît en 2006. Partant, les slameur·euses ivoirien·nes ne restent pas en marge du support numérique qu’est le CD audio. Même s’il est vrai que les albums de slam ne sont pas assez nombreux et qu’ils n’attirent pas encore un très grand public, il n’en demeure pas moins que les acteur·trices du slam ivoirien font paraître des oeuvres audio, par exemple l’album éponyme Au Nom du Slam (2015) du collectif ANDS ou Ne meurs pas pauvre (2019) du slameur C’Katcha. S’ajoute aux albums la parution un peu plus croissante de singles audio / vidéo. Les slams intitulés « Femme poème » (2021) d’Amee et « Torticolis » (2022) de Kapégik en sont des exemples[9]. Apparu à la fin de l’année 2020, le concept « Un livre, un slam », développé par Bee Joe, consiste à mettre en vidéo un slam inspiré d’un livre, et ce, afin de susciter et de promouvoir la lecture par le slam. Le slam ivoirien intègre donc l’audiovidéosphère.

Par ailleurs, la bibliosphère n’est pas laissée pour compte, comme l’illustre la publication des ouvrages J’écris de profil (2019) du slameur Placide Konan ou La marche du feu (2021) de Nin’wlou[10], tous deux membres de l’École des poètes. Le slam connaît une « acceptation commerciale qui vise à faciliter la réception [des oeuvres] » (Fraisse, 2010 : 112). Les médias audiovisuels et livresques permettent de pérenniser l’existence de celles-ci. Ils favorisent, en outre, une meilleure visibilité à leurs auteur·trices, tout en facilitant la reconnaissance artistique, élément constitutif du capital symbolique. Il importe aussi de mentionner que les slameur·euses de Côte d’Ivoire entretiennent l’épitexte de leurs créations poétiques en étant ouvert·es aux entrevues journalistiques, aux émissions télévisées, radiophoniques, etc. Cette ouverture participe à un meilleur développement du slam en Côte d’Ivoire.

Les éléments du dispositif scénique

Fondamentalement art de la scène, la poésie slam est modulée par un dispositif. Le mot en soi (« slam ») « désigne simultanément le moment et le mouvement, le dispositif et le texte créé » (Vorger, 2016 : 17). L’examen de ce dispositif scénique implique quatre « concepts constitutifs de la constellation médiopoétique » (Bobillot et Vorger, 2015 : 132) proposés par Jean-Pierre Bobillot (2012). Ce sont notamment le topo-médium, le socio-médium, le chrono-médium et le bio-médium.

Le topo-médium renvoie aux espaces susceptibles d’être des lieux de réalisation du slam. À cet effet, il est judicieux de mentionner que le slam est une pratique oratoire qui ne dispose pas de lieu de production et d’espace de diffusion consacrés. Tout espace pouvant accueillir des êtres humains est susceptible d’abriter une rencontre de slam : les bars, les cafés, les centres culturels, les salles de cinéma, les marchés, les musées, les librairies, les galeries, les écoles et même les rues sont des exemples de lieux où les slameur·euses de Côte d’Ivoire performent. Loin d’être statique, le slam est un art mobile. Paul Fraisse utilise d’ailleurs l’expression « mobilité poétique » (Fraisse, 2010 : 109) pour en parler.

Le socio-médium désigne le public, les personnes pouvant faire partie d’une rencontre de slam. À ce propos, les rencontres de slam sont ouvertes à tout le monde, tant du côté de l’émission que de la réception, sans aucune distinction de genre, d’âge, d’apparence, de capacité physique, de culture, de religion, de classe sociale et de race.

Le chrono-médium fait référence au temps. En général, le passage sur scène d’un·e slameur·euse doit respecter une durée précise : trois minutes. En Côte d’Ivoire, cette contrainte est surtout admise et respectée sur les scènes compétitives. Le chrono-médium est moins rigide ailleurs. Les slameur·euses peuvent faire des performances qui débordent les trois minutes, allant parfois jusqu’à cinq, voire plus, et ce, de jour comme de nuit.

Le bio-médium renvoie à la voix et au corps performant, à l’être humain en tant que médium de la création verbale (le texte). En effet, le dispositif scénique du slam implique indubitablement la voix et le corps : « la corporéité de la performance comprend l’intervention de l’énonciateur non seulement en tant que producteur de texte, mais également en tant que personne physique qui participe de tout son corps à la réalisation de ce texte, et notamment par la voix et la gestuelle » (Baumgardt, 2008 : 67). Ces éléments sont constitutifs du caractère poétique du slam.

