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Dans la foulée de récents travaux qui interrogent les usages du poème sur scène et examinent l’évolution de cette pratique artistique, nous avons souhaité proposer un dossier qui puisse contribuer à ces réflexions très stimulantes[1]. La question du poème sur scène soulève plusieurs enjeux : pensons entre autres aux tensions entre les cultures écrite et orale; à la définition de la poésie et à la valeur accordée à ce genre littéraire; à l’apport des autres disciplines artistiques et des technologies; ou encore aux formes d’engagement de l’artiste par l’intermédiaire du corps, de la voix et du discours.

Comme le rappellent les responsables du collectif Poésie en scène, « [l]a scène […] serait devenue, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, un paradigme : une façon pour la poésie de se concevoir, c’est-à-dire aussi bien de se penser que de se créer » (Denker-Bercoff et al., 2015 : 11). Dans cette perspective, il apparaît important d’interroger ces conceptions selon les approches variées que les poètes et les artistes empruntent aujourd’hui pour investir les scènes avec la poésie, que ce soit dans des salles de spectacle, des bars, des galeries d’art, des espaces publics ou d’autres lieux non conventionnels.

Au carrefour de la littérature et des arts vivants, les pratiques artistiques ayant recours au poème sur scène se trouvent sans cesse partagées entre « [d]ire la poésie » (2015) et « [p]erformances poétiques » (2017), pour reprendre les titres de deux ouvrages qui traitent de ce sujet. Si nous ne pouvons pas faire fi des cinq dernières décennies au cours desquelles cette tension a émergé de manière plus aiguë, l’élargissement des pratiques et la pluralité de la poésie nous amènent à réfléchir sur la pertinence de reconduire ces deux principaux pôles, généralement mis en opposition, pour catégoriser des démarches et des oeuvres souvent hybrides. En effet, l’entrelacement des plans artistique, esthétique, politique et socioculturel représente un tissage complexe que chaque poète, chaque interprète réarrange différemment et qui ne peut se réduire à une polarisation simpliste.

C’est dans cet esprit de décloisonnement que le dossier « Scènes de poème : corps, communautés et performances » a été conçu afin de proposer des réflexions et des analyses permettant de mettre en relief des problématiques actuelles et de nommer certains aspects importants qui façonnent ces univers de création et de partage. Suggérant un parcours en trois temps, le dossier réunit d’abord trois articles qui traitent de la spécificité du poème en scène, puis quatre textes qui examinent différentes relations entre le poème et d’autres arts vivants comme le théâtre ou le slam, et enfin deux contributions qui se penchent notamment sur les apports du numérique dans les représentations des pratiques du poème en scène.

En ouverture, Manon Levac analyse la relation entre le corps, la voix, le texte et le public à la suite d’entretiens qu’elle a menés auprès des poètes québécois·es Martine Audet, Jean-Paul Daoust, Denise Desautels et Annie Lafleur. Empruntant une démarche novatrice dans l’étude de ce champ de pratique artistique, elle observe, d’une part, divers indices de vocalité et de corporéité sur lesquels les poètes s’appuient dans le contexte d’une lecture de poèmes. Elle dégage, d’autre part, quatre « dynamiques de lecture » qui permettent d’envisager l’établissement d’un « répertoire de cas et de situations » exposant la complexité des éléments en jeu. De son côté, Joséane Beaulieu-April retrace l’histoire des soirées de poésie Vendencres, qui se sont déroulées entre 2008 et 2017 à la Médiathèque littéraire Gaëtan-Dostie (Montréal) et qui ont la particularité d’accorder un temps d’écriture après les lectures de textes. Autour de ces événements, une communauté s’est constituée au fil du temps visant, comme le souligne l’autrice, « à mettre en place des dynamiques déhiérarchisantes et des rencontres entre des artistes d’horizons divers ». En se penchant sur ce cas d’espèce, l’article fait ressortir le désir de redéfinir sans cesse la poésie, mais aussi les relations que chaque individu est en mesure d’établir avec celle-ci. Quant à Stéphanie Roussel, elle nous invite à aborder les prestations de poésie non plus seulement en fonction de la personne qui est sur scène et du texte proféré, mais en tenant compte de l’expérience globale vécue par la spectatrice, le spectateur dans la salle, à l’image d’un flot de micro-événements qui s’enchaînent et qui s’interrompent. L’originalité de sa proposition réside dans le désir d’intégrer la diversité des éléments sensibles et des modes d’attention qui se manifestent et qui se réarticulent lors d’un événement de poésie, et ce, afin d’élargir le champ de l’interprétation des textes.

