Résumés
Mots-clés :
- alexandrin,
- Racine,
- création,
- mise en scène,
- interprétation
Nous avons plongé au coeur du Britannicus de Racine dans la salle de répétition du Théâtre du Nouveau Monde de 2017 à 2019. Avec les interprètes Marc Béland, Francis Ducharme, Maxim Gaudette, Marie-France Lambert, Éric Robidoux, Évelyne Rompré et, bien sûr, Sylvie Drapeau en Agrippine, nous avons tenté d’en incarner les alexandrins en adoptant plusieurs stratégies parallèles. C’est d’abord un angle politique qui s’est imposé à notre démarche. Nous n’avons pas tardé à faire le lien entre la création de Britannicus en décembre 1669 à l’Hôtel de Bourgogne de Paris et le contexte dans lequel Racine avait écrit sa pièce : une décennie marquée par l’affirmation d’une monarchie absolue de droit divin centrée sur la personnalité du jeune Louis XIV, qui avait presque le même âge que notre auteur. Une séquence historique elle-même héritière de la régence d’Anne d’Autriche, dont la main ferme avait guidé le royaume de 1643 à 1651 et dont il est difficile de ne pas repérer l’incidence sur l’esquisse du personnage autoritaire d’Agrippine. Dans le processus de création, nous nous sommes implicitement posé cette question : cette figure puissante et équivoque n’avait-elle pas noué des liens aussi complexes avec son fils qu’Agrippine n’en avait tissé avec Néron? Mais durant cette étape de travail, nous avons surtout réalisé combien la France de cette époque avait été marquée par Le Prince de Machiavel et la circulation du Léviathan, monument philosophique dans lequel Hobbes théorise la nécessité d’un pouvoir écrasant pour maintenir la paix civile. Il nous est apparu qu’en parlant de l’Empire romain et de figures marquantes comme Néron et surtout Agrippine, Racine nous invitait à réfléchir, par-delà les siècles, à cette question du rapport des individus (qu’ils soient gouvernants, tyrans ou sujets) avec la toute-puissance d’un État dont le paradigme était alors repensé de fond en comble. Nous avons eu l’impression que Racine appelait une forme scénique et sensorielle susceptible d’incarner cette relation houleuse par le biais d’une escrime poétique et même d’une chorégraphie des rhéteur·trices. Peut-être plus que l’apogée d’un certain rapport à la langue, l’alexandrin n’est-il pas le territoire des oppositions? Les répliques phares d’Agrippine, mais aussi celles de ses adjuvant·es comme de ses opposant·es, nous ont conduit·es à cette hypothèse : ce mètre est un champ de bataille sur lequel s’affrontent la puissance et la fragilité, l’immanence et le fameux « Dieu caché » dont parle Lucien Goldmann (1959) à propos de Racine et Pascal, mais aussi, et plus généralement, le même et l’autre. Il est citadelle assiégée ou siège que l’on proclame. À partir de cette intuition, avec les interprètes, nous avons semé dans le jeu les graines d’un dire houleux, d’un corps étonnamment tonique, faisant des tirades autant d’assauts (verbaux, spatiaux) sur l’autre. Mais au lieu de nous maintenir dans un rapport conflictuel aux mots, cette exploration nous a sensibilisé·es au fait que les alexandrins étaient également des espaces de forge de mondes possibles. Les corps des acteur·trices en ont fait l’expérience, ceux de l’Agrippine détrônée de Sylvie Drapeau ou de l’impérial Néron de Francis Ducharme au premier chef : ils se sont engagés parce que, chez Racine, les alexandrins agissent sur le monde, l’inventent, séduisent, détruisent l’autre ou déterminent l’avenir d’un peuple; ils font du langage un acte à part entière et permettent à Racine de « jeter sur la scène des corps aux prises avec des idées » (Müller, 1988 : 76) pour citer Heiner Müller à propos de son propre théâtre. Il se pourrait que ce soit cette conviction qui m’ait conduit à proposer à Sylvie Drapeau de faire ses entrées à plusieurs reprises par le parterre de …
Parties annexes
Bibliographie
- AZOULAI, Nathalie (2015), Titus n’aimait pas Bérénice, Paris, P.O.L.
- BANU, Georges et Mark BLEZINGER (dir.) (1993), Klaus Michael Grüber : il faut que le théâtre passe à travers les larmes, Paris, Éditions du Regard.
- DRAPEAU, Sylvie (2019), La terre, Montréal, Leméac.
- DRAPEAU, Sylvie (2018), L’enfer, Montréal, Leméac.
- DRAPEAU, Sylvie (2017), Le ciel, Montréal, Leméac.
- DRAPEAU, Sylvie (2015), Le fleuve, Montréal, Leméac.
- GOLDMANN, Lucien (1959), Le Dieu caché : étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées ».
- MÜLLER, Heiner (1988), Erreurs choisies : textes et entretiens, Paris, L’Arche.
- ROUBINE, Jean-Jacques (1973), « La stratégie des larmes au XVIIe siècle », Littérature, n° 9, p. 56-73.
- SIAUD, Florent (2021), Britannicus, parici.radio-canada.ca/radio/10661/BRITANNICUS/