La voix se présente comme l’instrument premier de tout·e slameur·euse : « à l’occasion d’une scène slam, le texte est porté, animé par la vive voix » (Vorger, 2021). La beauté du texte performé réside dans les mots, mais se loge également dans la voix, qui est susceptible d’aider les slameur·euses à gagner l’approbation de leur auditoire. Selon Christine Mazars, « avec le slam, c’est la voix, par essence musicale et porteuse de signes bifaces (signifiant / signifié), qui éveille la sensation et l’affect dans son articulation au corps » (Mazars, 2014 : 775). Lors d’une performance, la voix a parfois plus d’impact que le discours lui-même. Elle permet de communiquer des émotions dans la mesure où l’intonation, l’intensité et le timbre traduisent fréquemment des états émotionnels, sinon l’émotion que les slameur·euses souhaitent susciter. En Côte d’Ivoire, les slameur·euses n’hésitent pas à la manier à leur guise, oscillant d’un timbre à l’autre, d’une intensité à l’autre, etc. C’est une donnée sensible qui leur permet de se créer une identité artistique.

En outre, le corps, même s’il ne constitue pas réellement le message, joue un rôle très important et décisif. Le slam réactualise l’actio rhétorique[11]. Le corps tout entier des slameur·euses donne lieu à une sorte de théâtralisation du discours textuel énoncé. Il lui confère une forme visuelle apte, lorsqu’elle est bien exécutée, à déclencher l’intérêt ou la concentration du·de la spectateur·trice. S’appuyant sur l’expression du visage, la gestualité, le jeu corporel en somme, les slameur·euses font vivre leurs textes : « Le slameur habite et habille son texte : il en est l’auteur et le compositeur, mais aussi l’interprète et l’animateur » (Vorger, 2015 : 148; souligné dans le texte). Bee Joe, Amee et C’Katcha sont des exemples de slameur·euses ivoirien·nes qui investissent la corporéité en jouant du rapport entre le propos et la manière de l’incarner. Sur scène, il y a une stylisation corporelle qui s’opère et qui fait partie intégrante de la manière dont le public perçoit l’oralité. À ce propos, le médiéviste Paul Zumthor note que « l’oralité ne se réduit pas à l’action de la voix. Expansion du corps, celle-ci ne l’épuise pas. L’oralité implique tout ce qui, en nous, s’adresse à l’autre : fût-ce un geste muet, un regard. […] Les mouvements du corps sont aussi intégrés à une poétique » (Zumthor, 1983 : 193). Le partage du texte n’est pas « aride », mais expressif, étant donné que le slam engage inéluctablement la voix et le corps en action. Aussi la performance d’un texte de slam est-elle mouvante et propre à la personne qui l’exécute.

De la compétition au one-man show : les différentes scènes de slam en Côte d’Ivoire

Tel qu’institué par Marc Kelly Smith, le slam se présente sous la forme de rencontres qui libéralisent la parole poétique prenant l’allure d’une compétition oratoire. En Côte d’Ivoire, il existe principalement trois types de rencontre : le Championnat National de Slam de Côte d’Ivoire; la Coupe Interscolaire de Slam; et la Compétition nationale de slam gospel, dénommée Genèse. Les deux premières sont des initiatives du collectif ANDS, alors que Genèse résulte d’une action du slameur H2O, membre de l’École des poètes. La première édition du Championnat National de Slam de Côte d’Ivoire a lieu en 2016. Quant à la Coupe Interscolaire de Slam, elle débute en 2021. La première édition de Genèse se déroule quant à elle en 2021. Cette compétition de slam a pour particularité d’être centrée sur le thème de l’Évangile. Il s’agit en effet d’évangéliser par le slam, de parler du christianisme. Ce concours rompt, en partie, avec l’une des valeurs du slam qui est l’ouverture à tous·tes, sans distinction religieuse, car les performeur·euses sont tenu·es d’appartenir à la religion chrétienne et d’en faire la promotion. Seul le public peut être constitué de personnes provenant de toutes les religions.

Pour participer à ces différentes compétitions, il suffit de s’y inscrire. Les concours nationaux sont précédés de compétitions locales. Lors du Championnat National de Slam de Côte d’Ivoire, le vainqueur représente le pays à la Coupe du Monde de Slam. À cet effet, le slameur Cheick Ahmed a pris part à la compétition mondiale, en 2022, où il a été classé troisième.

Les règles régissant les scènes compétitives ivoiriennes sont les mêmes que celles du modèle américain (un temps requis, une déclamation a capella sans instruments ni musique préenregistrée, pas de décor ni de costumes, pas d’accessoires, etc.). De même, les slameur·euses en compétition sont évalué·es par un jury composé de cinq auditeur·trices faisant partie du public. Conformément au modèle américain, à la fin de chaque passage, les juges attribuent une note allant sur une échelle de un à dix. La plus élevée et la plus basse sont rayées. Le total des trois autres constitue le nombre de points obtenus par le·la slameur·euse ou le groupe de slameur·euses.