Ces trois contributions établissent, par des voies différentes, d’intéressants recoupements à propos notamment de la relation entre le texte et le corps. Malgré une vision encore largement répandue quant à la valeur première accordée au texte, chacune des autrices montre, au contraire, des dynamiques par lesquelles la parole se combine au corps. Levac présente de manière éclairante comment les poètes rencontré·es ont une conscience de leur corps en scène, souvent plus grande qu’on pourrait le croire au sujet des écrivain·es en général. Cette conscience du corps est aussi un facteur incontournable des événements de poésie dont nous parlent Beaulieu-April et Roussel, et qui s’appuient sur d’autres formes d’exposition du corps, que celui-ci soit en train d’écrire devant public ou qu’il assume d’emblée les traits de sa vulnérabilité. L’observation de ces dynamiques est particulièrement révélatrice des interactions fondées sur le poème : tour à tour, le texte et le corps s’échangent la fonction de médiation pour créer à la fois de nouveaux liens interpersonnels et de nouvelles relations de sens.

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Le deuxième temps du dossier s’ouvre avec l’article de Francine Alepin, qui étudie la corporéité des interprètes dans le cadre de spectacles théâtraux accordant une place prépondérante à la poésie. Pour ce faire, l’autrice s’appuie sur l’approche conceptuelle « Observation-analyse du mouvement » (OAM) pour dégager des traits pertinents et pour examiner avec attention l’articulation du travail corporel et de l’interprétation chez les comédien·nes. Cet exercice minutieux permet d’aiguiser notre regard sur les modalités d’incarnation du poème sur scène et de mettre en lumière différents types de corporéité, un aspect souvent négligé ou méconnu du travail d’interprétation. Soucieux d’élargir le champ d’études des relations entre la poésie et les arts vivants, Thomas Langlois et Liviu Dospinescu traitent des ressorts de la poésie orale et de la théâtralité qui sont mis à profit dans les spectacles de slam-théâtre. En prenant exemple de deux créations récentes, les auteurs proposent une réflexion descriptive du processus de création de Langlois, fondé sur le principe de biomécanique du metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold (1874-1940). Cherchant à investir, comme ils le mentionnent, « le potentiel d’expression corporelle et vocale de la poésie orale », ils décortiquent ce processus qui témoigne d’un travail d’assemblage remettant en cause certains traits de la théâtralité et de la performativité. Dans le texte suivant, Tristan Malavoy interroge la zone de contact entre la poésie et la danse pour en observer la dynamique complexe, qui ne cesse d’évoluer depuis le XIXe siècle. Convoquant une riche palette de chorégraphes, l’auteur se penche sur des éléments plus souterrains, comme la narration et la trace, qui agissent à titre de moteurs de création, mais qui permettent aussi de redéfinir la nature de l’art chorégraphique et du sujet dansant. Enfin, Kouamé Atchelô Christelle présente un tour d’horizon de la pratique du slam en Côte d’Ivoire depuis les années 1990, et analyse, sur le plan linguistique, des traits signifiants qu’elle décèle dans les textes. Visant à faire connaître plus largement une communauté d’artistes dynamiques et souvent méconnu·es à l’extérieur de ce pays d’Afrique de l’Ouest, elle formule un attachement profond au pouvoir des mots pour accompagner et transformer le réel.