En plus des scènes compétitives, il y a des scènes ouvertes en Côte d’Ivoire, par exemple celles initiées par le collectif ANDS, à Abidjan, au Pam’s Bar ou à la galerie d’art Lebasquiat. Elles sont aussi réglementées. Toutefois, la contrainte du temps de performance est beaucoup moins rigide. Les scènes ouvertes créent davantage une atmosphère d’échange, de fraternité et de convivialité. Tout le monde peut dire un texte à condition de s’être inscrit au préalable.

Un autre type de scène de slam qui, au fil du temps, devient récurrent en Côte d’Ivoire est le spectacle. Il ne s’agit ni de la rencontre compétitive ni de la scène ouverte. Il s’agit plutôt d’une soirée de performance menée par un·e ou plusieurs slameur·euses. C’est une sorte de one-man show. Néanmoins, le·la slameur·euse ou le collectif vedette de la soirée a la possibilité d’inviter quelques slameur·euses à performer lors de son spectacle. À ce type de rencontre, on assiste très souvent à la présence d’un décor, de lumières et même d’une véritable mise en scène[12], éléments à l’origine proscrits dans le slam. Par ailleurs, les entrées sont tantôt payantes, tantôt libres. Un tel spectacle est précédé de plusieurs séances de répétition, qui servent entre autres à déterminer le décor, les lumières ou occasionnellement l’accompagnement musical. En prenant part à des répétitions[13], nous avons constaté à quel point les interactions avec l’auditoire sont réfléchies au préalable et intégrées à la performance. Ce genre de scène se déploie aussi durant le Festival International de Slam d’Abidjan (Babi Slam), avec la participation de slameur·euses de Côte d’Ivoire et de l’extérieur. Par ailleurs, des prestations de slam sont sollicitées lors d’évènements divers (institutionnels ou autres). Dans de tels contextes, les performances sont en général rémunérées.

Au-delà des scènes, plusieurs slameur·euses ivoirien·nes animent des ateliers. Il s’agit d’ateliers d’écriture et de lecture à voix haute en présence d’un public. Ils ont une valeur didactique et propédeutique. À titre illustratif, les ateliers animés par le collectif ANDS se déroulent, à Abidjan, au Lycée International Jean-Mermoz, au Lycée français Jules Vernes, au Lycée Sainte Marie de Cocody, au Lycée Moderne Jeunes Filles de Yopougon, à l’école primaire privée La Pépinière des Deux Plateaux. Dans ce contexte, « [l]’arrivée du slam à l’école […] revêt donc un potentiel pédagogique » (Fabulet, 2015 : 254). En milieux éducatifs, les ateliers de slam permettent aux apprenant·es de s’exercer à la phonétique, à l’articulation des mots, à la prononciation et à l’écriture. Ils favorisent le développement de la capacité à mémoriser et facilitent la sensibilisation à la poésie. Les ateliers de slam aident également sur le plan de l’insertion sociale dans la mesure où ils constituent des exercices idoines à la prise de parole en public. Ils permettent, d’une part, d’apprendre à communiquer, de s’ouvrir aux autres; d’autre part, de s’exercer à l’écoute et à l’attention que l’on peut accorder à l’autre, à l’instar des différentes scènes (compétitives, ouvertes, spectaculaires). Ils témoignent en cela du volet utilitaire de cet art langagier. Le but de toutes ces catégories de rencontre est de faire vivre le slam, de faire la promotion de cet art fondé sur la déclamation, mais aussi sur l’écriture.

Le sémiotexte : quelques caractéristiques syntaxico-sémantiques du slam ivoirien

Sur le plan formel

Même si le slam est par essence tourné vers la performance, c’est un véritable leurre de penser qu’il s’agit d’une improvisation. Le slam est aussi ancré dans l’écriture, une écriture qui se veut poétique. Le texte performé fait l’objet d’une préparation. Il est minutieusement réfléchi, composé avant d’être dit sur scène. Les textes de slam ivoiriens mettent en exergue différents éléments stylistiques sur le plan formel, comme la répétition, l’intertextualité, la métaphore et le langage populaire ivoirien.

La répétition

Effectué à l’origine a capella, le slam est une poésie orale modulée par une musicalité intrinsèque, c’est-à-dire que la musique réside avant tout dans le texte écrit et performé[14]. Chez les slameur·euses ivoirien·nes, ce caractère musical inhérent aux textes est créé au moyen du rythme résultant des récurrences et parallélismes identifiables à tous les niveaux de langage. À cet effet, de nombreuses figures de répétition sont perceptibles au sein des slams. Elles mettent en évidence l’usage de la langue comme matériau sonore. Parmi elles, on distingue l’homéotéleute, la paronomase, l’homophonie, l’anaphore et la réduplication.

Figure d’élocution, l’homéotéleute consiste à rapprocher « des mots qui se terminent de manière identique » (Bacry, 1992 : 214), à l’exemple des extraits ci-dessous :

Les langues qui sèment la terreur ne sont pas les yeux qui récoltent les pleurs

Les braves s’enorgueillissent

Intrépide, vide, morbide

Car très souvent, on meurt à se faire peur[15]

(Bee Joe, « Ombres sombres », 2015).

Tout comme vous, dans le calme, mais contrairement à vous,

Debout…

J’ai assistééé à la trame du drame de la dame d’un quidam sur le chaud macadam

Hey, hey…[16]

(Bee Joe, « Ce matin », 2016).

Parmi les homéotéleutes identifiées dans ces fragments textuels, certaines sont doublées de la paronomase, notamment « trame / drame » et « drame / dame ». La paronomase « consiste à rapprocher des paronymes [c’est-à-dire] des mots dont les sonorités sont très proches » (Bacry, 1992 : 212) :

La justice a deux vitesses, l’escargot et la tortue

Car c’est celui qui a tort qui tue,

Il torture […]

Si tu acceptes de prendre les armes, tu iras à la guerre mais sauf moi,

Je me sauve Moi[17]

(Cheick Ahmed, « Dis-leur », 2020).

L’homophonie, c’est la présence de sonorités identiques. Elle permet un véritable jeu avec les mots et les sons :

Seulement, au bout du compte

Je ne veux vivre que de contes

Dire des contes aux comtes[18]

(Philo, « Mon choix », 2015).

J’écris pour nettoyer sur moi la boue

Me tenir débout et contre vents et marrées

Tenir jusqu’au bout, oui j’écris[19]

(L’Étudiant, « J’écris », 2016).

Elle favorise ainsi la création de calembours, jeux de mots visant à réaliser des énoncés différents à l’aide de sons identiques : « Quelqu’un dont l’apparence des faits divers diverge et diffère de la différence qu’il dit faire n’est pour la paix qu’un somnifère » (Cheick Ahmed, « Dis-leur », 2020). L’anaphore, quant à elle, est l’une des figures de répétition les plus employées par les slameur·euses. Elle « consiste à commencer plusieurs vers, phrases ou membres de phrases successifs par le même mot ou groupe de mots » (Suhamy, 1981 : 56) :

Il est ce mec qui de ses douleurs ne vend jamais la mèche

Il est ce mec dont on a soif

Il est ce mec avec qui on franchit sans regret les limites du non-retour[20]

(Lyne, « Il est comme ça », 2015).

Si seulement ce matin en sortant il s’était couvert d’une autre couleur de peau

Si seulement sa casquette cachait autre chose que des cheveux crépus

Si seulement il n’était pas de la couleur ceux qui résident dans le collimateur[21]

(Cheick Ahmed, « Aïe quand bref », 2022).

Classée parmi les figures de construction dans le champ rhétorique, la réduplication est un procédé basique de la répétition. Elle revient à redoubler un mot ou un groupe de mots dans une même phrase, à l’instar de la réitération ci-dessous :

Eh oui! Il en savait déjà trop

De la Genèse en passant par l’Exode jusqu’aux Psaumes

Suffisant pour crier alléluia! Alléluia! Alléluia eh! Jésus est merveilleux![22]

(Destou Popov, « Pasteur Billy Kobra », 2015.)

L’intertextualité

L’intertextualité renvoie à « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (Genette, 1982 : 8). Cette présence effective peut se manifester sous la forme d’une citation, d’un plagiat, d’une allusion, d’une référence. Elle est alors explicite ou implicite. Il est aussi possible que la relation intertextuelle s’établisse entre une oeuvre verbale et une autre issue d’un système sémiotique différent. On observe ainsi, dans le slam intitulé « Molo molo[23] » (2015) de Kapégik, une référence au cinéma. Dans ce texte, si le substantif « Titanic » peut être compris comme le bateau mis en service en avril 1912, le nom propre « DiCaprio » et le nom commun « film » attestent du lien intertextuel. Ils renvoient au film Titanic (1997) réalisé par le Canadien James Cameron et inspiré du naufrage du paquebot éponyme : « Mais si la tempête veut, elle n’a qu’à faire couler notre Titanic / Nous on s’appelle pas DiCaprio, donc on meurt pas à la fin du film[24] » (Kapégik, « Molo molo », 2015). Une autre analyse illustrant l’intertextualité dans le slam ivoirien est celle du texte « Le Bon Dieu n’est pas une femme » (2015) du slameur Sergeph[25]. Son intitulé constitue en lui-même une intertextualité, car il se superpose à un autre énoncé, à savoir « le Bon Dieu est une femme ». Il en implique la perception. Or « Le Bon Dieu est une femme » est le sixième titre de l’artiste Corneille paru sur l’album Les marchands de rêve (2005). Dans cette chanson de genre RnB, l’artiste canadien fait l’éloge de la femme et l’identifie à Dieu. En intitulant son texte « Le Bon Dieu n’est pas une femme », le slameur ivoirien remet en question l’assertion faite par Corneille. Avec lui, la passion poétique l’emporte sur l’amour pour la femme :

Parce que si la vie n’est faite que de mots, c’est bien pour nous apprendre une chose.