Ces quatre articles pointent diverses « scènes » de la corporéité à l’intérieur des arts vivants, chacune d’elles développant un rapport singulier avec l’usage du poème. Ils nous donnent l’occasion de comparer des modalités d’incarnation du poème, qui oscillent, pourrions-nous avancer, entre un corps formé aux textes, un corps formé aux mouvements et un corps adapté aux contraintes d’un genre. Chez certain·es, le corps fait l’objet d’un travail précis qui vise à répondre à des attentes esthétiques; chez d’autres, le corps entre en dialogue avec le texte afin d’inventer de nouvelles images corporelles ou de se faire le porte-voix d’univers sociaux transformés par des rythmes très scandés. De plus, les analyses de cette section soulignent le phénomène de renversement qui s’opère régulièrement dans les interactions entre le poème et la scène. Que la démarche artistique se mette au service du texte, comme on l’entend régulièrement, que le texte participe au « phrasé » des corps dansés ou qu’il fasse appel au corps pour trouver son rythme, nous constatons de plus en plus une dynamique de renversements multiples, d’où la nécessité d’examiner attentivement ces démarches afin de nommer et d’analyser ce qui les compose.

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Le troisième et dernier temps débute avec l’article de Heiata Julienne-Ista, qui traite de l’apport du numérique dans le phénomène de remédiation des performances poétiques. Perçue dans les années 1960 comme une manière d’archiver des prestations éphémères, la vidéo a connu une popularité grandissante au fur et à mesure que la technologie devenait plus accessible. Les poètes aussi se sont emparé·es de cet outil, favorisant l’essor d’une véritable « scène numérique de la performance poétique » à laquelle l’auteur s’intéresse afin de la mettre en relation avec les questions de renommée et de reconnaissance. En investissant le langage vidéographique, les poètes ont transformé leur champ de pratique scénique, à l’instar du poète français Christophe Tarkos (1963-2004), et ont enrichi les usages de la vidéo, qui ne se limitent plus à l’archivage et à la diffusion. Ce déplacement de scène entraîne d’importantes répercussions esthétiques et sociologiques qui méritent, comme l’affirme l’auteur, une plus grande attention. Le dossier se clôt avec l’article de Camille Dasseleer, qui aborde la spatialisation des performances poétiques en comparant deux usages de l’espace public : l’un réel, l’autre virtuel. En rapprochant la démarche de Cecilia Vicuña et celle de Belén Gache, l’autrice analyse la dimension politique qui se dégage de la relation que ces artistes établissent entre la poésie et la manière d’investir l’espace public. Elle montre par ailleurs comment des démarches artistiques fondées sur le dissensus peuvent former des communautés soucieuses de remettre en question les fondements du sujet lyrique.

Déplaçant notre regard sur la notion de scène, ces deux articles traitent de démarches artistiques qui, à la faveur d’un travail avec le poème et les outils numériques, interrogent les concepts de réseau et d’espace public. La mise en parallèle de ces deux analyses fait ressortir un intéressant contraste dans la façon d’aborder la création d’un réseau ou d’une communauté : pour certaines personnes, cette dynamique est au service d’une reconnaissance publique ayant valeur de validation artistique; pour d’autres, elle désigne le partage d’une expérience commune, qu’elle soit réelle ou virtuelle. De plus, nous voyons bien comment l’usage du corps dans des performances poétiques influence les usages spatial et numérique de la poésie, et vice versa. Dans le contexte de cette interrelation, la notion de scène, qui embrasse à la fois des visées artistique, sociale et politique, se pluralise tout en demeurant un pôle d’attention et de transformation fertile.

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La section « Documents » réunit des contributions originales qui nous offrent l’occasion d’entrer dans le processus de création de deux groupes d’artistes faisant appel au poème. D’une part, Camille Tolila Mercier présente le fruit d’une résidence du collectif JacckEye, qui s’est déroulée à Arles (France) en mars 2021; d’autre part, le duo formé d’Annaëlle Toussaere et Zenaida Marin relate, à la manière d’un journal de création, sa recherche portant sur l’improvisation dansée à partir de poèmes et d’autres textes. Ces textes retracent chacun un parcours artistique fait de découvertes et de trous, d’attentes et de tâtonnements, et guidé par le coeur battant du poème dans la création contemporaine interdisciplinaire.

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Si l’ensemble permet de constater à nouveau le pouvoir rassembleur du poème et le rôle central du corps dans les relations que ce dernier tisse sur les différentes scènes, il fait ressortir l’intérêt et l’importance de continuer, tel un chantier durable, à se doter d’outils descriptifs et analytiques adaptés aux enjeux complexes qui caractérisent la rencontre singulière du poème et de la scène. Bonne lecture!