Une seule chose. Que non…

Non… Le Bon Dieu n’est pas une femme…

Le Bon Dieu est un poète[26]

(Sergeph, « Le Bon Dieu n’est pas une femme », 2015).

Enfin, notons cet autre fragment textuel :

Il est ce mec qui garde dans un coffre-fort les clés de son coeur

Leurs doubles et tous les codes d’accès de sa vie

Il est ce mec pour qui on se surprend à écrire de si longues lettres au point de détrôner Mariama Bâ

Mais lui, il s’en gabah!

(Lyne, « Il est comme ça », 2015.)

Ce dernier fragment contient une référence au roman épistolaire Une si longue lettre de l’écrivaine sénégalaise Mariama Bâ, paru en 1979. Lyne mentionne clairement le nom de l’écrivaine et adapte le titre de l’ouvrage à son énoncé. Le renvoi intertextuel est, de ce fait, patent.

La métaphore

La métaphore est l’un des procédés stylistiques les plus convoqués dans les textes de slam de Côte d’Ivoire. De manière générale, cette figure a toujours été très représentative du discours littéraire, et de la poésie en particulier. Reposant sur une mise en parallèle de deux données linguistiques (un comparé et un comparant) appartenant à des champs sémantiques distincts, la métaphore « abolit les catégories logiques et impose une recatégorisation, une redistribution subjective où se manifeste une représentation personnelle et imaginaire du monde » (Fromilhague et Sancier-Chateau, 2016 : 135). La slameuse Hélène Beket s’en sert, par exemple, pour élaborer son texte intitulé « La maison de ceux qui passent pour aller », où l’organe génital de la femme (élément comparé) est assimilé à « une grande maison », plus précisément à une « maison qui abrite tout le monde », excepté celle qui la possède :

Maman m’a conté le prince charmant

Je l’ai mis au pluriel, j’ai des amants

J’ai une grande maison

Maman m’a dit « prends-en soin »

Malheureusement, le premier à entrer n’était pas le prince tant attendu

Et en sortant, il n’a pas fermé la porte derrière lui

Depuis son départ, tous ceux qui viennent sont de passage

Ils entrent, s’amusent, me salissent, avant de partir […]

Malheureusement, ma maison abrite tout le monde, sauf moi […]

Comme d’habitude eux tous ils entrent, s’amusent, me salissent, avant de partir[27]

(Beket, « La maison de ceux qui passent pour aller », 2017).

Si, avec Beket, la métaphore permet de parler implicitement du sexe féminin, elle établit plutôt une égalité entre l’homme et la femme dans « Adam et Ève » (2015) d’Amee. Par métaphore nominale, sans distinction de genre, l’être humain est assimilé à une pièce où la femme et l’homme sont présenté·es comme étant les « faces » de cette même et unique pièce. La métaphore traduit ainsi le caractère indissociable des deux genres et leur complémentarité, chacun étant aussi utile et indispensable que l’autre :

L’être humain n’est qu’une pièce et nous en sommes que les faces

Il n’y a donc pas lieu de se battre pour savoir qui aura la première place

Chaque chose et chaque être est aussi faible qu’il est fort

La femme n’est pas le sexe faible, moi, je le proclame haut et fort[28]

(Amee, « Adam et Ève », 2015).

Le langage populaire ivoirien

La Côte d’Ivoire compte quatre variétés de français oral : académique, populaire ivoirien, ivoirien et nouchi. Le français académique correspond à la norme linguistique (français standard), voire à la « sur-norme » (français soutenu). Cette variété est pratiquée par une minorité de la population, en l’occurrence l’élite intellectuelle.

Le français populaire ivoirien (ou français de Moussa, français de Treichville) est caractérisé par de nombreuses irrégularités morphologiques, phonétiques, lexicales, syntaxiques et sémantiques. Il est inférieur à la norme linguistique. Parler véhiculaire, cette langue est utilisée par les analphabètes et les personnes très peu lettrées.

Le français ivoirien est également inférieur au français standard. Cependant, contrairement au français populaire ivoirien, cette variété de langue n’est pas associée aux non-lettré·es. Le français ivoirien prend appui sur la norme académique. La courbe mélodique de ce parler populaire est fortement influencée par les langues vernaculaires du pays qui sont des langues à tons. Le français ivoirien est en quelque sorte le français familier local de la Côte d’Ivoire. Il est parlé par une grande majorité de la population, les lettré·es en première place.

Enfin, le nouchi est aussi un langage inférieur à la norme française. C’est un parler urbain de nature argotique. Dès son avènement, le nouchi bénéficie d’une image très péjorative. Il est considéré comme le langage des « loubard·es ». Toutefois, au fil des années, cette image très négative s’amenuise et le nouchi intègre le répertoire linguistique de différentes couches socio-économiques. Il s’impose non seulement sur le plan national, mais également sur le plan international, au point de participer aujourd’hui au dynamisme mondial de la langue française.

Parmi ces différentes variétés de la langue française qui régissent la communication orale en Côte d’Ivoire, deux langages populaires intègrent fréquemment les oeuvres des slameur·euses : le français ivoirien et le nouchi. Le français ivoirien est à cet effet très présent dans les textes de L’Étudiant[29]. Ce parler compte plusieurs traits caractéristiques (morphosyntaxiques, lexicaux, etc.) au sein desquels figure l’emploi d’interjections typiquement ivoiriennes telles que « djo » et « han » :

Christ a déjà choisi son camp

Djo, arrête de dormir à l’église, cherche-toi[30]

(L’Étudiant, « Christ s’est sacrifié pour eux », 2014).

Han!!! Je crois pas

C’est la Côte d’Ivoire, un pays béni

Qui est devenu comme ça[31]

(L’Étudiant, « Pays wassa wassa », 2015).

Il y a aussi l’usage de termes monosyllabiques, comme « là » et « kèh », qui amplifient le sens du discours ou du mot auquel ils sont rattachés. De plus, le français ivoirien intègre des éléments descriptifs du langage familier tels que l’utilisation récurrente du pronom indéfini « on », la suppression de la particule de négation « ne » et celle du pronom « il » à l’intérieur de certaines constructions syntaxiques :

Partir ou rester

Non je reste pas

Avec tout ce que je vois ?

Je vais rester pourquoi?[32]

(L’Étudiant, « Partir ou rester », 2017.)

Le pays va bien

Les gars c’est pas amusement

Le pays va bien

Taux de croissance à deux chiffres

La sécurité est comme en Suisse

[…]

Le pays va bien kêh[33]

(L’Étudiant, « Le pays va bien », 2022).

On espère des autorités un peu de blé

Mais les caisses de l’État

Sont toujours constipées

[…]

On est découragé mais on peut pas se fâcher

Faut te fâcher et puis derrière, y a quoi?

C’est pourquoi on est assis dans notre coin

On écrit[34]

(L’Étudiant, « Gbangban est trop », 2015).

Au sein du fragment textuel tiré du slam « Le pays va bien » (2022), le substantif « amusement » est employé sans être précédé d’un article. L’omission d’un article devant un mot qui en nécessite logiquement un est également l’une des nombreuses caractéristiques du français ivoirien : « Personne ne se soucie de notre sécurité / Tant qu’on n’a pas encore tué policier » (L’Étudiant, « Partir ou rester », 2017).

Quant au nouchi, le répertoire lexical de ce parler dorénavant véhiculaire en Côte d’Ivoire résulte d’éléments divers. Il est fait de néologismes, de mots français (souvent resémantisés ou modifiés), d’emprunts aux langues locales ivoiriennes, mais aussi africaines et européennes, à l’exemple de l’anglais. Le vocabulaire du nouchi est très dense et riche en synonymie. C’est un parler dynamique. Kapégik est le membre du collectif ANDS qui utilise le plus cette variété de langue dans ses textes. Les extraits ci-dessous en sont des illustrations :

Ce qui te dja pas te rend plus cracra; wai un jour y a un môgô qui m’a kouman ça

C’est vrai la galère s’appelle Tyson, mais c’est pas nous on va fraya quand le gnaga va commencer

Jeune abidjanais gros grain, le moral emballé dans un treillis

La vie nous a trahis, mais c’est gros coeurya qui nous fait tenir

Sinon sur le ring de la vie, la dale nous a trop tègai

On peut pas compter le nombre de nos gazas qui ont pris dèbai

Mais si la tempête veut, elle n’a qu’à faire couler notre Titanic

Nous on s’appelle pas DiCaprio, donc on meurt pas à la fin du film

La foi reste notre seul gbagbadji, au ghetto on lance pas cauris

Mais on sait une seule chose, c’est que nos rêves et nous on est au cohi

(Kapégik, « Molo molo », 2015).

Et puis tu fais de tes lèvres, une piste d’atterrissage pour mes bisous

Ma vie était un film de guerre, tu l’as transformée en telenovelas

Mes môgôs me voient en soyé mais c’est blor, djo j’ai décrou ma Marimar

Désormais, plus besoin de café noir, sa voix dans mon lalé suffit pour me rendre djuédjué sur terrain[35]

(Kapégik, « Mon calmant », 2017).

Ces extraits comprennent de nombreux mots et expressions en nouchi[36] qui rendent la compréhension des énoncés difficile, voire impossible pour des auditeur·trices n’ayant aucune connaissance de cet argot. Toutefois, le second fragment textuel permet de constater que seuls quelques termes en nouchi peuvent être disséminés dans un discours dont la syntaxe est en général respectueuse de la langue française. Par ailleurs, le nouchi partage avec le français ivoirien certaines caractéristiques telles que l’ellipse du premier élément de la négation (« ne »), la suppression du pronom « il » au sein de certaines constructions syntaxiques comme « il y a » et l’emploi d’interjections typiquement ivoiriennes.

Sur le plan du contenu

Même s’il est vrai que les slameur·euses ivoirien·nes produisent des textes intimistes, parlant entre autres d’amour, à l’exemple du slam intitulé « M’Aïcha[37] » (2022) de C’Katcha, il n’en demeure pas moins qu’en général, leurs oeuvres sont portées sur la critique sociale et politique, mais également sur la poésie et le slam.

Une écriture intimiste : la vie personnelle

Comme l’affirme le Québécois Ivy[38], « [l]a matière première de ton récit / C’est ta vie tout entière[39] » (Ivy, « L’enfance », 2012). Cette assertion prend tout son sens chez les slameur·euses, qui font de leur vie personnelle leur première source d’inspiration. Les textes sont parfois des oeuvres à tonalité lyrique où l’auteur·trice se livre à des épanchements (amour, souvenir, mort, tristesse, etc.). Il·elle use alors d’un « je » personnel et intimiste. Au-delà des sentiments, les slameur·euses transfèrent souvent dans leurs écrits un pan de leur propre existence. En Côte d’Ivoire, Beket partage, par exemple, la profonde solitude qui l’anime et l’habite par le biais de son oeuvre intitulée « Dans le public » (2016). Une déréliction due à l’absence des sien·nes, certain·es emporté·es à jamais par la mort, d’autres éloigné·es par la distance :

Dans le public... Je n’ai personne.

Je tape et je danse au rythme

Je slame et je m’applaudis

Je titube, mais je continue

Parce que dans le public... Je n’ai personne[40]

(Beket, « Dans le public », 2016).

Dans le slam « Seul tu resteras », Bee Joe fait le bref récit d’un pan de sa vie en rapportant surtout les propos que lui tenait son père[41] et sa propre expérience de ceux-ci :

Il y a bien longtemps, mon père m’a dit : Fiston,

Fais bien attention à tes fréquentations

Mais comme Saint Thomas, j’ai voulu voir avant d’y croire

Oh que oui… Si jeunesse savait… Je viens de le savoir

[…]

Moi, pas plus tard qu’avant-hier, ils m’ont fait la leçon

Hier, j’ai fait l’évaluation

Aujourd’hui, c’est terminé, j’ai fait la correction

Ils m’ont vu en gaou[42]

(Bee Joe, « Seul tu resteras », 2015).

La critique sociale et politique : un regard porté sur le quotidien

Les réalités sociales et politiques de la Côte d’Ivoire sont au coeur de la création slam, comme l’illustre « Bref » (2022) de Placide Konan et L’Étudiant. Ce texte décrit les conditions de vie des Ivoirien·nes et les difficultés auxquelles il·elles sont confronté·es. Les slameur·euses tendent à se rapprocher au plus près du vécu de la population ivoirienne, faisant de la vie quotidienne un matériau thématique fondamental. Toutefois, l’actualité mondiale ne reste pas en marge de leurs contenus textuels.

À cet effet, l’oeuvre de Bee Joe ayant pour titre « Aminata » (2017) met au jour la condition de nombreuses femmes, adolescentes, voire fillettes. Ce slam dénonce une pratique ancestrale encore courante chez certains groupes ethniques. Il s’agit du mariage forcé. La femme, sinon la femme-enfant, est contrainte et soumise à la tradition. Une telle pratique est émaillée de souffrance et de violence conjugale, tant sur le plan physique que psychologique. Les relations sexuelles sont transformées en abus sexuels. Dans ce contexte, l’épouse devient la victime de son partenaire, dorénavant un bourreau. La tradition, qui favorise la violation des droits de la femme en l’unissant contre son gré, l’oblige également à accepter les exactions sans récriminer. Il s’agit d’une situation déplorable qui, bien souvent, incite certaines à commettre l’irréparable : soit le suicide, soit le meurtre du conjoint. Dans le texte de Bee Joe, l’acte de révolte de la jeune Aminata est orienté contre son partenaire :

Alors Aminata, rassurée, que son homme s’était plongé en apnée dans les abîmes de Morphée

De la main gauche, elle empoigna les attributs de son sexagénaire de mari

Entre le pouce et l’index, elle y mit ses gonades déjà bien ramollies

Et… Et… Et…

[…]

Dans la main droite, elle tenait une lame de boucher

Qu’elle avait pris soin la veille d’aiguiser

Et… Et… Et…[43]

(Bee Joe, « Aminata », 2017).

La polysyndète doublée de réticence[44], qui se manifeste par les points de suspension[45] (« Et… Et… Et »), laisse deviner que les organes génitaux de l’homme lui ont été tranchés. Pour se libérer de l’emprise du conjoint et, par ricochet, du mariage forcé, la jeune fille commet un acte effroyable.

Le quotidien est souvent perturbé par des faits insolites, fréquemment dramatiques. À l’instar d’un média qui met en lumière une situation bouleversante, les slameur·euses s’attachent aux évènements marquants de l’actualité et en font les sujets de leurs écrits. Le slam apparaît, dans ce contexte, comme une poésie de l’immédiateté, tant la diligence de ses acteur·trices à récupérer les thèmes de l’actualité pour en faire des poèmes est remarquable. À titre illustratif, notons le slam « I Can’t Breathe » (2020) d’Amee, qui traite de la mort tragique de l’Américain noir George Floyd, survenue le 25 mai 2020, à Minneapolis, à la suite de violences policières. Un évènement qui a suscité un émoi au sein et au-delà des frontières des États-Unis. La slameuse publie cette oeuvre sur sa page YouTube[46] (Amee officiel) le 16 juin 2020, soit trois semaines après le déroulement des faits.

La poésie et le slam

La poésie en général, et le slam en particulier, sont aussi des thèmes qu’on retrouve régulièrement. Des titres tels que « Au commencement était la parole » (2018) et « Femme poème » (2021) d’Amee le signalent d’emblée. La poésie – le slam plus précisément – est au centre de la thématique de ces textes. Les slameur·euses parlent du quotidien, des problèmes sociopolitiques, mais promeuvent aussi leur art. Dans « Au commencement était la parole », la slameuse traite de son rapport à l’art verbal. Elle véhicule l’image d’une personne entièrement vouée à la pratique poétique. Dévouement et habileté à pratiquer l’art oral qu’est le slam sont mis en exergue :

Je ne suis que le son qui donne mouvance et vie

À ces mots qui façonnent inévitablement mes envies

Non pas comme une marionnette mais plutôt comme un instrument

Car ces mots se façonnent selon mes sentiments

Je ne suis que phonème qui donne sens et existence

À ces mots qui se refusent au sort de l’impotence

À ces mots qui refusent de mourir sur la potence

Parce que condamnés par la loi du silence[47]

(Amee, « Au commencement était la parole », 2018).

De même, le texte intitulé « Au Nom du Slam » se présente comme une défense de la poésie slam. Cette oeuvre résulte d’une confluence de voix. Neuf slameur·euses expriment leur ferme résolution à défendre leur art et leur engagement à le promouvoir dans l’horizon culturel de la Côte d’Ivoire, où l’industrie du spectacle semble plus favorable aux musiques urbaines telles que le « Coupé-décalé ». Leur passion poétique les conduit, non sans abnégation, à exercer le slam et à vouloir en faire une pratique reconnue dans l’espace culturel ivoirien :

Nous, on leur a proposé un grand oral scénique, là où écrire, dire, ouïr, s’attirent

Point ils n’ont voulu voir

Point ils n’ont voulu entendre

[…]

Peu importe si notre art ne déchaîne pas encore les plus grandes passions

Jamais nos plumes ne cesseront de pleurer les larmes de nos fidèles inspirations

[…]

Eux ils veulent ce qui marche

Et nous on a décidé de faire marcher ce qu’on veut[48]

(Au Nom du Slam, « Au Nom du Slam », 2015).

***

Créé en novembre 1984 aux États-Unis d’Amérique, le slam est une poésie orale, plus précisément une poésie populaire scénique, qui s’est largement exportée à travers le monde. La poésie slam est aujourd’hui une pratique mondiale. En Côte d’Ivoire, après une décennie d’existence effective, cet art prend considérablement de l’ampleur. La création du collectif Au Nom du Slam donne un élan vif au slam ivoirien; s’ensuit la constitution d’autres groupes de slameur·euses. Outre l’audio / vidéo et le livre, la scène demeure le principal canal de diffusion du slam ivoirien. En tant que socio-média, l’espace scénique est configuré par un dispositif particulier mettant en exergue quatre concepts de la médiopoétique, à savoir le topo-médium, le socio-médium, le chrono-médium et le bio-médium. La poésie slam peut être pratiquée, écoutée, vue par tous·tes et en tous lieux. En fonction des types de scène, le chrono-médium en Côte d’Ivoire est tantôt rigide, tantôt flexible. Art de la performance, le slam implique inéluctablement la voix et le corps comme médiums. Ce sont des éléments biologiques que les slameur·euses ivoirien·nes manient à leur guise pour imprégner leurs textes d’une poéticité vocale et visuelle. En plus des composantes qui relèvent du dispositif de la performance, le slam ivoirien est caractérisé par des éléments langagiers (forme et sens). Ceux-ci lui confèrent une valeur artistique et poétique, mais aussi urbaine. La coprésence de la poésie et de la performance dans la nature intrinsèque du slam invite également à interroger son impact dans le champ littéraire ivoirien, de même que les liens qu’il entretient avec d’autres prises de paroles sur scène telles que l’art du·de la parolier·ère.